Le Dr Joël Le Bon : « Je veux convaincre les jeunes Mauriciens que “nou kapav” »

Le Dr Joël Le Bon a quitté Maurice à l’âge de 10 ans  « dans les valises de mes parents », qui avaient choisi d’émigrer en France. Mais jamais il n’a oublié Maurice, la terre qui a nourri sa famille et ses ancêtres. Détenteur d’un doctorat en marketing de l’Université de Paris Dauphine et actuellement professeur de marketing au Bauer College of Business de l’Université de Houston et directeur en développement professionnel au Stephen Stagner Sales Excellence Institute, Joel Le Bon est à ce jour l’éducateur en marketing-vente le plus primé au monde. Le Mauricien l’a rencontré lors de son passage à Maurice la semaine dernière, à l’invitation de Rogers, dans le cadre d’un programme de formation de ses cadres. L’occasion pour lui de citer son parcours personnel pour démontrer que n’importe quel Mauricien peut atteindre le plus haut niveau dans son domaine de compétence dans le monde. Il veut surtout convaincre tous les jeunes Mauriciens que « nou kapav ». Il leur demande d’avoir confiance en leur capacité et, surtout, de ne pas avoir peur du changement, des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle.

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Peut-on parler de retour à Maurice ?

J’essaie de revenir quand je peux. Je suis né à la clinique mauricienne de Moka. Mes parents se sont ensuite installés en France. J’ai fréquenté l’école maternelle et j’ai suivi une partie de ma scolarité primaire à Maurice avant de la poursuivre en France. Je fais de mon mieux pour revenir à Maurice aussi souvent que possible.

À travers les cadres de Rogers, vous touchez l’élite mauricienne dans le monde des affaires, n’est-ce pas ?

Cela me permet d’être en contact avec l’économie d’hier et celle de demain.

Parlons de l’économie de demain. Quels sont ses grands traits ?

Je parle de ce que je connais un peu, c’est-à-dire la partie du marketing et de la vente. La manière dont les entreprises interagissent avec leurs marchés et leurs clients. Ce qui se passe dans ce domaine durant ces cinq dernières années, surtout dans en matière de stratégie commerciale, est beaucoup plus important que ce qui s’est passé durant les 50 dernières années, et ce en raison de la digitalisation de l’économie et la transformation digitale. L’économie de demain est “uberisée”. Ce qui veut dire qu’il ne s’agit plus de se poser la question de savoir dans quelle industrie on est, mais de savoir si on a le bon “business model”. Si on se dit, moi je suis dans l’industrie du taxi et je n’aperçois pas qu’Uber peut changer mon “business model” et redéfinir les frontières de l’industrie finalement, c’est quoi l’industrie du taxi? La transformation digitale permet de redéfinir les industries. Nous avons parlé des taxis mais cela peut être l’industrie hôtelière, alors que l’on pensait que le travail d’un hôtelier était d’interagir avec des tour-opérateurs. Avec la compétition internationale, il faut créer et construire des marques fortes. Aujourd’hui, grâce à la digitalisation, on peut construire des marques fortes grâce à la relation client à travers le commerce et Internet. On peut aussi avoir beaucoup d’information sur les clients via le système CRM.  Quelque part, cela a permis aux entreprises, qui n’étaient pas nécessairement dans les entreprises hôtelières, comme RENB ou Expédia, d’arriver sur les marchés alors qu’elles n’étaient pas dans l’industrie.  Donc c’est quoi l’industrie? Cela change tout le temps, mais dépend du “business model” que l’on construit pour rapprocher la solution nouvelle qu’on veut apporter. Si le “business model” ne fait pas attention à cette évolution rapide, il est disrupté. Cela peut se passer du jour au lendemain car il y a des façons plus efficaces et plus efficientes d’apporter de la valeur aux clients.

Cela va donc très vite dans le monde ?

Cela va très vite, mais dans toutes les directions. Pour vous donner un exemple, les logiciels de marketing d’automatisation, la force de vente qu’on utilisait il y a 10 ans, c’était une dizaine de logiciels importants avec Microsoft et Powerpoint, entre autres. Aujourd’hui, il y a plus de 700 logiciels. On peut traiter l’information de manière plus efficace avec beaucoup plus de solutions informatiques, ce qui fait qu’on a besoin de moins de personnes dans les entreprises pour le faire sauf si elles améliorent leurs compétences, au cas contraire, elles n’auront pas d’emploi demain. Nous sommes dans l’année de l’intelligence artificielle et de la révolution 4.0. Les entreprises comme Blackberry, Blockbuster ou Nokia, où sont-elles aujourd’hui? À cause d’Amazon, d’Iphone, de Netfix. Si vous pensez que l’industrie du cinéma est d’aller dans une salle et manger du pop-corn, si on se dit que c’est comme ça qu’on fait du cinéma sans penser que Netfix reproduit une expérience similaire à la maison dans la même industrie mais avec un autre modèle, c’est que vous comprenez moins votre industrie. C’est le cas dans toutes les industries. Votre industrie peut être ouverte à une disruption. Cela va très vite.

Cela fait peur pour un petit pays comme Maurice ?

Fode pa gagn per. Pa per.

Comment Maurice doit-elle se situer par rapport à ce mouvement ?

Il faut d’abord avoir envie de changer parce qu’il faut reconnaître que la seule chose, qui est en fin de compte permanente, c’est le changement. Si on ne reconnaît pas que le changement est constant et qu’on n’a pas envie de changer, on vit dans le passé. Rogers est un des conglomérats les plus anciens du pays avec un héritage culturel économique immense. C’est une entreprise qui veut changer, qui veut aller de l’avant et qui veut apporter de la valeur à l’économie mauricienne et, surtout, continuer d’exister. Trois choses sont importantes pour le changement surtout en marketing et dans la vente: le “mind set”, le “skill set” et le “text set”.

Le “mind set”, c’est l’état d’esprit dans lequel vous vous situez pour embrasser l’incertitude et le changement. Rogers a envie de changer car il a compris que la plupart de son travail part de la transformation digitale de l’économie. Ensuite, le “skill set” consiste à savoir quelles sont les nouvelles compétences dont j’ai besoin. Est-ce qu’on utilise le fax et le télex pour communiquer maintenant? Et pourtant, c’était des outils de communication importants il y a 20 ans. On peut communiquer différemment aujourd’hui. On peut prospecter sur les médias sociaux alors que nos correspondants sont en Chine ou aux États-Unis. Ce qui est vachement bien pour Maurice. La conversation aujourd’hui consiste à dire « je te texte ». Un meeting peut être fait à partir d’un “video call”. Il faut embrasser la technologie et changer le mode de vie. Le “text set”, lui, concerne les différentes technologies dont j’ai besoin pour pouvoir conduire mon entreprise de manière la plus efficiente possible. L’intelligence artificielle permet d’augmenter la compétence des gens et pas de la remplacer à condition qu’ils évoluent. L’intelligence artificielle fait deux choses: plus d’efficience et mieux faire les choses.

Notre cerveau dort le soir, mais le robot est capable de ne pas dormir et de compiler des informations, de réfléchir et est capable de faire beaucoup de choses. Je pense que c’est le rêve pour Maurice parce que, de Maurice, je suis en contact avec le monde sans me déplacer.

Le faites-vous en ce moment alors que vous êtes à Maurice ?

Bien sûr. L’année dernière, j’ai organisé à partir de Houston une conférence à Maurice. Je siège sur le conseil d’administration de GSSI, Global Sales Science Institute, une organisation qui regroupe les grands professionnels sur la vente. J’ai fait venir 68 personnes de 16 pays différents au Beachcomber Paradis à Maurice. Comme quoi, une telle conférence peut être organisée de Maurice ou à partir d’un autre pays pour Maurice. C’est pourquoi mon message aux Mauriciens est « pa gagn per ».

Ki bizin fer alor ?

D’abord, travailler sur le “mindset” afin d’ouvrir l’état d’esprit. La gangrène peut venir de l’intérieur ou alors de l’extérieur. Si les gens constatent qu’à l’intérieur ils ont un problème, ils traiteront la maladie ou, s’ils voient qu’un virus arrive de l’extérieur, ils se protégeront. Donc, l’électro-choc vient lorsqu’il y a un problème. Mais on dit qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Donc « pa gagn per ». Allons trouver des éléments contre lesquels il faut se protéger. On ne va pas attendre qu’on soit face à un problème pour changer de “mind set”. Maurice l’a déjà fait dans le passé. On était dans le sucre. On est passé aux textiles ensuite aux IRS, au call centre, au fintech. Le changement permanent nous définit.

Maurice veut maintenant s’engager dans l’intelligence artificielle…

J’ai vu cela dans le budget. Mais il faut savoir ce qu’on met derrière. L’année dernière, j’avais lu qu’on voulait que Maurice soit une “full fledge digital economy”. Je reviens un an après et je cherche la “digital economy”. Où est-elle? L’année prochaine, on verra. J’ai bien fait comprendre aux participants de la conférence qu’il ne faut pas avoir peur de l’intelligence artificielle en leur disant que cela fait de l’efficience et de l’“effectiveness”. Il ne faut pas avoir peur et il faut l’utiliser.

Si on n’a pas peur, tout devient possible. Mais les Mauriciens n’ont pas peur, mis à part quelques-uns. Souvent, on cultive la peur pour garder son pouvoir. C’est débile. Cela ne mène nulle part. Au contraire, il faut aider les gens à se développer afin de laisser derrière soi un héritage.

Faudrait-il pour cela créer un encadrement légal approprié ?

Il le faut, mais l’économie va plus vite que la loi. On peut dire qu’on interdit les taxi Hubert à Maurice, mais vous avez Alalila Taxi Service. La loi indique ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Cela vient du code moral ou religieux. La mentalité doit changer pour redéfinir ce qui est bon et ce qui n’est pas bon. Bien entendu, la loi doit accompagner ou protéger en particulier les plus petits et les plus faibles. Elle doit également permettre à ces derniers de s’épanouir, de pouvoir entreprendre et de participer aux changements du monde, mais surtout pas de les contenir dans des carcans qui ne servent que la loi, mais pas le peuple.

En faisant appel à vous, un expatrié mauricien, Rogers démontre que les membres de la diaspora mauricienne peuvent contribuer au développement du pays. Qu’en pensez-vous ?

Nous sommes prêts à le faire. (Sur un ton de plaisanterie). Moi, je viens seulement pour les napolitaines. Il ne faut pas le répéter. Moi, j’adore Maurice. J’adore mon pays. Je suis parti dans les valises de mes parents. Cela m’a permis de m’ouvrir et d’avoir une éducation. J’ai fait mes études. J’ai été aux États-Unis, ensuite à Singapour. J’ai eu une nouvelle offre aux États-Unis. Je fais la même chose avec mes enfants pour qu’ils puissent voir le monde, mais on ne change pas qui on est. Je pense que ceux qui regardent Maurice de loin ou de haut ou de trop loin font l’erreur de penser que Maurice est restée le Maurice de leurs parents alors que cette île peut devenir le pays de leurs enfants. Je suis arrivé à un stade où je me dis que ce que je peux faire aux États-Unis je peux le faire aussi à Maurice. S’il faut choisir entre donner une heure de “consulting” aux  États unis ou à Maurice, je me demanderais qui a le plus besoin de cette heure de travail, je préférerais donc la donner à Maurice.

Cela veut dire que vous pouvez aider Maurice même à distance ?

Bien sûr. Kennedy a dit « Don’t think about what your country can do for you. Think about what you can do for your country ». C’est très important. Maurice nous apporte la nature, la beauté, les fruits, la terre. Cela a nourri nos ancêtres, nos familles et nos enfants. À un moment donné, on reviendra tous poussière. Dans le cercle vertueux de la vie et du karma, il s’agira de savoir comment on a rendu à sa terre, ce que cette terre nous a donné.

La technologie ne tue donc pas la spiritualité…

Absolument pas. Au contraire, cela peut même la rendre encore plus forte si vous l’utilisez à bon escient.  Ma fille vit maintenant à Montréal. Grâce à la technologie, elle est un peu la maison. Elle a toujours le cœur à la maison. Et moi, j’ai toujours mon cœur à Maurice parce que je trouve que c’est important de considérer qu’il faut partager ce qu’on a acquis avec ceux qui vous ont donné. Pourquoi le garderait-on pour nous et pourquoi le donner à d’autres qui en auront moins besoin? Dans une école de 30 enfants, il y a 20 qui ont un niveau moyen et 10 qui sont plus doués. Il y en a un qui a des difficultés. C’est celui-là le plus intéressant. C’est à lui qu’il faut donner. Si Maurice a des difficultés et qu’il faut des compétences, c’est notre devoir si on est Mauricien de donner de l’attention et de partager les compétences que vous avez. Lorsque vous donnez cette compétence à la personne qui a le plus besoin, vous la faites grandir et vous lui donnez la possibilité de changer sa vie grâce à vous. C’est extraordinaire parce que c’est ce qu’il y a de plus vrai. C’est la transmission. Je suis professeur. Je sais ce que veut dire quelqu’un qui veut recevoir de lui ce dont il a besoin. Autant le donner à ceux qui ont besoin de vous, et surtout s’ils ont envie de changer.

C’est impressionnant de voir le nombre de compagnies internationales qui font appel à vous… Êtes-vous un gourou dans votre domaine de compétence ?

Je ne suis pas un gourou. Les gourous n’existent pas.  Moi, petit Mauricien, mon père et ma mère sont Mauriciens, je ne suis pas un gourou.

Qu’offrez-vous de plus que les autres ?

Lorsque je me fixe un objectif, mo met ar li kare kare. Je veux aller au bout de ce que je peux faire. C’est à la fois un avantage et un problème. Il y a cette fierté mauricienne. Il ne faut pas que cela devienne une fierté  de “fezer” juste pour se faire voir sans qu’il y ait quelque chose derrière. Il y a aussi dans le Mauricien une sorte d’humilité craintive en se contentant de dire « mais non, c’est Maurice ». Je dis que n’importe qui peut être un expert dans n’importe quoi. Il faut lui donner la vision et surtout l’aider.

Ma mère a été standardiste à la Swan Insurance. Elle prenait des appels. Mon papa était vendeur chez Blanche Birger. À un moment donné, ils sont partis en France parce qu’il y avait des soucis ici et beaucoup de personnes, qui craignaient l’indépendance, étaient parties. Celles-ci avaient peur pour leurs enfants. Ce n’était pas facile pour mes parents. (Avec beaucoup d’émotion). Mon premier professeur était mon papa. À moi était craintif, ils m’ont toujours dit: « Essaye ». À chaque fois que j’ai voulu faire quelque chose, je me suis dit : « Il faut que je sois le meilleur parce qu’ils ont abandonné des choses. » On vient tous de quelque part. Ma grand-mère était couturière. Elle a perdu la vue à cause de ça. Elle habitait sur la route royale. Elle prenait le bus et, parfois, elle marchait pour rencontrer ses clients. Moi, je viens de là. Je n’oublierai jamais cela. Après, j’ai eu la chance de faire des études. Mais j’ai eu plein d’échecs dans ma vie. Échec après échec. J’étais celui qui n’était pas aussi blanc que les autres en France. Par contre, je me suis accroché. Je me suis dit que je vais y arriver. En cherchant à y arriver, on y arrive. Après j’ai été vendeur. Je me suis rendu compte que je pouvais le faire bien. Je suis entré à Paris Dauphine. Je me suis accroché. J’ai redoublé les classes et j’ai recommencé. Mon père s’est saigné pour me donner des leçons. Après je suis arrivé au niveau de la maîtrise. Je me suis battu pour terminer mon troisième cycle. J’ai fait trois ans à Xerox et, en même temps,  j’ai commencé à enseigner. J’ai adoré cela parce que c’était la transmission. Le plus difficile était de trouver une place pour soi-même. D’un seul coup, Xerox m’offre une promotion. J’ai refusé parce que je voulais faire mon doctorat avec l’aide de ma femme. J’ai persévéré et d’un seul coup j’ai eu deux bourses pour les États-Unis. Je me suis rendu compte que plus on essaye et plus on réussit. Tout le monde peut le faire. Je ne suis pas meilleur que n’importe qui. Une grande école m’a recruté et j’ai été à Singapour. A chaque fois, j’ai dit oui. Pour moi une bonne philosophie et celle de “pourquoi pas?”  et surtout pas la philosophie “pourquoi moi?”. C’est ainsi que j’ai donné du sens à tout ce que je faisais. Je me suis dit que maintenant je vais être le meilleur. Je suis devenu le professeur de vente qui a obtenu le plus de récompenses dans le monde. Alalila. Un petit Mauricien. Et cela peut arriver à tout le monde. Si je reviens là pour le dire et pour parler, c’est parce que je veux faire passer ce message. Si je parviens à convaincre les Mauriciens d’avoir confiance en leur capacité et que “nou kapav”, j’aurais apporté ma contribution à Maurice. Un jour on s’en va et ce qui compte, c’est ce qu’on laisse derrière et ce qu’on permet à d’autres de faire, à commencer par nos enfants.

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