Le père Jean-Claude Veder d’Affirmative Action : « La discrimination raciale est pratiquée à Maurice »

L’invité de ce dimanche est le père Jean-Claude Veder, fondateur du mouvement Affirmative Action (AA). Dans l’interview réalisée vendredi — 26 ans jour pour jour après son ordination —, il répond à nos questions sur les objectifs du projet d’AA et nous livre son sentiment sur la situation sociale du pays où, répète-t- il, la discrimination raciale est pratiquée.

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l Comment est né Affirmative Action dont vous êtes le principal fondateur ?

– Il y a eu le ministre Soodhun qui avait déclaré que des logements sociaux n’allaient pas être alloués aux membres d’une communauté, les créoles. Cela a été suivi d’un déclenchement d’attaques contre les créoles sur les réseaux sociaux. Ils étaient traités de « voler vantard, paresse, soûlard, pas konten lekol, péna kalification, drogueur, vender ladrog, violeur », bref toutes les tares possibles et imaginables. Cela m’a interpellé au plus profond de moi, et j’ai écrit sur les réseaux sociaux que j’en avais marre des préjugés contre les créoles. Ça a commencé comme ça. Puis, il y a eu le cyclone Berguitta au cours duquel des internautes ont commencé à commenter ce qui se passait dans les centres de refuge où il n’y avait que des créoles. C’étaient les mêmes insultes. Je suis allé à la police faire une déposition pour incitation à la haine raciale. La presse écrite et parlée s’est emparée de l’affaire et c’est comme ça que tout a commencé et que des créoles ont dit : ça suffit, on ne va plus accepter d’être ainsi maltraités et accusés de toutes les tares.

l Peut-on décrire AA comme étant une association créole/catholique ?

– Je préfère le terme mouvement civique en marche pour défendre les droits humains fondamentaux. Oui, il se trouve qu’aujourd’hui il y a dans le mouvement trois prêtres catholiques et qu’il n’y a que des créoles. Bien sûr, la discrimination ne touche pas que les créoles, mais elle les touche majoritairement. Nous avions des gens qui venaient nous voir en disant que leurs droits étaient bafoués, qu’ils ne pouvaient pas les revendiquer. Ils avaient le sentiment que même saisir l’Equal Opportunity Commission ne servait à rien. Oui, AA a démarré avec les créoles, mais au fur et à mesure, nous avons eu des cas de personnes discriminées, qui ne sont pas des créoles, à défendre.

l Mais est-ce qu’il n’y a pas aussi au sein de la communauté des personnes — les créoles arrivés comme on dit — qui ont une mauvaise opinion des créoles et véhiculent, entretiennent ces préjugés ?

– On ne peut pas nier qu’il y a aussi sein de la communauté des créoles qui ont des préjugés sur d’autres créoles. Mais la question fondamentale est la suivante : comment se fait-il qu’en 2020 il existe une communauté dont une grosse partie n’arrive pas à s’en sortir à tous les niveaux. Des éléments de réponse figurent dans le rapport de la Social Justice Commission qui date de neuf ans et qui a été rangé dans un tiroir. Il y a le constat que dans les causes de cet échec le poids de l’esclavage qui pèse encore lourdement aujourd’hui.

l Si l’on remonte dans le temps, on devrait aussi évoquer le poids de l’engagisme dans l’histoire de la société mauricienne.

– Ce n’est pas le même poids. Ceux qui sont venus d’Inde étaient volontaires, sont arrivés avec leur culture, leur religion et avaient la possibilité de repartir à la fin de leur engagement. Ceux qui sont venus d’Afrique et de Madagascar sont arrivés comme esclaves, avec des chaînes aux mains et aux pieds, arrachés à leur pays, leur culture et leur religion. Ceci étant, il faut dire qu’il y a parmi les descendants des engagés des personnes qui n’arrivent pas à s’en sortir, ce qui ajoute à la complexité de la société mauricienne.

l  Justement, pourquoi est-ce qu’AA affirme que les créoles sont moins bien traités que les autres communautés mauriciennes ?

– Parce que c’est la vérité. Parce que la discrimination raciale est pratiquée à Maurice. Le créole n’a pas d’identité pour ce qui est de la Constitution. Il n’existe pas, parce qu’il fait partie de la population générale, une catégorie fourre-tout où l’on a rassemblé tous ceux qui ne sont pas dans les trois groupes ethnicoreligieux reconnus : les hindous, les musulmans et les chinois. Le créole est défini par ce qu’il n’est pas, par une négation. Il est, dès le départ, rejeté. Pourquoi n’a-t-il pas droit à son identité, comme les autres ?

l  Mais est-ce que le fait d’inscrire le nom “créole” dans la Constitution, comme le réclame AA, va améliorer le sort des créoles qui ne s’en sortent pas, comme par miracle ?

– Pas du tout. Il faudrait tout d’abord laisser tomber tous les préjugés que nous avons les uns envers les autres. La couleur de la peau, la forme du nez, des yeux, des lèvres ou la texture des cheveux. Considérer que l’autre nous est inférieur signifie que nous n’avons pas la même dignité, est une forme de racisme. C’est là-dessus qu’on a bâti tout un système qui laisse une partie de la communauté créole dans le caniveau du développement. C’est le « divide and rule », le système de classification mis en place par les Anglais pour diviser la population et que tous les gouvernements mauriciens ont utilisé jusqu’aujourd’hui. Selon les statistiques, il y aurait 30 % de la population générale à Maurice. Est-ce que cela se reflète dans les postes de la fonction publique ?

l  Faudrait-il adopter un système de quotas aux dépens de la compétence et de la méritocratie pour recruter dans la fonction publique ?

– Je suis, évidemment, contre le quota et pour la compétence. Mais je ne peux m’empêcher de demander quelle est la compétence exigée pour un poste de faiseur de thé dans un ministère ? Quelle est la compétence que l’on demande pour un poste de balayeur dans un hôpital ?

l  Vos objectifs sont la langue créole, le droit au travail et l’inscription du nom créole dans la Constitution.

– Nous ne nous limitons pas qu’à ça. Nous militons pour les droits humains fondamentaux : la dignité de chaque personne, qu’elle soit reconnue dans sa culture et sa langue ; qu’elle ait droit à un logement décent ; qu’elle ait droit à l’éducation et un travail selon ses compétences. Nous n’allons pas nous limiter à deux ou trois dossiers, mais travailler pour la fin de toute forme de discrimination.

l  Est-ce que revendiquer le recensement ethnique, la reconnaissance de la langue créole et l’inscription du nom “créole” dans la Constitution mènent à la fin des discriminations ?

– En ce qui concerne le recensement ethnique, il faut laisser à la personne le choix de dire quelle est l’ethnie dans laquelle elle se retrouve, même, et surtout, si elle considère que son ethnie est mauricienne, ce qu’elle ne peut pas faire aujourd’hui. Il faut que, si je veux me déclarer comme créole, je puisse le faire, comme d’autres se déclarent hindous ou musulmans. Nous demandons que le nom créole soit inscrit dans la Constitution parce qu’aujourd’hui, à Maurice, on se base sur l’appartenance déclarée d’une personne pour lui donner un travail dans la fonction publique. Quand ma demande de candidature pour un poste dans la fonction publique arrive devant les décideurs, qu’est ce qu’on regarde en premier : mon appartenance ethnique ou mes compétences ?

l  Vous êtes en train de dire que quand un dossier de candidature arrive devant la Public Service Commission (PSC) le premier critère pris en considération est l’appartenance ethnique du candidat ?

– Si ce n’est pas le cas, que la PSC nous dise le nombre de personnes ayant postulé, les critères de sélection, les compétences du candidat retenu et celles des candidats non retenus. Je sais que des centaines de personnes ont postulé pour des postes dans la fonction publique et n’ont jamais reçu de réponse, ne serait-ce que pour accuser réception de leur candidature. Est-ce qu’il ne serait pas plus démocratique et transparent de faire savoir aux candidats non retenus pourquoi ils ne l’ont pas été ?

l  AA est un mouvement fondé et dirigé par des créoles, dont trois prêtres, et pour défendre en gros les droits des créoles et la langue créole. Quelle est la différence d’AA avec les groupes ou associations socioculturels qui défendent un groupe ethnique, une religion et une langue ?

– Les associations socioculturelles défendent exclusivement les intérêts de leurs groupes, mais chez AA, tous ceux qui se sentent discriminés et veulent se battre pour leurs droits sont les bienvenus. Si nous ne défendions que les catholiques et les créoles nous ne serions pas fidèles à la mission d’AA qui est de défendre les droits humains de la personne. Il y a bien sûr une majorité de créoles et de catholiques qui soutiennent notre action, mais il y a d’autres communautés et religions et l’on a pu en voir quelques-unes dimanche dernier, à notre manifestation de Beau-Bassin. Nous avons décidé de compiler un dossier sur les conditions des migrants à Maurice pour le soumettre à l’ONU. Les migrants ne sont pas des créoles, mais des victimes, des exploités, dont les droits humains ne sont pas respectés, comme ceux de beaucoup de créoles à Maurice. Des migrants sont mal payés, mal traités, mal logés, loin de chez eux, avec des contrats qu’ils ne peuvent pas casser, ils ne sont pas libres et ont besoin d’être aidés.

l  AA affirme qu’il est apolitique et non sectaire. Est-ce possible à Maurice ou pratiquement tout est fait sur une base politique et sectaire ?

– Nous n’avons pas voulu faire de politique politicienne, nous associer à un parti politique pour ne pas perdre notre crédibilité. Nous sommes très courtisés par les politiques, mais nous ne voulons pas jouer avec eux.

l  Apolitique… c’est à voir. Vous avez quand même donné des consignes de vote aux dernières élections générales !

– J’ai dit : Napa vot bloc ! pas comme une consigne de vote, mais pour aider à réfléchir. A choisir la méritocratie et la compétence du candidat, pas son parti. Quand nous allons au bazar, est-ce que nous achetons les pommes d’amour sans choisir les meilleures ? C’est ce que j’ai dit avec le terme napa vot bloc : réfléchissez, regardez, comparez et choisissez selon votre conscience.

l  On a aussi accusé AA d’avoir fait campagne, avec votre collègue Jocelyn Grégoire, pour des candidats avec des profils créolisant, pour ne pas dire autre chose…– (Sourire) Je ne sais pas quel type de campagne a menée Jocelyn Grégoire aux dernières élections, mais AA n’en faisait pas partie. J’ai entendu des choses sur ce qu’il aurait fait pendant la campagne que je n’ai pas vérifiées. AA a été approché par plusieurs politiciens et j’ai refusé d’entrer dans leur jeu, de me laisser récupérer et cela les agace. C’est depuis qu’AA a lancé la campagne contre la discrimination que des politiciens ont commencé à aborder le sujet. Ils ont été forcés de le faire parce qu’ils ne voulait pas aborder le sujet, même des partis réputés pour avoir mené la lutte des classes n’abordait pas ce thème frontalement. Si AA avait soutenu le parti au pouvoir, il n’aurait pas eu à organiser la manifestation de dimanche dernier.

l  Il faut d’ailleurs souligner le silence des députés, censément élus grâce au vote créole sur les expulsions des squatters…– Vous avez raison de le souligner. A part Sandra Mayotte, aucun ministre ou député créole de la majorité n’a pris position sur la manière dont les squatters ont été expulsés. Je ne comprends pas ce silence. Ce qui m’exaspère c’est que quand on intègre un parti politique, on n’a plus le droit à la parole, sauf pour être la voix de son leader, qui est devenu son maître. Où sont passées la liberté de parole, la liberté tout court des élus ? Ce qui exaspère les Mauriciens aujourd’hui, c’est que quand on a une parole ou une pensée différente, on est considéré comme étant dans l’opposition…

l  Et la police vient vous arrêter à 6h du matin !

– Ça commence à devenir inquiétant. Vous m’avez demandé si la discrimination existe à Maurice. Je vous cite un cas tout à fait récent. Celui de la personne qualifiée et compétente qui a assuré pendant huit ans la suppléance au poste de directeur du Mauritius Standard Bureau. Elle a été poussée à la démission parce que le gouvernement a nommé à sa place un activiste politique sans compétences. C’est ça la discrimination qui se pratique ouvertement. Si ça se passe comme ça à ce niveau, imaginez ce que le créole doit endurer ! J’espère que pour avoir dit ça, je ne vais recevoir la visite de la police lundi matin !

l  AA existe depuis trois ans, vous parlez de l’ONU, vous avez publié des textes sur la discrimination. Par rapport à votre action, le gouvernement a-t-il modifié son approche ?

– Non.

l  Mais des ministres ont quand même parlé récemment des mesures qu’AA réclame, dont l’institution d’une Landcourt… 

– Rappelez-vous ce qui est arrivé vendredi de la semaine dernière. Maurice était paniquée avec l’annonce d’un possible lockdown sanitaire. Et trois ministres vont à la télévision pour parler de la Commission Justice et Vérité, de la Landcourt et du Musée de l’Esclavage ! Est-ce que tout cela a été fait pour essayer de couper l’herbe sous les pieds d’AA et de discréditer notre manifestation de dimanche dernier ? C’est pathétique ! Comme le fait d’envoyer des rapports à l’ONU pour dire qu’il n’existe pas de discrimination à Maurice jusqu’à ce que AA envoie un contrerapport qui a déplu au ministre de la Justice! Non, nos rapports n’ont pas été pris en compte par le gouvernement. Il n’a pas non plus pris en compte ce que nous avons écrit sur ce qui se passe dans les prisons mauriciennes où les prisonniers sont à 80 % des créoles. Non, nos rapports ne sont pas pris en considération, le gouvernement ne nous écoute pas, mais nous n’allons pas baisser les bras.

l  Tous les créoles du pays vous entendent, vous écoutent et se mobilisent pour vous soutenir ?

– Je crois qu’il y a aujourd’hui un sentiment de fierté d’être créole qui n’existait pas il y à quinze ans. Quand Serge Lebrasse a écrit et chanté « Mo enn ti créole » dans les années 1970, il le faisait dans un autre contexte. Il y a aujourd’hui une prise de conscience, une fierté d’être créole chez les créoles.

l  Mais on ne les a pas vus en très grand nombre dimanche dernier à Beau-Bassin…

– Parce qu’ils ont peur de s’afficher, dire leur opinion, comme la majorité des Mauriciens. Et puis c’était dimanche, l’après-midi, toujours sous la menace de la Covid-19 et avec un temps pas très clément.

l  Pourquoi, en dépit de mauvaises ces conditions, avoir organisé cette manifestation ? Quelle était l’urgence ?

– Il fallait le faire. Il y a eu le confinement, cinq créoles morts en prison, l’affaire des squatters, la MBC qui a refusé un droit pour répondre sur les critiques contre l’église et les établissements sucriers dans cette affaire, et les commentaires racistes contre les créoles sur les réseaux sociaux. Et puis, il y a eu l’affaire George Floyd qui a provoqué une prise de conscience de l’existence du racisme.

l  Est-ce que ce n’est pas vrai que l’église et les établissements sucriers, qui possèdent énormément de terrains, auraient pu donner quelques arpents au gouvernement pour régler le problème des squatters ?

– Le problème du logement à Maurice ne relève pas de la responsabilité de l’église ou du secteur privé, mais de l’état. C’est sa responsabilité de créer et de mettre en place les conditions nécessaires pour que chaque citoyen ait un logement. L’église et le secteur privé peuvent aider le gouvernement pour trouver une solution au problème du logement, mais ils ne peuvent pas faire le travail à sa place. C’est à l’état de trouver une solution pour permettre à chaque famille mauricienne d’avoir un logement. Je ne dis pas que l’état n’a rien fait, mais il n’a pas fait assez. Il faut que l’état propose, accompagne, travaille en lien avec le secteur privé, les ONG et tous ceux qui sont sur le terrain pour trouver une solution à ce problème.

l  Est-ce que tous les squatters sont de vrais squatters ?

– Il y a sans doute des cas qui ne sont pas « genuine ». Mais comme le dit la déclaration des Droits humains, dont Maurice est un des signataires, chaque être humain a fondamentalement le droit d’avoir un toit.

l  L’église n’est-elle pas gênée d’avoir trois de ses prêtres à un mouvement comme AA ?

– Je le pensais aussi au départ et je me demandais comment cela allait être pris au sein de l’église. J’ai eu beaucoup de soutien du cardinal, sans qui rien n’aurait été possible. Il a souligné que le pape s’intéresse aux questions sociales et que les prêtres doivent faire la même chose. J’ai eu également des soutiens à l’intérieur et même de celui de prêtres blancs, ce qui m’a surpris, mais très agréablement.

l  Que pense l’observateur que vous êtes de ce qui semble être une épidémie de scandales ?

– Il est vrai qu’en ce moment les scandales éclatent tous les jours. Il y a quelque chose qui ne va pas dans le pays. Depuis quelques semaines, je vois des gens commencer à dire des choses sur les réseaux sociaux. Ils disent qu’ils se sentent étouffés à Maurice.

l  Faut-il croire à tout ce qu’on lit sur les réseaux sociaux ?

– Tout n’est pas bon sur les réseaux sociaux, mais ils ont permis aux Mauriciens d’avoir des informations sur certaines situations. C’est grâce aux réseaux sociaux que j’ai pu lancer AA. Sans les réseaux sociaux l’information serait confisquée, one-sided. Ce n’est pas en écoutant les informations de la MBC que vous allez savoir ce qui se passe réellement à Maurice. Avec la MBC, on n’a qu’une version des choses, pas la totalité. Ceci étant, il faut savoir faire le discernement et ne pas gober tout ce qui est dit sur les réseaux sociaux.

l  Pour terminer, quelles seront les prochaines actions d’Affirmative Action ?

– Tout d’abord, faire un bilan de la manifestation de dimanche dernier et en tirer les leçons. Ensuite, continuer notre combat d’information et de lobbying et les pressions nécessaires pour faire changer les choses. AA fait le tour de l’île avec des petites réunions. Maintenant, nous allons passer à des rassemblements plus conséquents, comme celui de Beau-Bassin, pour continuer à faire prendre conscience et à nous organiser pour lutter contre les discriminations qui, je le répète, existent à Maurice.

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