Lovania pertab (présidente de transparency mauritius) : « Une érosion du processus de gouvernance à tous les niveaux »

La présidente de Transparency Mauritius met l’accent dans l’interview au Mauricien sur une « érosion du processus de gouvernance à tous les niveaux ». Lovania Pertab se prononce en faveur d’une Freedom of Information Act. « En Inde, le droit à l’information a été bien établi et les gens de toutes les catégories remettent en cause constamment les décisions administratives du gouvernement », fait-elle ressortir sans ambages. Elle plaide également en faveur d’une législation touchant spécifiquement aux partis politiques car de plus en plus, dans nombre de pays, l’argent sale s’inscrit dans la politique. Maurice ne fait pas exception, estime-t-elle :« Si nous voulons mettre de l’ordre dans tout cela, si nous voulons que notre avenir soit plus serein, il est grand temps qu’il y ait une législation à ce sujet. »

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Lovania Pertab, en tant que présidente de Transparency Mauritius, quel regard jetez-vous sur la situation de la gouvernance dans le pays en ce moment ?

Nous sommes très anxieux de ce qui se passe dans le pays dans la mesure où nous n’avons pas constaté des améliorations de l’espace démocratique dans le pays. Il y a une initiative connue comme Open Government Partnership qui regroupe 78 pays. Maurice n’est pas encore membre de ce collectif qui prône des réformes pour plus de démocratie et de transparence dans tous les pays.
Cette initiative a ciblé la transparence dans le financement des campagnes politiques en vue des élections, et des partis politiques pour différentes raisons. Premièrement, il faut que tous les partis disposent de moyens égaux dans leurs dépenses politiques lors des campagnes électorales. Deuxièmement, tout doit être fait afin d’empêcher que l’argent sale soit utilisé par les partis politiques. Troisièmement, il faut permettre aux individus de toutes les classes sociales et aux femmes d’être partie prenante des activités politiques.
Concernant les dépenses électorales, beaucoup de pays disposent d’un plafond à ne pas dépasser. Toutefois, très peu respectent cette disposition. Le plus gros danger pour un parti politique, lorsqu’il reçoit de l’argent d’un donateur durant la période électorale, est que ce dernier fasse pression au moment opportun pour obtenir des contrats, pratiquer le népotisme et faire du favoritisme.
Transparency International a, à la suite d’une étude, constaté que l’achat de votes existe dans beaucoup de pays asiatiques et africains. En Thaïlande, 28% des électeurs monnayent leurs votes. À Maurice, beaucoup de candidats ne respectent le plafond de Rs 150 000 prévu dans la Representation of People Act. Nous avons constaté que les déclarations ne sont pas exactes et qu’il n’y a ni contrôle ni sanction dans tous les cas.
Nous notons avec surprise que l’Electoral Supervisory Commission, qui exerce un contrôle sur ce qui existe déjà dans la loi concernant les dépenses électorales, propose qu’il y ait des amendements à cette législation afin qu’elle reflète la réalité. En matière de gouvernance, il faut faire la différence entre ce qui se passe au niveau public et ce qui se produit sur le plan privé.
Au niveau public, il y a définitivement une érosion du processus de gouvernance à tous les niveaux. Les nominations au sein des conseils d’administration sont le reflet du népotisme. Il manque de diversité en termes de genres, de capacité des personnes. Il n’y a pas de gouvernance s’agissant de l’octroi des contrats parce que le processus est encore occulte et n’est pas transparent. Ce qui fait que le public a des doutes sur l’octroi de contrats. Cela affecte considérablement notre pays dans la mesure où les soumissionnaires pensent que la seule façon de se faire remarquer est à travers des actes de corruption.
Ce que les gens ne réalisent pas, c’est que la corruption appauvrit les gens, et les services deviennent plus médiocres. Plus la corruption étend ses tentacules, plus le service dans le secteur public, dans l’éducation, dans la santé et dans les autres services gouvernementaux se dégrade. Les gens ne le réalisent pas suffisamment.

Avez-vous pris connaissance des différentes législations qui ont été proposées concernant le financement des partis politiques ?

Je suis d’avis qu’il faut qu’il y ait une législation qui vise tout ce qui concerne le financement des élections et des partis politiques. Il y a eu une ébauche de loi dans le passé. Vu qu’elle amalgame beaucoup de réformes, elle n’a pas été adoptée. Peut-être qu’elle était trop lourde. Ce qu’il nous faut, c’est une législation touchant spécifiquement les partis politiques. De plus en plus, dans beaucoup de pays, l’argent sale pénètre la politique. Maurice ne fait pas exception. Si nous voulons mettre de l’ordre dans tout cela, si nous voulons que notre avenir soit plus serein, il est grand temps qu’il y ait une législation à ce sujet.

Voulez-vous dire que les partis devront se faire enregistrer de manière à ce que les autorités puissent contrôler plus facilement leurs comptes ?

Il faut prendre des dispositions pour que les partis soient enregistrés, mais pour les individus également. Nous savons qu’il y a également des candidats indépendants lors des élections. Bien entendu, il faut que le plafond soit raisonnable. Pour que le financement des partis politiques soit plus transparent, il faudrait également avoir la participation de l’État dans les dépenses électorales.

Vous êtes donc en faveur du financement des partis politiques par l’État ?

Oui. Il faudrait toutefois trouver une formule qui détermine la participation de l’État dans ce financement.

Est-ce que vous considérez que la situation est urgente ?
La situation est urgente dans la mesure où l’argent sale a déjà pénétré le circuit des dépenses électorales.

Voulez-vous dire que l’argent des trafiquants est utilisé pour financer les compagnes électorales ?
Je ne peux pas vous dire cela, mais il y a un grand risque, avec le système qui existe à Maurice, que les partis politiques reçoivent de l’argent de beaucoup de donateurs. Le risque est énorme mais nous n’avons pas de preuve.

Comment est-ce que Transparency Mauritius procède pour que sa voix soit entendue par le gouvernement ?

Nous avons souvent des plateformes de travail avec le gouvernement où l’accent est mis sur la nécessité d’avoir des législations dans des domaines spécifiques. Nous mettons l’accent sur le droit à l’information, sur le financement des partis politiques, une législation sur les lanceurs d’alerte. De plus, nous sommes en faveur de l’idée que les fonctions du Premier ministre se limitent à deux mandats. Plus le niveau de démocratie est élevé, plus il y a la corruption.

Est-ce que vous parlez de ces questions aux partis politiques ?

Nous ne sommes pas en contact avec les partis politiques. Ce qui fait que nous n’avons pas eu de retour, que ce soit de la part du gouvernement ou du secteur privé.

En tant que légiste, pensez-vous que l’affaire Kistnen concerne également le financement des partis politiques ?

L’affaire Kistnen comprend trois sous-événements. En premier lieu, l’allégation d’emploi fictif de Mme Kistnen qui fait l’objet d’une Private Prosecution. Il y a le cas de la mort suspecte de M. Kistnen qui fait l’objet d’une enquête judiciaire devant la Cour de Moka. En troisième lieu, il y a toute la question de dépenses électorales. Transparency Mauritius est particulièrement concernée surtout par la question de dépenses électorales.

En filigrane de cette affaire, il y a aussi toute une question de “procurement”. Que retenez-vous à ce sujet dans cette affaire ?
Dans la mesure où il n’y a pas de transparence, il est normal que les gens aient des doutes. Au niveau de Transparency Mauritius, nous disons qu’il faut avoir le droit à l’information. Toute personne doit pouvoir rechercher des informations si elle considère qu’il y a eu maldonne concernant le traitement de son dossier au niveau du procurement. La loi actuelle n’est pas suffisante par apporter cette transparence.

Est-ce que les formes de corruption évoluent à Maurice ?

Transparency Mauritius classifie la corruption en trois catégories : petite corruption, grande corruption et corruption politique. De plus en plus, les pays qui ont une volonté réelle de combattre la corruption ne mettent pas l’accent sur la petite corruption. Ils prennent pour cible la grande corruption et la corruption politique. Il semble à Maurice, jusqu’à preuve du contraire, que nous faisons exactement le contraire. Nous nous intéressons beaucoup à la petite corruption et ne voyons aucun résultat en ce qui concerne la grande corruption et la corruption politique.

Quelle est l’ampleur de cette grande corruption ?

Difficile de la chiffrer parce que nous n’avons pas les moyens pour le faire. À ce jour nous avons remarqué qu’il y a beaucoup de scandales, d’affaires en cour. Toutefois, nous voyons rarement l’aboutissement de ces affaires.

Pourtant, l’ICAC est chargée de s’en occuper…

Il faudrait donc poser la question à l’ICAC. Nous ne pouvons nous prononcer sur son fonctionnement. Tout ce que nous remarquons, c’est que les enquêtes n’aboutissent pas. Par exemple, il n’est pas normal qu’un cas comme celui de Choomka refasse surface après quatre ans.

Est-ce que vous appréhendez une politisation de cette institution ?

Je ne voudrais pas faire de remarque à ce sujet, mais l’idéal est que le mode de recrutement de ses dirigeants soit entre les mains de la Judicial and Legal Service Commission. Ce qui aurait placé la commission au-delà de toute considération politique.

Comment se situe Maurice concernant la bonne gouvernance au niveau international ?

Au niveau de Transparency International, de plus en plus de chapitres nous demandent quelle est la situation à Maurice. Il ne faut pas croire que la situation locale n’est pas suivie par les institutions internationales.

Au fil des années, qu’en est-il de notre performance ?

Nous avons perdu en termes de rang au fil des années. Je prends l’exemple des Seychelles qui ont mieux fait que nous. Cela est dû au fait qu’elles ont institué des instances pour mettre en œuvre la Freedom of Information Act.

Nous parlons beaucoup de la “Freedom of Information Act”. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

En quelques mots, la Freedom of Information Act veut dire que toutes les décisions administratives peuvent être questionnées par le public. Par exemple, si X a eu un contrat au niveau du ministère de la Santé au détriment de Y, ce dernier doit pouvoir demander pourquoi il n’a pas obtenu le contrat en question. En Inde, le droit à l’information a été bien établi et les gens de toutes les catégories remettent en cause constamment les décisions de l’Administration du gouvernement.

Vous dites vous-même que la corruption doit intéresser également le secteur public. Qu’en pensez-vous ?

Les compagnies du secteur privé doivent être plus réactives. La composition de leurs conseils d’administration devrait être plus diversifiée et ne pas donner l’impression que les nominations sont effectuées par connivence. Il faut aussi faire preuve d’une plus grande transparence au niveau de l’octroi des contrats en passant par les procédures appropriées.

Transparency Mauritius s’intéresse donc également au secteur privé…

Tout à fait. Transparency Mauritius est là pour le respect de la bonne gouvernance et la transparence pour tout ce qui se passe aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé.

Comment se passent les relations entre Transparency Mauritius et le secteur privé ?

Beaucoup d’entreprises du secteur privé sont membres de Transparency Mauritius. Elles font l’effort nécessaire pour opérer dans la transparence. Nous aurions souhaité que cela soit le cas pour toutes les entreprises du secteur privé dans son ensemble. Nous travaillons également en collaboration avec la Mauritius Institute of Directors. Nous donnons des cours au niveau du secteur privé concernant le business Integrity, l’éthique. Nous avons organisé des cours pour le personnel du service de police et pour les officiers des prisons. Nous travaillons conjointement avec le ministère de l’Éducation pour tout ce qui concerne les écoles et les collèges. Nous organisons des cours avec l’aide de l’Union européenne. Les rencontres que nous avons avec les élèves sont très enrichissantes. Cela nous permet également de comprendre leurs appréhensions concernant l’avenir du pays.

Quand est-ce que le prochain rapport du Transparency sur Maurice sera publié ?

À la fin de janvier. Nous n’avons toutefois aucune idée de ce que sera le classement de Maurice. Transparency International a d’autres sources d’information, notamment au niveau des institutions internationales dont la Banque mondiale.

Maurice est sur la Grey List de la FATF et la Black List de l’Union européenne. Est-ce que cela est une indication quant au niveau de transparence à Maurice ?

Tous les indicateurs, que ce soit au niveau de la FATF ou de l’Union européenne ou au niveau de Transparency international, doivent nous faire réfléchir sur ce qui ne va pas. Définitivement, il doit y avoir des choses qui ne fonctionnent pas dans le pays et qui ne nous permettent pas d’avoir un bon classement. Faisons-nous le nécessaire pour changer le regard international sur nous ? Il nous faut beaucoup de volonté, que ce soit politique ou individuelle, pour combattre le fléau qu’est la corruption.

Lors des travaux parlementaires l’année dernière, il y a eu beaucoup d’interpellations sur les achats d’équipements et de médicaments pendant le confinement. Est-ce que cela a interpellé Transparency Mauritius ?

Nous ne pouvons porter un jugement clair sur cette question parce que nous ne disposons pas de tous les détails sur la façon dont ces achats se sont déroulés. Au niveau de Transparency Mauritius, nous sommes d’avis que le Parlement doit se réunir régulièrement afin que les parlementaires puissent jouer leur rôle en posant des questions sur tout ce qui, à leur avis, ne marche pas et qui n’est pas conforme aux règlements. Il faut qu’ils puissent faire leur travail de parlementaires.

Pensez-vous qu’un texte de loi sur le financement des partis politiques doit être une priorité du gouvernement ?

Bien sûr. Un texte de loi n’arrive pas au Parlement du jour au lendemain. Il faut faire une ébauche du texte de loi et que chacun apporte sa part de contribution, le temps de rencontrer tous les “stakeholders” et de préparer un texte de loi, et le temps qu’il soit débattu au Parlement. Cela peut prendre deux ou trois ans. Il faut commencer dès maintenant.

Avez-vous le sentiment que le gouvernement a la volonté de combattre la corruption ?

Nous avons toujours dit que pour montrer cette volonté, il est très important que le gouvernement présente un plan stratégique pour combattre la corruption. Les petites actions ne servent à rien. Il faut une clarté dans l’action que le gouvernement veut entreprendre, que ce soit pour combattre le blanchiment d’argent, la corruption, le népotisme. C’est alors qu’on pourra dire que le gouvernement est en train de combattre la corruption.

Il y a pourtant des législations pour combattre la corruption, le blanchiment d’argent et la déclaration des avoirs, etc. Est-ce que les lois ne suffisent pas ?

Si vous ne surveillez pas l’application des législations et qu’il n’y a pas de sanctions contre les manquements, elles ne serviront à rien.

Les sanctions sont donc importantes…

Aussi bien le monitoring que les sanctions sont importantes lorsque vous avez des législations pour combattre la corruption sous n’importe quelle forme.

Certaines personnes sont d’avis que certaines institutions comme la FSC doivent être dirigées par des spécialistes étrangers. Quel est votre avis ?

Souvent, lorsqu’on travaille avec les étrangers, vous réalisez qu’ils peuvent connaître leurs sujets mais ignorent tout des réalités mauriciennes. C’est seulement les Mauriciens qui comprennent cette réalité. Je pense que beaucoup de nos jeunes, que ce soit à Maurice ou dans la diaspora, sont suffisamment éduqués, ont de très bons diplômes et qu’ils peuvent donner un coup de main au bon fonctionnement de ces institutions.

L’année 2020 a été marquée par la pandémie de COVID-19. Quel souvenir gardez-vous de cette année ?

Le confinement à Maurice a eu quelque chose de très beau dans la mesure où nous vivons sur la terre mauricienne et que nous devons être solidaires lorsqu’il y a des problèmes. Tous les Mauriciens ont pratiqué la solidarité avec les membres de leurs familles, les voisins, les ONG. Si nous voulons que notre pays soit un phare pour la région et pour le monde, il faut que nous mettions l’accent sur le Mauritian Building. Le Mauritian Building a été un parent pauvre dans toutes les décisions politiques dans notre pays. Nous avons une jeunesse qui n’attend que cela : apprendre de l’autre, être solidaire de l’autre, réaliser qu’il y a une réalité mauricienne qui n’existe nulle part ailleurs. Il nous faut puiser dans ces réalités mauriciennes pour construire des valeurs nationales.

Avez-vous l’impression que l’unité est mise à mal à Maurice ?

L’unité est mise à mal aux élections générales. Et cela prend un certain temps avant de s’évanouir. Le problème est que ce qui s’est passé pendant la période électorale, alors que le pays est divisé, ne s’oublie du jour au lendemain. Dernièrement, on a remarqué que la logique de division est ancrée chez beaucoup de personnes qui continuent à véhiculer un langage et un comportement divisionniste. Cela ne nous mènera pas bien loin. Dans des moments difficiles, on prend conscience que cela ne nous sert à rien de nous diviser et que nous avons toutes les raisons de vivre ensemble.

La politique joue un grand rôle dans ce domaine…

La politique joue un grand rôle dans tout. Ce qu’il faut, ce sont des politiciens qui ont une vision pour le pays pour les 50-60 prochaines années. Cette vision doit être ambitieuse.

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