Assis là avec sa jambe de bois sur le parvis de la belle église Notre-Dame dans l’inconfort d’une petite chaise d’enfant délabrée, Pierrot, dit Loulou, n’a d’yeux que pour le garçonnet qui court à la vitesse grand V derrière son ballon multicolore. Inévitablement, cette scène pourtant banale réveille en sa mémoire le jour où tout a basculé pour lui.
C’était il y a une trentaine d’années, durant la période des fêtes de fin d’année. Comme le garçonnet qu’il voit, là, de ses yeux, Loulou voulait, ce jour-là, récupérer son ballon gonflé à l’hélium qui avait pris la poudre d’escampette, emporté par le vent. Il avait tout juste cinq ans et attendait la reprise des classes en janvier pour entrer en primaire…
Voyant son jouet traverser la porte d’entourage de la maison de sa grand-mère, Loulou, vif comme l’éclair, se précipita, sans crier gare, sur la chaussée très passante à cette heure de la journée pour rattraper son ballon. Et boum-boum ! Voilà que par son innocente imprudence, le jeune garçon se retrouve à terre sur l’asphalte, se tordant de douleurs à côté d’une moto.
Plus chanceux, le jeune motard qui l’a renversé, quand bien même dans les vapes en cette période de fêtes, arrive malgré tout à se relever et à se tenir sur ses jambes. Mais la situation est bien plus grave pour le petit Loulou. Même s’il est conscient, le garçonnet a une bien vilaine blessure au pied droit. Il est transporté d’urgence en ambulance vers l’hôpital public.
Les médecins de service auront tout tenté pour sauver la jambe gravement amochée du jeune garçon. En vain. Au final, pour éviter le pire, il ne restait pour seule solution que ce terrible acte médical qu’est l’amputation. Avec son contraignant besoin d’appareillage post-opératoire et ses longs mois interminables de rééducation. Car on n’apprend pas à marcher avec une jambe de bois du jour au lendemain comme on apprendrait à monter à bicyclette…
À seulement cinq ans, donc, et en raison de ce stupide accident de la circulation, le petit Loulou aura connu plus de trois mois d’hospitalisation. Sans compter le temps d’attente en soins intensifs, interminable et angoissant pour ses parents… Pour sa scolarité, l’enfant, qui jusque-là n’était pas le pire des cancres, perdra tout le premier trimestre en raison de sa longue hospitalisation.
Et quand le jeune garçon rentre en primaire au deuxième trimestre avec sa prothèse et sa béquille, il est la risée des plus méchants de ses petits camarades de classe. « Doumpak Loulou » : tel est le vilain surnom qu’on lui attribue. Les plus cruels de la classe s’amusent jusqu’à lui voler sa béquille.
Et il se trouve même des instituteurs indignes qui se plaisent à le comparer à l’escargot tant il est toujours le dernier à arriver en classe à cause de son infirmité ! Le harcèlement qu’il subit est tel que Loulou perd vite le goût d’apprendre et de s’instruire. Pour éviter les calomnies de ses camarades les plus méchants, Loulou prend pour habitude de s’absenter de l’école un peu plus chaque semaine.
À sa mère, il prétend un jour souffrir de douleurs atroces au ventre. Un autre jour, que son professeur ne viendrait pas à l’école et qu’il n’était pas nécessaire de s’y rendre… Jusqu’à ce qu’il se mette à vagabonder ici et là. Passant, tantôt, sa journée d’école au bord de la rivière à admirer les tilapias dans l’eau douce claire, ou sous les arcades à faire du lèche-vitrines.
Les années vont passer et, bien vite, Loulou décrochera complètement. Contrairement à d’autres, après avoir abandonné l’école, il ne pourra même pas apprendre un métier en raison de son grave handicap. L’oisiveté étant, dit-on, mère de tous les vices, il ne faudra pas longtemps au jeune homme qu’il est devenu pour prendre la mauvaise pente… De fil en aiguille, il se lie d’amitié avec des sans-domicile-fixe, les seuls êtres qui l’acceptent tel qu’il est, avec son handicap.
Bien vite, la rue devient sa maison et la bouteille, sa compagne. Pour se procurer son breuvage quotidien, Loulou fait la manche là, au pied du Christ en Croix de la majestueuse église Notre-Dame. Et il se trouve toujours quelques âmes sensibles venant à l’église pour lui glisser quelques pièces ou un billet dans son vieux feutre noir qui lui sert de bol d’aumône.
Mais le malheureux ne se contente pas de quémander. Car lui aussi sait se faire généreux. Envers les pigeons et autres « oiseaux du Ciel qui ne sèment ni ne moissonnent, qui n’amassent rien dans des greniers, mais que le père céleste vient nourrir ». (Matt. 6).
Chaque après-midi, en effet, Loulou, le moins que rien sans le sou, se fait un devoir d’offrir à la ronde des oiseaux du Ciel ce qui lui reste du pain que lui fournit gratuitement, chaque jour, le marchand de kebab du coin. Comme pour nous rappeler que nul n’a le monopole du cœur…
Heureusement pour lui, le garçonnet que le jeune homme estropié observait de ses yeux avec crainte a pu, sans problème, rattraper son ballon. En cette veille de Noël, il pourra réveillonner avec joie et espérance en famille. En souhaitant que ni lui, ni personne ne connaissent plus jamais le triste sort d’être un estropié à la suite d’un accident de la route…25
Conte de Noël : Doumpak Loulou ou l’estropié de la route
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