Me Antoine Domingue : “Nous n’en sommes qu’au tout début de l’enquête sur Angus Road”

Notre invité de ce dimanche est Me Antoine Domingue, avocat et observateur attentif de la situation sociale, politique et économique du pays. Dans l’interview réalisée jeudi après-midi à son cabinet, Me Domingue répond à nos questions en abordant les sujets d’actualité qui l’interpellent.

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l Est-ce qu’on peut dire qu’en se ralliant au gouvernement pour les élections des conseils de district, les conseillers de village élus sous l’étiquette apolitique ont trahi leurs électeurs ?
— Si ces élus s’étaient présentés comme apolitiques, normalement ils devraient tenir les promesses faites à ceux qui les ont élus. Je sais, pour l’avoir lu dans les journaux, qu’on avait dit que ces élections étaient l’affaire des villageois, pas celle des grands partis politiques, ce qui ne les a pas empêches, les uns et les autres, de dire qu’ils avaient remporté ces élections ! Je ne peux pas me prononcer sur cette question dans la mesure où je n’ai pas d’informations sur ce qui se trame ici et là.
l Par contre, je suppose que vous avez plus d’éléments sur l’affaire qui occupe l’actualité mauricienne depuis plusieurs mois : Angus Road.
— Malgré les documents et contre documents brandis, mais pas toujours montrés, cette affaire suscite plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.
l Est-ce que le Speaker a le droit d’interdire qu’on pose des questions sur cette affaire au Parlement ?
— Je ne le pense pas aujourd’hui. J’avais initialement un doute à ce sujet, mais cette semaine j’ai eu l’occasion de me pencher sur la question de savoir si Shakeel Mohamed peut ou ne peut pas contester la décision du Speaker de l’expulser du Parlement en cour. L’affaire m’ayant été soumis pour que je donne mon avis, je me suis astreint à la lecture des textes de loi et de certaines décisions du Conseil privé. Le Conseil privé est formel sur la question : tout ce qui se fait au Parlement peut être sujet à discussion, à débat, dans le public. Et donc, quand il s’agit de la conduite d’un homme public, la question peut et doit être évoquée au Parlement et le public doit être informé et peut en débattre ouvertement.
l Quand est-ce que le conseil privé s’est prononcé sur cette question?
— Dans le cadre d’un procès intenté par un député ministre néo-zélandais à une station de télévision qui l’avait critiqué. (*) La Cour d’appel avait alors statué que dans une démocratie la conduite d’un homme public doit pouvoir être évoquée et débattue au Parlement pour que le citoyen soit au courant. Quand le Speaker interdit que l’on pose des questions sur l’affaire Angus Road, il a absolument tort comme le montre l’arrêté du Conseil privé que je vous ai cité. Ceci étant, il faut souligner que les cours de justice n’interviennent jamais dans les procédures internes du Parlement selon un principe découlant d’un texte qui date de la nuit des temps, le Bill of Rights. Ce principe donne une immunité au Speaker qui ne peut être mis en cause que par le vote d’une motion de blâme par une majorité. Donc, la cour ne peut pas intervenir sur les expulsions et les suspensions au Parlement. Mais nous sommes en train d’étudier la possibilité d’avoir recours à la cour sous l’article 16 de la Constitution.
l Donc, pour le moment, le maître du jeu au Parlement reste le Speaker. Est-ce que la manière du Speaker de se comporter dans cette affaire, comme pratiquement le «goalkeeper» du Premier ministre, est normale ?
— Non, en vertu du principe que je viens d’évoquer: dans une démocratie parlementaire, les agissements de tout homme public doivent pouvoir faire l’objet d’un débat approfondi au Parlement afin que les citoyens en soient informés et puissent aussi en débattre en connaissance de cause. Il semblerait que l’approche «goalkeeper» est en train de mettre à mal le principe de la démocratie.
l Est-il vrai qu’on ne peut plus discuter, évoquer, commenter une affaire à partir du moment où un de ces protagonistes entre une procédure en cour. Je fais ici référence au fait que le Premier ministre poursuit un quotidien et le leader de l’opposition pour diffamation.
— Ce n’est pas vrai. Autrefois, il y a avait un doute à ce sujet, mais il a été levé il y a une quarantaine d’années. Depuis, je le répète, des arrêtés disent que le comportement des hommes public et les questions d’intérêt national peuvent et doivent faire l’objet de débats démocratiques ouverts au Parlement et dans le public.
l Est-ce que, selon vous, et comme cela a été dit, l’ICAC joue lui aussi au goalkeeper dans l’affaire Angus Road ?
— Il y a eu un communiqué de l’ICAC disant que dans cette affaire l’investigation suit son cours, donc on ne peut pas dire qu’il joue au goalkeeper. Mais puisque vous avez évoqué cette question, je note que le Premier ministre est parti en catimini à l’ICAC au moment qui lui convenait pour donner sa version des faits, ce qui ne s’insère pas dans les circonstances normales d’une enquête. Normalement, quand vous êtes dans la position d’un suspect, ce n’est pas vous qui décidez à quelle heure ou à quel moment vous allez vous présenter à l’ICAC, comme si vous en étiez, sinon le propriétaire, tout au moins, le patron.
l Le Premier ministre a révoqué et l’ex-présidente de la République et le vice-Premier-ministre parce qu’une enquête était en cours ou allait être ouverte sur eux. Comment interprétez-vous le fait qu’il ne s’applique pas la même règle, puisque l’ICAC a fait savoir que l’affaire Angus Road, dont le PM est un des protagonistes, suit son cours ?
— C’était sa manière de voir les choses en tant que Premier ministre. On peut être d’accord ou pas avec lui, mais c’est sa prérogative. Sauf qu’aujourd’hui, à cause de l’affaire Angus Road, le PM se retrouve confronté à sa propre décision : il est, quelque part, pris à son propre piège ou jeu.
l Est-ce qu’il y a vraiment une affaire Angus Road ou est-ce que, comme l’affirme le gouvernement, l’opposition est en train de faire de la démagogie et d’ourdir un complot avec ce qui n’est pas une affaire?
— Difficile à dire à cause de toutes les controverses sur les faits. Surtout suite à la déclaration, assez tardive, de l’actuel Premier ministre, qui ne conteste pas certains faits.
l Pensez-vous que l’on pourra avoir une idée claire de cette affaire sans attendre la conclusion des procès logés en cour ?
— Je pense que oui, et c’est le but de l’investigation actuellement en cours de l’ICAC. Un nouveau mécanisme a été mis sur pied depuis 2002 qui permet de mener des investigations dans des cas de corruption et c’est le cas qui nous préoccupe, de money laundering. Mais rien n’empêche le DPP, s’il le souhaite, de référer le cas à la police pour enquête, c’est ce qui est arrivé dans le cas Manthoora/Chady/Boskalis. La première partie de l’enquête pour corruption a été enclenchée par l’ICAC et plusieurs années après, le DPP a ordonné à la police de reprendre et de continuer l’enquête. Donc, le cours de l’enquête peut être influencé par le DPP qui a le droit d’intervenir.
l Donc, d’autres rebondissements peuvent survenir dans l’affaire Angus Road.
— Oui, d’autant plus que nous ne sommes qu’au tout début de cette enquête, pour ne pas dire à ses balbutiements. Jusqu’alors, il n’y avait pas d’explications de la partie mise en cause, maintenant on commence à avoir des bribes d’informations, des documents ont été brandis, mais pas produits, et il y a des éléments de réponse désormais disponibles.
l Roshi Bhadain a déclaré qu’il allait demander au DPP l’autorisation d’entrer une private prosecution contre le Premier ministre. Quelle est cette procédure?
— C’est une procédure connue. Cela veut dire qu’il informe le DPP de son intention de loger une private prosecution et lui demande s’il compte intervenir ou pas pour arrêter ou continuer l’affaire comme il en a le pouvoir selon la loi. Il faut bien souligner qu’au niveau de l’enquête, le DPP peut intervenir à n’importe quel moment s’il le juge nécessaire en l’état actuel de la loi. Donc, sur ce sujet, le DPP est seul maître à bord.
l C’est ce qui explique qu’il a été cité au Parlement ces temps derniers. Les élections générales ont eu lieu il y a plus d’un an et les pétitions électorales pour contester certains résultats en sont encore au stade préliminaire. Est-ce normal?
— Non, ce n’est pas normal. Le Parlement a une durée de vie limitée et il faudrait que les affaires soient entendues avec beaucoup plus de diligence parce que ces pétitions pourraient faire l’objet d’un appel au Conseil privé. Mais il faut dire qu’il y a eu tellement de pétitions électorales que la cour a pu se sentir submergée. Il y a eu ensuite la Covid et le déménagement de la Cour suprême dans ses nouveaux locaux. Mais il ne semble pas que la procédure soit actuellement diligentée.
l Faut-il s’étonner que l’affaire St-Louis, qui a éclaté au mois de mai, semble être au point mort?
— Oui, je suis assez étonné de ce fait. Il semblerait que le retard soit dû au déplacement du chef enquêteur de l’ICAC au Danemark. Mais il est rentré de ce voyage avec, dit-on, plein de munitions and he is keeping his powder dry.
l Comment expliquer qu’à l’heure d’internet et des vidéos-conférences un chef inspecteur ait besoin d’aller au Danemark pour obtenir des documents qu’il aurait pu obtenir instantanément des copies par internet?
— La procédure légale, celle des «mutual assistance», qui est appliquée dans ce cas, est claire. Ce qui n’a pas été fait par l’ICAC dans l’affaire Boskalis avec les conséquences que l’on sait. L’enquête ne peut pas se faire par remote control, mais en suivant les textes de loi précis.
l On attend toujours le rapport de la commission sur les agissements de l’ex-présidente de la République, plus deux ans après. Cela vous étonne?
— C’est effectivement étonnant, on se pose beaucoup de questions à ce sujet et l’ex-présidente s’en est plainte publiquement. Je pense que les conclusions du rapport auraient dû avoir été déposées depuis longtemps, dans la mesure où les questions posées étaient assez spécifiques et ne méritaient pas de longues cogitations ou délibérations. Peut-être que la Covid-19, qui sans doute un bon alibi, y est pour quelque chose.
l La magazine Forbes affirme que le gouvernement mauricien a fait le mauvais choix de formule pour réclamer des compensations suite aux dégâts causés par le naufrage du Wakashio. Partagez-vous cet avis?
— Je ne prétends pas avoir l’expertise nécessaire pour faire un commentaire à ce sujet. Mais c’est une question d’intérêt national qui mérite d’être creusée et pour décider si l’Etat a, effectivement, failli.
l Où en est-on de l’affaire Air Mauritius, dont on parle de moins en moins?
— On est en train de subir aujourd’hui les conséquences de tout ce qui s’est passé à Air Mauritius depuis des années et la compagnie se retrouve insolvable. Soit on va vers la liquidation, l’enterrement de dernière classe, ce qui n’est pas la meilleure solution, soit on essaye de réveiller, tant bien que mal, le cadavre. Le destin d’Air Mauritius corps et biens dépendra de la réunion des créanciers qui aura lieu l’année prochaine. Est-ce que les deux administrateurs nommés pourront ressusciter ce cadavre, c’est une grande question.
l La radio privée Top FM, dont vous êtes l’un des représentants légaux, semble être dans le viseur de l’IBA. Après les suspensions qui ont multiplié son audience, voilà qu’on parle d’une enquête de l’IBA sur des allégations de blanchiment d’argent.
— Ce ne sont pas des allégations de blanchiment d’argent. Pour deux années de suite, Top FM a enregistré des rentrées d’argent pour des émissions qui étaient sponsorisées. L’IBA a demandé des éclaircissements à Top FM sur le sujet, elles ont été fournies sans dévoiler les noms des personnes ou compagnies qui ont sponsorisé ces émissions. L’IBA a donc décidé de référer le cas à la FIU et à la MRA, qui a ouvert une enquête.
l Vous avez le sentiment que, comme on dit en bon créole, l’IBA pé rod lipoupoule avec Top FM?
— Je le redis publiquement : The IBA is a regulator who is politically motivated!
l Quel regard jetez-vous sur la performance de l’opposition au Parlement?
— Elle a des difficultés avec ce Speaker qui expulse les parlementaires pour un oui, pour un non, pour n’importe quoi, pour une petite boutade de rien du tout. Si on consulte les statistiques du Parlement depuis l’Indépendance, et même au niveau international, on n’a jamais vu autant d’expulsions et de suspensions. C’est du jamais vu. Comment faire si la Cour ne peut intervenir et si la majorité soutient le Speaker? C’est la grande question. Malgré tout cela, l’opposition fait son travail du mieux qu’elle peut. Le problème ce n’est pas l’opposition, mais le Speaker qui est à la solde du Premier ministre et qui est en train de tirer à boulets rouges sur le camp adverse, l’opposition.
l Qu’avez-vous pensé des contrats pour des équipements et des médicaments accordés à des personnes qui n’avaient rien à faire avec le milieu médical par le ministère de la Santé?
— Ce n’est pas qu’à Maurice que ces choses se sont passées. Les procédures expéditives pour l’approvisionnement de médicaments et équipements médicaux pour ce qui est de la Covid ont donné lieu à beaucoup d’abus. A Maurice, il y a eu de nombreux scandales et on a voulu faire taire les fonctionnaires qui dénonçaient ces pratiques, en essayent de leur faire peur. On a même saisi la Central CID et après on n’en a plus parlé. Il semblerait que ce qu’on a vu jusqu’ici n’est que la partie immergée de l’iceberg. Il y a eu d’autres problèmes ces derniers mois et ses conséquences: la fermeture des frontières, le problème du tourisme et des pertes d’emplois. Une bonne partie des avoirs de la Banque centrale a été transférée pour alimenter les caisses de l’Etat pour ses besoins budgétaires, ce qui est normalement interdit. La Banque centrale américaine a déclaré que beaucoup de lignes rouges ont été franchies. Ici aussi.
l Est-ce que, comme l’avez déjà dit, vous avez le sentiment que la kwizinn continue à fourrer ses cuillères sales dans les affaires du pays?
— Oui, c’est l’impression que j’ai en écoutant des gens qui viennent me voir et des dossiers qui passent devant moi. Mais j’ai aussi l’impression que l’influence de la kwizinn commence un peu à diminuer. Il faut reconnaître qu’en dépit des scandales que nous avons mentionnés et d’autres, dont nous n’avons pas parlé, le gouvernement a plutôt bien géré la Covid et l’affaire Wakashio. A ce propos, j’aimerais aborder un sujet dont on parle peu, mais qui est important.
l De quel sujet voulez-vous parler ?
— Nous avons tendance à Maurice à mettre tous les torts sur le gouvernement et les ministres en oubliant que les fonctionnaires ont aussi leur part de responsabilité dans la situation du pays. C’est un tort. J’ai eu l’occasion, quand j’ai été nommé président du Mauritius Telecom Authority, de voir de près comment les choses se font et je peux vous dire que bien souvent on jette la pierre injustement sur le politique. Un des problèmes de Maurice, c’est que tous les fonctionnaires ne fonctionnent pas comme ils le devraient. S’ils faisaient convenablement leur travail et géraient le système, nous n’en serions pas là.
l Vous avez été très critique de la façon de faire de l’ex-commissaire de police, comment trouvez-vous son successeur?
— Il est définitivement beaucoup mieux que l’ancien. Il est en train de trouver ses marques et a commencé à prendre de bonnes décisions, ce qui m’a agréablement surpris.
l A court terme, comment voyez-vous l’avenir de Maurice ?
— Nous avons de quoi avoir un bel avenir, mais nous avons tendance à inventer ou amplifier des problèmes. On n’arrive pas à résoudre des problèmes simples. Exemple : on aurait pu régler le problème de la distribution d’eau potable dans le pays si on avait nommé un ingénieur à la tête du ministère responsable au lieu de mettre un politique, qui n’y connaît rien et qui a placé ses amis. Si on a les gens qu’il faut, qu’on les nomme aux postes qu’il faut !
l Est-ce le cas?
— Pas pour le moment. Au niveau du Parlement, par exemple, les jeunes députés n’osent pas prendre position, se faire entendre et doivent se contenter de suivre leurs aînés qui contrôlent encour tout. Mais cette situation ne pourra pas durer éternellement et je pense qu’à un moment donné les backbenchers du MSM vont se manifester et prendre la décision qu’il faut pour survivre et changer le cours des choses. Nous franchirons un pas décisif pour le pays quand les backbenchers du MSM vont se réveiller. Il faut espérer que les jeunes élus de l’opposition se réveilleront eux aussi. C’est à ce moment qu’on tournera la page pour un meilleur avenir pour le pays.

(*) Privy Council Appeal
No. 55 of 1993
Richard William Prebble Appellant v. Television New Zealand Limited  Respondents

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