Me Hervé Duval : « Nous ne pouvons laisser la profession « go to the dogs » !

Notre invité de ce dimanche est Me Hervé Duval, qui occupe les fonctions de président du Bar Council. Dans l’interview que vous allez lire, il passe en revue le travail effectué par son équipe depuis son élection en janvier dernier, et parle des objectifs qu’elle s’est fixés. Me Duval répond également à des questions sur les récents amendements votés au Parlement et redit sa conviction qu’il faut redonner à la profession légale ses lettres de noblesse pour qu’elle puisse jouer pleinement son rôle dans le développement du pays.

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En lisant vos dernières déclarations on peut avoir l’impression que, depuis votre élection, vous vous êtes un peu assagi et que vous cherchez à arrondir les angles quand vous prenez la parole. Est-ce que je me trompe ?

— Oui… et non. J’espère que je me suis assagi, mais je ne suis pas en train d’arrondir les angles. Bien au contraire, le conseil du Bar Council s’est fixé un objectif tout en se rendant compte qu’on ne pouvait pas régler les problèmes de l’association en seulement une année. Il a fallu nous consacrer totalement à cet objectif avec la détermination nécessaire pour l’atteindre.

Au lendemain de votre élection, vous disiez que le BC devait avoir plus de pouvoirs disciplinaires et que « la seule façon d’être crédible et d’inspirer le respect c’est de prendre des actions contre ceux (de la profession) qui ne respectent pas les règles et ne se montrent pas à la hauteur des responsabilités ». Cela a-t-il été fait ?

— Oui. Je vous avais aussi dit que je m’attendais à être impopulaire car je devais me présenter à la Cour pour défendre la position du BC sur la question de la discipline. Nous avons actuellement deux affaires en Cour logées par deux personnes à qui le BC a demandé des explications et qui lui contestent le droit de le faire. Je vous avais aussi dit que le BC ne pouvait pas changer les lois et qu’il ne lui suffisait pas de changer les règles pour atteindre son objectif. Ce que nous avons fait, par contre — une initiative qui provoque une certaine opposition —, c’est d’interpréter la loi comme elle existe de façon à avoir plus de latitude pour mettre de l’ordre au sein de la profession. Tout le monde est d’accord que pour protéger la profession il faut sévir contre ceux qui ne respectent pas les règles. On ne peut pas demander aux autres de nous respecter si nous ne mettons pas de l’ordre chez nous pour changer la loi. Le BC s’est dit qu’il ne fallait pas juste souhaiter que la loi change, mais tout faire pour la faire changer et essayer de faire quelque chose pour redorer le blason de la profession. On a choisi d’interpréter la loi existante pour nous donner des pouvoirs de suspension temporaire. Nous avons consulté, puis expliqué la logique de notre démarche et pris note des réserves en disant que nous irions défendre cette position en Cour s’il le fallait.

Pourriez-vous résumer cette interprétation de la loi par le BC qui est contestée par certains membres de la profession ?

— Nous parlons d’une section de la loi qui dit que le BC peut suspendre un membre qui a été sanctionné. Mais la loi dit aussi que si le BC trouve qu’un membre a enfreint les règles de manière grave, il faut référer le cas à la Cour suprême. Nous disons que le BC a le pouvoir de suspendre temporairement ce membre en attendant la décision de la Cour suprême. Certains disent que la sanction doit venir de la Cour suprême, le BC avance que cela n’aurait aucun sens de sanctionner un membre après que la Cour suprême l’aura déjà sanctionné. C’est le débat qui a lieu actuellement au sein de la profession et même au sein de la population, parce que cette question intéresse beaucoup de Mauriciens. Je précise que ceux qui ne soutiennent pas la position du BC peuvent se compter sur les doigts d’une main et ces personnes ont un point commun sur lequel je n’ai pas besoin de m’étendre.

l Même s’ils sont peu nombreux, ceux qui ne sont pas d’accord savent se faire entendre fortement et à tous les niveaux !

— C’est vrai et j’en suis très heureux. La démarche du BC consiste aussi à se battre pour l’indépendance de la profession. Or, l’indépendance, cela veut aussi dire ne pas être d’accord avec un point de vue et le dire, même si c’est le point de vue BC. Nous voulons de cet échange contradictoire et l’opposition que nous rencontrons nous donne l’occasion d’expliquer et de poursuivre le débat sur cette question.

Paradoxalement, le fait que Me Teeluckdharry conteste en Cour suprême la décision du BC de le suspendre temporairement apporte de l’eau à votre moulin.

— Tout à fait. Je vous avais dit en février que toute la question devait se résoudre devant le Cour. Il fallait bien que quelqu’un conteste la décision pour que l’affaire puisse passer en Cour. Je suis heureux de la réaction — bonne et mauvaise — que le débat suscite, car il n’y a rien de pire que de vouloir changer quelque chose et que cela passe inaperçu.

Certains disent que le BC a dans sa ligne mire Me Teeluckdharry, alors que le gouvernement voudrait, au contraire, le protéger avec les récents amendements à la loi. Il y a donc également une dimension politique à ce débat ?

— En ce qui me concerne, je refuse de mélanger les genres. Il y a deux choses dans cette affaire. Me Teeluckdharry a été sanctionné et son cas a été référé à la Cour suprême pour une faute éthique. C’est la chose la plus sévère que le BC puisse faire. Me Teeluckdharry conteste au BC le droit de le convoquer pour s’expliquer sur ce qui lui est reproché. Il ne faut pas faire d’amalgame. Il n’y a aucune affaire en Cour qui conteste au BC le droit de faire des règles internes, même s’il y a eu des réserves exprimées sur le sujet. Dans ce sillage il y a eu la décision du gouvernement d’apporter des amendements au Judicial and Legal Provisions Bill. Ces amendements ne sont pas en soi extraordinaires, car on savait depuis un bout de temps que l’Attorney General ne se sentait pas à l’aise, qu’il avait réalisé qu’il y avait des possibilités de conflits entre ses diverses fonctions et il s’était exprimé devant le BC à ce sujet. On savait aussi qu’il y avait eu des réactions quand le BC avait dit que le code d’éthique de la profession concernait aussi les Law Officers employés par le gouvernement et qui sont des avocats. Nous savions que certains pensaient le contraire et souhaitaient que le gouvernement légifère dans ce sens en créant deux catégories d’avocats. Face à cette situation, le BC a dit : « Let’s agree to disagree », changeons la loi et faisons-le bien une fois pour toutes. Il faut bien comprendre une chose : le Bar Council n’a pas envie d’être le gendarme de la profession.

Vous êtes en train de souhaiter la création d’une autorité — comme les corps paraétatiques — avec des membres nommés par le gouvernement pour réguler la profession ? ! !

— Pas du tout. Pour nous, la façon la plus rationnelle de mettre de l’ordre dans la profession légale dans son ensemble, c’est d’avoir un corps indépendant dont les membres seraient élus par les différents corps de métier de la profession. Ce corps agirait comme une institution autorégulatrice totalement indépendante. Ce n’est pas le cas actuellement.

Ce qui est le cas c’est qu’avec les nouveaux amendements le gouvernement a créé deux catégories d’avocats : ceux du privé et ceux employés dans les instances gouvernementales.

— Le BC refuse de se laisser décourager par cette mesure, parce que nous croyons que les Law Officers demeurent membres de notre association. Nous avons toujours en commun le code d’éthique et le devoir d’indépendance absolu. En tout cas, le BC ne laissera tomber aucun de ses membres et j’espère que nous aurons l’occasion de prouver que tous les avocats souhaitent défendre ardemment leur indépendance.

Comment expliquez-vous cette… manoeuvre gouvernementale et à quoi elle sert ?

— Je crois que le message est que mettre de l’ordre et rendre efficace le BC n’est pas une priorité pour le gouvernement.

Comment expliquez que le BC n’ait pas été consulté ou invité à donner son avis sur les amendements au Judicial and Legal Provisions Bill ?

— Je ne me l’explique pas. On sait que ce texte était dans le pipeline du gouvernement. On savait quelle était la position de l’Attorney General et de certains au State Law Office et on nous avait donné l’assurance que nous serions consultés. Cela n’a pas été le cas. Nous pensions que le gouvernement était d’accord avec le fait qu’il fallait mettre de l’ordre de manière urgente dans la profession. Il semble que ce ne soit pas le cas.

Et ce, malgré le fait qu’il y ait pas mal d’avocats qui font partie du gouvernement actuel…

— Je crois qu’il y a un problème mystérieux qui fait que quand un avocat entre au Parlement ou dans le gouvernement, il subit des ondes et ne réfléchit plus comme un avocat, mais comme un politicien… je n’ai rencontré aucun avocat qui ne soit pas d’accord sur la nécessité qu’il faille mettre de l’ordre dans la profession et de changer la loi. Je peux comprendre que l’Attorney General ait des priorités autres que de mettre de l’ordre dans la profession, mais je ne comprends pas l’urgence des amendements votés.

C’est ce genre de réactions soft qui peuvent donner l’impression que vous voulez arrondir les angles…

— Ce n’est pas le cas. Nous voulons être productifs. Nous voulons avoir le soutien de tout en chacun pour faire du lobby — dans le bon sens du terme — pour le changement des lois. Nous essayons de faire en sorte que les décideurs comprennent qu’il y a urgence. Qu’il y a un besoin de mettre de l’ordre dans la profession, pas juste pour les avocats, mais pour le pays, son économie et son avenir. Je suis toujours étonné que cela ne semble pas évident, surtout pour les décideurs.

C’est-à-dire ?

— Quand on veut vendre Maurice en tant que « hub » de je ne sais quoi, quand on fait appel aux investisseurs, une des premières choses qui sera prise en compte c’est l’existence d’un système légal indépendant et efficient. Nous ne sommes pas en train d’inventer la roue, car un pays où il n’y a pas d’armée la seule défense des citoyens c’est le « confidence in the rule of law », C’est de savoir qu’on est tous égaux devant la loi, malgré ses imperfections. Comment avoir confiance dans un tel système si on n’a pas confiance dans les intermédiaires, ceux qui sont le lien entre les citoyens et le judiciaire : les avocats? C’est pour cette raison qu’il est impératif de mettre de l’ordre dans la profession et le BC est en train de le faire avec les moyens dont il dispose.

Est-ce que l’image de la profession, qui a subi de rudes coups ces temps derniers, est en train d’être réhabilitée ?

— Je le pense. Pour moi, cela se fait entendre dans le ton que l’on utilise pour parler de la profession. Je crois que le travail du BC est apprécié et soutenu. Je crois que les observateurs se rendent compte que les choses sont faites pour nous permettre de remettre de l’ordre dans la profession et que les avocats sont en train de se regrouper autour du BC.

Que faut-il penser de la différence de vues entre vous et Me Antoine Domingue autour des mesures prises par le BC contre Me Teeluckdharry ?

— De manière générale c’est le propre des avocats d’avoir des opinions différentes et, disant cela, je n’arrondis pas les angles. Le fait de ne pas être d’accord et de le dire ne prouve qu’une chose : l’indépendance d’esprit des avocats. Je ne m’attendais pas qu’Antoine Domingue, dont l’indépendance d’esprit est reconnue, ne dise pas son désaccord s’il en avait. J’ai seulement regretté que les désaccords ne se soient pas exprimés dans le forum qui avait été créé pour discuter du sujet. J’en profite pour dire que je suis profondément attristé par le fait que certains viennent faire un faux procès au BC en disant — et vous l’avez mentionné — que tout notre projet se résume à l’affaire Me Teeluckdharry. Sans vouloir faire de la peine à ce dernier, je vais dire que le projet du BC a commencé bien avant lui et va continuer malgré lui.

Que dites-vous de ces commentaires de l’opposition selon lesquelles les amendements votés à la JLPB à la onzième heure visent à restreindre la liberté des avocats en créant deux catégories au sein de la profession ?

— Le timing et la nature de ces amendements ne peuvent pas envoyer un bon signal à la profession et au pays. Je ne crois pas que ce soit une bonne chose de venir dire que les Law Officers n’ont rien à faire avec le BC. La Judicial Service Commission a un droit de regard sur l’employé du gouvernement et ses conditions d’emploi, mais pas sur sa manière de respecter l’éthique de la profession, qui relève du BC.

Le président de la République par intérim vient de signer un autre amendement à la loi qui va restreindre la liberté en général et celle des internautes en particulier. Quelle est la position du BC sur cet amendement ?

— Le BC ne prend pas position sur cet amendement.

Pourquoi ?

— Parce qu’il faut choisir ses combats, que nous avons une priorité et que nous ne pouvons pas atteindre un vrai changement en nous éparpillant. Par ailleurs, nous sommes très attentifs au BC en ce qui concerne notre rôle. Nous avons un devoir de soutenir les réformes légales. Entrer dans ce débat serait transgresser cette règle. S’il y avait, à notre sens, une loi liberticide, remettant en cause certains droits constitutionnels, nous prendrions position.

Vous n’avez pas le sentiment que c’est le cas avec l’amendement sur les réseaux sociaux ?

— Je vous donne mon opinion personnelle, pas celle du BC. La loi qui criminalise les propos sur internet existe déjà. Je ne crois pas que la liberté d’expression donne le droit de faire du tort aux autres. Fin de l’aparté. Maintenant on peut avoir un débat sur les termes « annoyance », « humiliation » ou « inconvenience » qui figurent dans l’amendement. Si le citoyen avait le sentiment que tous les avocats étaient indépendants, l’amendement à la loi sur internet que vous avez mentionné ne ferait pas peur. Toute loi peut être abusive, mais si vous avez des avocats indépendants, vous seriez sûrs qu’il n’y aurait pas d’abus, qu’il n’y aurait pas un Law Officer qui viendrait défendre une poursuite abusive devant un système judiciaire indépendant.

Ce n’est pas la perception que le citoyen mauricien a actuellement de la profession légale et de la justice. Surtout quand il apprend qu’un internaute mauricien installé à Dubaï a été convoqué par la police, suite à une plainte d’une « autorité mauricienne », concernant ses critiques contre le gouvernement !

— Je ne connais pas les détails de cette affaire, je ne ferai donc pas de commentaires. Revenons au mot important que vous venez de prononcer : perception. Les craintes ont été exprimées par rapport à la perception que les Mauriciens ont de la justice. Ils se disent qu’il y aura des abus et qu’il n’y aura pas de gens pour les protéger de ceux qui voudront abuser de la loi. Et qui sont ces gens qui doivent défendre légalement les citoyens, sinon les avocats? Mais les avocats, ce ne sont pas seulement ceux qui défendent, mais aussi ceux qui poursuivent. Si vous avez confiance dans l’avocat indépendant, il n’y a pas de poursuite abusive. C’est pour que la profession légale retrouve sa réputation d’intégrité, d’indépendance et d’innovation et que les avocats jouent pleinement leur rôle dans le développement du pays, que le BC lance l’initiative « 3 I ».

Quel est le concept de ce « 3 I » que vous allez officiellement lancer lors d’une conférence du 21 au 23 novembre ?

— Nous n’avons rien inventé. Nous avons commencé par une prise de conscience au sein de la profession, puis travaillé sur un projet et l’avons organisé comme un road map pour atteindre l’objectif que nous nous sommes fixé. Il ne s’agit pas que d’un beau discours, mais d’une suite d’actions. Pour fonctionner, le système a besoin d’un judiciaire indépendant et d’une profession légale dans lesquels le peuple aura confiance. L’initiative des « 3 I », comme intégrité, innovation et indépendance consiste à faire campagne pour une prise de conscience de la profession, de la nécessité de mettre de l’ordre chez elle et la mise en place d’une initiative autour des trois I qui devront faire partie de l’éducation que nous donnons aux jeunes avocats. Si on formait mieux les avocats qui sont chargés de défendre les règles et la loi, nous n’aurions pas besoin de changer ni d’amender ces règles de temps en temps de façon réactive à un problème. Tous les détails de l’initiative des trois I seront dévoilés lors de la conférence du BC à laquelle sont invités tous les avocats du pays. Au cours de cette conférence, la majorité silencieuse de la profession aura les moyens technologiques nécessaires de faire entendre leurs opinions.

Votre mandat se termine en janvier de l’année prochaine. Et si cette initiative sur laquelle le BC a tout misé pour remettre de l’ordre dans l’association ne fonctionnait pas, si elle n’était pas suivie ?

— Certains m’ont dit qu’il fallait que l’équipe en place reste pour un deuxième mandat pour faire fonctionner l’initiative. C’est une erreur. S’il faut que l’équipe qui a présenté l’initiative reste une année de plus pour la défendre, c’est que nous aurions raté notre cible. Nous sommes satisfaits d’avoir fait ce que nous avions promis de faire. Nous ne savons pas encore si notre objectif sera atteint, mais en tout cas nous aurons essayé, parce qu’en tant qu’avocats, « we cannot afford to let the profession go to the dogs. » Et le Bar Council est déterminé à faire aboutir le projet, car nous savons que la majorité des Law Officers se considèrent des avocats avant tout, qu’ils ont la même volonté d’affirmer leur indépendance et le même désir que les avocats du privé quand il s’agit pour la profession de retrouver ses lettres de noblesse, et que de nouveau la profession d’avocat fasse rêver plein d’idéalistes.

Nous allons conclure cette interview en disant que le monde appartient à ceux qui rêvent.

— Non. Le monde appartient à ceux qui font d’un rêve un projet.

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