Nando Bodha : « Nous avons besoin d’une Driving Force galvanisant les énergies mauriciennes »

Dans une interview accordée au Mauricien cette semaine, Nando Bodha, ex-ministre des Affaires étrangères, qui siège actuellement comme député indépendant, tout en étant partie prenante de Plateforme de l’Espoir, déplore l’absence d’un leadership fort dans le pays et qu’il ait eu « un antagonisme malsain » entre les grands groupes touristiques et le gouvernement. « Nous avons besoin d’une Driving Force qui galvaniserait toutes les énergies mauriciennes, et qui nous permettrait de surmonter tous les problèmes qui se présenteraient à nous. » Il annonce par la même occasion le lancement prochain de sa formation politique.

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C’est la première fois depuis longtemps que vous vous retrouvez dans l’opposition lors de l’exercice de présentation du budget. Est-ce que ce brusque changement ne risque pas d’affecter votre objectivité en ce qui concerne l’analyse de la situation économique et sociale ?
Durant ma carrière politique, j’ai eu l’occasion de servir comme leader de l’opposition. J’avais alors commenté le budget de Rama Sithanen, le premier après la victoire du Parti travailliste. Dans toutes les circonstances, j’ai toujours fait de mon mieux pour garder mon objectivité et mon esprit critique. Il y a toujours une analyse générale dans le contexte du budget. Elle doit être faite de manière objective, qu’on soit au gouvernement ou pas. C’est cela qui permet d’apprécier la pertinence des mesures proposées.
Ce n’est pas une objectivité politique, parce que je ne regarde pas le budget à travers le prisme de mon parti ou du gouvernement. Il faut que le constat soit objectif. Cette analyse objective est toujours là. Je mesurerai les mesures qui seront présentées ainsi que celles qui ont été présentées dans le passé.

Vous serez appelé à critiquer le budget de l’année dernière, qui avait été présenté alors que vous étiez au gouvernement. Comment ferez-vous ?
L’année dernière, alors que j’étais dans le gouvernement, le ministre des Finances nous avait mis devant les faits accomplis. Il avait présenté un schéma très simple en nous annonçant qu’il y avait un déficit budgétaire de quelque Rs 60 milliards et qu’il solliciterait une injection d’un montant de Rs 60 milliards de la Banque de Maurice (BoM) ainsi que d’un autre montant de Rs 80 milliards qui serait mis à la disposition d’un nouvel instrument financier, à savoir le MIC.

En tant que ministres, nous l’avons appris quelques heures avant la présentation du budget. Par la même occasion, on nous avait annoncé l’introduction de la CSG afin de trouver les fonds pour financer la pension. Les modalités devaient être mises en place par la suite.

Comment comptez-vous procéder ?
Il faut faire un constat. L’année dernière, le gouvernement avait fait une analyse qui avait mené à la conclusion qu’on pouvait sortir d’une situation de Covid-Safe et arriver à celle de Covid-Vaccinated avant de déboucher sur l’ouverture des frontières.

C’était une analyse erronée et simpliste. On n’avait pas anticipé la deuxième vague, pour laquelle on ne s’était pas préparé. On avait voulu passer à l’étape de Covid-Vaccinated sans avoir une politique agressive pour obtenir les vaccins. Lorsque j’ai quitté le gouvernement, en février, on avait déjà 100 000 doses d’AstraZeneca. On avait commandé 200 000 doses de l’Inde et 230 000 de Covax. On avait ouvert les discussions avec la Chine. Par la suite, on n’a pas obtenu l’AstraZeneca. On s’est rabattu sur le Covaxin. C’est en catastrophe que l’on a obtenu les 500 000 doses de Chine.

La deuxième vague a créé une grande méfiance dans la population par rapport à ce que le gouvernement lui racontait. Les gens se demandaient si on avait tout dit sur le patient zéro, si on avait tout dit sur les variants ainsi que sur le nombre de cas. Le ministre de la Santé avait annoncé au Parlement qu’il y aurait des vaccins pour venir dire ensuite qu’il n’y en aurait finalement pas.

Au lieu d’avoir un climat de confiance autour de la pandémie afin de la gérer, un doute s’est installé dans la tête de la population, qui ne croyait pas tout ce qu’on leur racontait. En vérité, on a fait du Spindoctoring politique avec toute la crise sanitaire. Ce qui explique probablement les contradictions du ministre Jagutpal.

Comment se présente la situation économique à une semaine de la présentation du budget ?
Certains secteurs ont repris, mais pas le tourisme. À ce sujet, quelque chose de très grave s’est produit. Il y a eu un antagonisme malsain entre les grands groupes touristiques et le gouvernement. On a donné l’impression que les opérateurs voulaient à tout prix rouvrir les frontières alors que le gouvernement se concentrait sur la santé de la population. Ce qui fait que l’ouverture des frontières, qui concerne tout le pays, et pas uniquement le secteur touristique, est devenue un enjeu politique au lieu d’être un enjeu national.

Le gouvernement a fait preuve d’une méconnaissance des mécanismes qui font du tourisme une industrie très complexe avec une dimension multiplicatrice. Elle irrigue beaucoup de domaines, à commencer par l’entrée de devises étrangères dans le pays, jusqu’à les activités des chauffeurs de taxi et des marchands de plage, en passant par les petits commerçants, les restaurants, bars, casinos, etc. Un tiers des revenus du tourisme alimente le secteur informel, qui comprend de petits opérateurs et les propriétaires de résidences secondaires, entre autres.

Tout ce beau monde se retrouve aujourd’hui sur le pavé. D’où la désolation à Flic-en-Flac, Trou-D’Eau-Douce, Grand-Baie, Trou-aux-Biches, Chamarel… Personne n’a pensé qu’une synergie entre le secteur privé et le secteur public aurait constitué une force de frappe formidable. Au lieu de cela, ils ont déclenché la guerre contre les groupes hôteliers avec, pour résultat, que « kan lelefan lager se lerb ki kraze ». C’est maintenant seulement qu’on entame un dialogue pour obtenir un consensus sur l’ouverture des frontières.

En parallèle, il y a l’incertitude concernant l’avenir d’Air Mauritius. Peut-on relancer l’industrie touristique sans une compagnie nationale ? Le gouvernement s’est barricadé dans ses réflexions en se disant : « Nous savons tout faire; nous savons ce que nous sommes en train de faire. » Il n’y a pas eu d’ouverture et de dialogue alors que le Covid-19 est un problème d’ordre national.

À ce problème sanitaire, qui est devenu une crise économique et financière, se sont ajoutés d’autres problèmes systémiques extrêmement graves. Moody’s menace de dégrader le pays, la Banque mondiale dit qu’on doit faire mieux avec moins. Le titre du document de la Banque mondiale résume d’ailleurs bien la situation. Nous sommes dans l’œil d’un Perfect Storm. Un avertissement de classe 4 est en vigueur et des vents violents sont annoncés.
Sur le plan financier, le pays est en plein marasme et les institutions vont à la dérive. Toutes les institutions internationales considèrent qu’il ne fallait pas prendre de l’argent de la BoM et que l’argent obtenu aurait dû être géré dans la transparence. Or, personne ne sait ce qu’il est advenu des fonds alloués à la MIC. Le pays est à la dérive, non seulement sur le plan sanitaire, financier et économique, mais également sur le plan social et celui de la gouvernance, avec la corruption, la drogue et le blanchiment d’argent.

Avec le recul, vous vous sentirez capable de critiquer le gouvernement dont vous faisiez partie ?
Que ce soit au bureau politique ou au gouvernement, j’ai toujours dit ce que je pense. Pour la drogue, j’avais souligné que maintenant que l’aéroport est fermé, il fallait absolument contrôler le port, avec une présence de la SMF et l’utilisation de drones s’il le fallait.
Entre 2014 et 2019, j’étais au gouvernement et j’ai démontré ce qu’on pouvait faire. Des projets de qualité ont été réalisés sans Cost Overrun. Le projet de Metro Express est arrivé à l’heure. La décongestion de Phoenix arrive à maturité. Le pont de l’axe A1-M1 également.

L’Urban Terminal de Victoria est un projet que je voulais réaliser avec le secteur privé. Six compagnies y ont participé et je crois comprendre que cela avance positivement. On a aussi réparé des travaux de mauvaise qualité, comme l’autoroute Terre-Rouge/Verdun. Je voulais démontrer qu’on pouvait agir avec efficacité dans la compétence. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à toutes sortes de dérives désespérantes en raison de l’incompétence, du non-respect des institutions et du viol de la démocratie. Tout cela débouche sur une crise de leadership.

À chaque fois que le pays a été confronté à des défis majeurs, dans les années 60-70’, on a connu des problèmes liés à l’endettement, au chômage, à la corruption et à la drogue. Dans les années 80′, sir Anerood Jugnauth est arrivé. Il a redonné espoir au pays en disant aux Mauriciens que nous pouvons devenir un pays moderne. Il faut croire en nous-mêmes, en notre génie. Vishnu Lutchmeenaraidoo et Gaëtan Duval, entre autres, ont apporté leur contribution.

La synergie du dialogue secteur public/secteur privé a marché. Sir Anerood avait galvanisé les énergies et démontré une chose importante pour le pays : quel que soit le problème auquel le pays est confronté, il faut avoir foi en soi-même et avoir un esprit ouvert. Plus récemment, souvenez-vous du lancement du programme Vision 2030, qui avait mobilisé les énergies, que ce soit du secteur public ou du secteur privé, et avait créé l’espoir dans le pays. Or, aujourd’hui, c’est la morosité et le désespoir qui se sont installés.

D’où viennent ces dysfonctionnements ?
Le problème est qu’on ne peut pas empêcher un Premier ministre de cumuler les portefeuilles, même s’il n’arrive pas à assumer pleinement ses responsabilités. Ensuite, depuis quelques années, on n’a pas un vrai ministère des Finances. On n’a pas non plus de ministère de la Planification. Nous avons actuellement un ministre de Propositions budgétaires. Chaque année, on se demande quelles sont les mesures populistes et politiques, ainsi que les palliatifs qu’on peut présenter dans le budget. Il n’y a pas de vision ni de prévision.

Cela a pesé lourd sur le développement du pays. Nous sommes arrivés à une fin de cycle dans plusieurs domaines, comme le sucre, le textile, l’agriculture, l’IT. Nous avons le problème de Black Listing par l’Union européenne, qui se compliquera avec l’introduction de la Global Minimum Tax. Le FATF a pour sa part introduit en avril le critère de corruption dans la lutte contre le blanchiment de l’argent et la lutte contre le financement du terrorisme.

Par ailleurs, après avoir été pendant longtemps premier pourvoyeur de capitaux en Inde, nous sommes désormais à la troisième place. Nous avons été dépassés par Singapour et les États-Unis.

Quelle est notre vision pour le sucre, pour le textile, pour le tourisme, pour la technologie informatique, qui sont arrivés en fin de cycle ?

Au sujet de l’informatique, nous avons commencé par la Cybercité, mais au lieu d’accentuer notre digitalisation et rendre le pays plus performant sur le plan du “digital marketing”, de l’intelligence artificielle et de la Fintech, on se bat contre le contenu de l’Internet et des plateformes de réseaux sociaux. Ce qui est considéré comme une dérive démocratique. Il y a d’un côté des problèmes réels et, de l’autre, une crise de leadership et de confiance.

Tout cela explique le climat de marasme et de morosité qui caractérise le pays actuellement. Le gouvernement continue d’évoluer dans un univers clos. Or, il faut savoir ce qui se passe dans le pays. Il faut savoir qu’aujourd’hui, les navires ne s’arrêtent plus à Port-Louis, que des compagnies financières quittent la place financière mauricienne, que les touristes ont aujourd’hui d’autres choix que Maurice.

Quels sont les autres problèmes qui affectent le pays ?

La drogue est en train de tuer notre jeunesse et l’argent sale est en train de finir le pays et la corruption, les institutions. Il faut qu’il y ait un leadership fort, et les gens suivront. Nous avons besoin d’une Driving Force qui galvanisera toutes les énergies mauriciennes afin de surmonter tous les problèmes qui se présentent à nous. C’est ainsi que nous avions pu sortir de la crise de 1990.

Et aujourd’hui, nous avons toutes les compétences. Il y a beaucoup de choses qui représentent les opportunités de demain. Il faut galvaniser les énergies, donner confiance à la nation à l’effet que nous pouvons sortir de la crise et rayonner demain.

Vous parlez de crise de leadership, quelles sont les alternatives que nous avons ? Cette Driving Force” existe-t-elle au sein de l’opposition ?
Dans la Plateforme de l’Espoir, nous avons une équipe solide qui a l’expérience, les compétences, la volonté et la détermination d’apporter des changements en profondeur. Paul Bérenger, Xavier-Luc Duval, Roshi Bhadain et moi-même constituons une base sur laquelle on peut construire l’équipe qui pourra, demain, prendre en charge la destinée du pays. Nous avons aussi une bonne communication avec le Parti travailliste. Je suis personnellement une source de bonne communication avec les forces citoyennes.
La population ne veut pas d’un changement de politique électorale, mais une lame de fond qui transfigurera complètement le pays. Je suis convaincu qu’on peut réaliser ce changement en profondeur et redonner confiance au génie mauricien et à la jeunesse mauricienne. J’ai la volonté et la détermination de faire cela dans les années à venir.

Vous êtes le seul membre de la plateforme à ne pas avoir de parti politique…
Depuis que j’ai quitté le gouvernement, j’ai mis en place un projet de société, que j’ai présenté à tout le monde. J’allais présenter mon parti politique, mais il y a eu le confinement. La formation politique est prête. J’ai une équipe autour de moi. Nous lancerons le parti dès que possible. Elle aura pour vision la compétence et l’intégrité. The right person at the right place.

Nous voulons donner à Maurice l’architecture constitutionnelle pour qu’il n’y ait pas les dérives d’aujourd’hui concernant la démocratie, la bonne gouvernance et, surtout, nous militerons pour la méritocratie et le partage. Il s’agira de partager un destin commun.
Après le lancement du parti, nous nous proposons de faire le tour des villes et des villages afin de conscientiser le pays sur la nécessité d’un bouleversement et la possibilité de créer un pays nouveau. Il s’agira de faire en sorte que ce pays redevienne un phare pour le monde. Maurice était un exemple de démocratie en Afrique. Maintenant, c’est l’inverse qui se produit : on est en train de cadenasser la démocratie. C’est dramatique ! D’autant plus que le monde, aujourd’hui, est de plus en plus ouvert. C’est un monde de l’information et de la technologie. Il faut gagner cette bataille.

Nous constatons que vous faites de la drogue votre cheval de bataille…
Si on n’arrive pas à régler le problème de la drogue, elle finira les jeunes et corrompra les institutions. L’argent sale risque de s’infiltrer partout. Les relations entre le pouvoir et les parrains de la mafia sont les ramifications sur lesquelles le commerce continue à se développer et croître. Le dernier rapport sur le crime organisé a bien démontré qu’il faut à tout prix éradiquer la drogue, les ramifications politiques, le blanchiment d’argent, la corruption dans les institutions… Pour faire cela, il faut non seulement les moyens, mais aussi la volonté politique.

Vous êtes également très critique vis-à-vis de la GRA. Pourquoi ?
Tous les Mauriciens aiment les courses hippiques. Or, il y a une mafia qui gère les courses, de connivence avec la GRA. C’est connu. On a fait des courses une machine à blanchir les capitaux et l’argent sale. C’est devenu un système politico-financier et social qui pourrait avoir une incidence sur les élections. Il faut absolument mettre fin à cette dérive. La drogue, les courses, le blanchiment d’argent… Tout cela, c’est la même chose. Il faut de la détermination et de la volonté pour sortir de cette situation.

Pour revenir à l’économie, vous misez beaucoup sur les commentaires de la Banque mondiale et du FMI. Or, on a vu dans le passé que ces économistes ne sont pas exempts de critiques…
Dans les années 80’, on avait beaucoup parlé de IMF Medecine. Il y avait eu des révoltes et des manifestations contre les mesures brutales qu’il proposait, dont l’abolition des subsides sur les denrées de base, l’élimination du Welfare State. Les institutions du Bretton Woods ont changé.

En ce qui nous concerne, elles sont en train de nous dire qu’il faut rester vigilants. Ils mettent le point sur les i concernant les problèmes et les réformes structurelles nécessaires pour Maurice. Il faut une analyse de la situation. Il nous revient de nous responsabiliser et de prendre les mesures appropriées. Or, les mesures prises jusqu’ici n’ont pas donné les résultats qu’il fallait en 2020, et ne donneront pas les résultats qu’il faut en 2021.

On a quand même limité les dégâts, non ?
On a peut-être limité les dégâts, mais il faudra maintenant voir ce qui se passera avec le chômage, le pouvoir d’achat, la valeur de la roupie, qui diminue…

L’impact de toutes les mesures nous a amenés là où nous en sommes. Nous avons connu une contraction de l’ordre de 15% du PIB et nous connaîtrons une croissance de 5% cette année. Nous sommes un des rares à se trouver dans une telle situation. Ce qui est vrai, c’est qu’on ne voit pas le bout du tunnel. Et ce n’est pas cette équipe gouvernementale qui nous mènera au bout du tunnel. En même temps que le marasme économique, il y a des dérives qu’on ne peut accepter concernant la drogue et la corruption, de même que le viol de la démocratie. Il faudra qu’on arrive à régler les deux problèmes en même temps avec une confiance renouvelée en nous-mêmes, en notre classe politique, notre leadership politique et nos institutions.

Qu’attendez-vous du budget ?
J’espère qu’il n’hypothéquera pas l’avenir, qu’il apportera des réformes en profondeur et qu’il exploitera toutes les opportunités susceptibles de créer un sursaut national du génie mauricien.

Est-ce que vous avez quitté le MSM avec l’ambition de devenir Premier ministre, comme l’affirment vos adversaires ?
On ne peut pas parler d’ambition. Si l’histoire arrive à une conjonction où il faudra assumer cette responsabilité, il faudra le faire avec détermination et volonté. Être Premier ministre est une question de moment de l’histoire. Si demain nous réussissions à unir toutes les forces qu’on souhaite unir et qu’il y a un changement en profondeur, j’ai la volonté et la détermination de bien faire.

 

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