Pierre Dinan (économiste) : “ Un gouvernement d’unité nationale pour affronter l’après-Covid-19”

Notre invité de cette semaine est l’économiste Pierre Dinan. Nous sommes allés lui poser des questions sur son analyse des conséquences économiques de la pandémie et les perspectives d’avenir pour Maurice. Pour l’économiste, la sortie de crise pour Maurice passe par une proposition qui va faire du bruit : la formation d’un gouvernement d’unité nationale.

- Publicité -

L’économiste que vous êtes est-il remis du choc économique provoqué par les retombées du Covid-19 ?

Je suis, comme probablement tous les habitants de la planète, encore sous le choc de la pandémie et ses conséquences. Mais nous n’avons pas le choix, il faut faire avec.

Avant le déclenchement de la pandémie du coronavirus, les experts disaient déjà que l’économie mondiale et locale ne se portait pas très bien. On imagine que le confinement a beaucoup augmenté la mauvaise santé de l’économie mondiale

Effectivement, bien avant le début de la crise, le Fonds monétaire international avait déjà réduit les prévisions pour le taux de la croissance mondiale. Pour simplifier les choses, disons que la croissance est le produit intérieur brut que j’appelle gâteau national. Ce gâteau est produit par l’ensemble de la population mauricienne — à travers les différentes institutions et industries ajoutées à nos ressources — par son travail. Après la pandémie et ses conséquences, tous les signaux indiquent que le gâteau national — le PIB — de 2020 sera moins gros que celui de l’année dernière au niveau local et mondial.

Est-ce que la crise touche tous les pays au même niveau ou est-ce qu’il y a des variations ou des exceptions ?

Aux États-Unis et dans les pays dits avancés en Europe, la récession est de l’ordre de 6%, alors que les pays pauvres sont moins affectés. À mon avis, cette différence est due au fait que les pays pauvres — dont ceux de l’Afrique — sont plutôt fermés sur eux-mêmes et sont donc moins affectés par le manque de connexion avec les autres pays.

Où faut-il situer Maurice dans ce tableau de la décroissance mondiale ?

Le FMI annonce pour Maurice un taux de récession de l’ordre de moins 6,6%. Nous sommes plus affectés que les pays d’Afrique parce que nous sommes une économie ouverte, qui vit d’importations et d’exportations. La grosse majorité de nos besoins de base, des matières premières utilisées dans nos industries, est importée et on ne paye pas ces importations avec des roupies que l’on ramasse sous les roches ! D’autant que la dégringolade de la roupie par rapport aux autres monnaies a commencé et ça va continuer. Nous payons nos importations en dollars et en euros obtenus par nos activités économiques : le tourisme, la zone franche, etc. C’est à ce niveau que nous sommes heurtés de plein fouet, notamment au niveau de la première industrie mauricienne, le tourisme, dont le manque de croissance va affecter très négativement toute l’économie mauricienne. Toutes comparaisons gardées, la situation peut évoquer l’année 1960 du siècle dernier avec le passage du cyclone Carol qui a mis à plat le pays et surtout sa seule industrie : la canne à sucre. Le tourisme a aujourd’hui remplacé la canne à sucre et elle est mise à plat par les conséquences de la pandémie : fermeture des frontières, suspension des vols aériens, fermeture forcée des hôtels. Sont affectés les rentrées d’argent en devises étrangères et l’emploi direct et indirect de dizaines de milliers de Mauriciens. Notre première préoccupation, notre urgence économique nationale, c’est de savoir comment remettre en état de fonctionnement le tourisme, notre première industrie, dès la fin du confinement. J’ose dire que nous sommes aujourd’hui bien moins mal lotis qu’en 1960 puisqu’aujourd’hui Maurice a d’autres industries en dehors du tourisme, comme le secteur financier et la zone franche, quoique cette dernière était déjà souffrante. Il y a sans doute des opportunités à explorer dans l’industrie de la haute technologie.

Vous avez vécu le confinement de l’intérieur, sur le terrain, puisque rentré d’Australie par le dernier vol sur Maurice, vous avez dû passer 14 jours en quarantaine dans un hôtel. Qu’avez-vous retenu de cette expérience ?

J’ai eu l’occasion de vivre cette quarantaine dans un des hôtels mauriciens, beau bâtiment et bel outil pour le tourisme, mais qui sans clients et sans personnel était inutilisé, ne rapportait rien. C’est terrible pour l’économie. Il est urgent que l’on fasse repartir le tourisme, que des stratégies soient mises en place pour cela. Il faudrait penser à associer les îles voisines dans cette démarche de relance pour ramener les touristes dans l’océan Indien, en nous différenciant, en offrant mieux que les Caraïbes ou les autres destinations qui sont nos concurrentes.

À votre avis, c’est possible de s’en sortir, d’envisager une gestion de l’après-confinement ?

On finira bien par s’en sortir puisqu’il n’y a pas d’autre éventualité et que l’être humain est résilient. Le Mauricien en particulier. Il faut se mettre à l’ouvrage, même si le confinement nous a chamboulés physiquement et psychologiquement. Nos dirigeants politiques, les leaders dans le secteur du business, nos leaders syndicaux doivent déjà commencer à réfléchir à l’après-Convid-19, parce que nous n’avons pas de temps à perdre. Laissons les sanitaires nous débarrasser du Covid-19 et occupons-nous de l’après en faisant la population se rendre compte que nous sommes TOUS affectés par les conséquences de la pandémie.

Faudrait-il constituer un comité national réunissant TOUS les acteurs pour penser l’après-Covid-19 et faire rapidement des propositions avant le 4 mai ?

Absolument, puisque nous sommes déjà dans une situation d’urgence économique. L’union faisant la force, il faut mettre les têtes ensemble et oublier les divergences. Je vais peut-être choquer  en allant beaucoup plus loin que ça : il faut un gouvernement d’unité nationale pour affronter l’après-Covid-19. Pas un gouvernement de coalition comme celui de 1970 où le gouvernement et l’opposition décident de maryé piké pour des raisons surtout politiques. Je parle d’une grande étude avec TOUS les acteurs politiques, du business, des syndicats et des ONG pour s’asseoir ensemble, développer des stratégies pour tous les secteurs, dont celui de l’alimentation. Nous ne pouvons pas continuer à bloquer toutes nos terres pour les besoins de l’immobilier. Je n’ai rien contre ce secteur, mais il faut établir des priorités. Il faut faire vivre la terre et planter pour nourrir la population et diminuer autant que possible notre dépendance à l’importation.

Vous n’allez pas jusqu’à dire autosuffisance alimentaire ?

Je fais attention au mot autosuffisance quand il veut dire que nous pouvons nous passer totalement de l’importation. Ce qui n’est pas possible. Il faut produire le plus possible à partir de ce que nous disposons, et je pense là également à la pêche, qui n’est pas suffisamment exploitée. Le Covid-19 va nous forcer, et c’est tant mieux, à revoir notre industrie agricole non-sucre, y compris l’élevage.

Revenons à votre proposition de gouvernement d’unité nationale. Vous pensez vraiment qu’avec l’évolution de la politique mauricienne qui a divisé le pays en deux blocs et prôné le “noubannisme” opposé à “bannla” on peut envisager un tel gouvernement ?

Nous sommes tous dans le même bateau menacé de couler et le capitaine ne peut envisager de sauver seulement les marins de son bord et laisser les autres se noyer ! Dans la situation où nous sommes, nous devons faire appel à TOUTES nos ressources humaines pour développer des stratégies pour permettre au pays de sortir de la crise. Ces stratégies de relance seront ensuite ratifiées par les Mauriciens dans le cadre d’un référendum.

Pourquoi aller au référendum ?

Pour que TOUS les Mauriciens soient concernés et partie prenante des décisions à prendre. Parce que, et cela arrivera, quand il faudra prendre des mesures difficiles pour assurer notre survie et notre avenir, personne ne pourra dire qu’il ne savait pas, que la décision lui a été imposée. Parce qu’il faut bien se dire que nous aurons tous besoin de nous serrer la ceinture pour nous en sortir. Mais comment celui qui n’a plus de cran dans sa ceinture, le plus pauvre, va-t-il pouvoir la serrer ?

On allait justement vous dire que le confinement a augmenté les inégalités sociales. Il y a ceux qui ont les moyens d’aller aisément faire leurs courses, mais il y a aussi ceux qui « travaillent le matin pour manger le soir » et se retrouvent sans grand-chose, pour ne pas dire rien du tout

Venir en aide à cette catégorie de Mauriciens doit être une priorité nationale. Nous allons vers l’inflation, la situation est difficile et il faut protéger les démunis. C’est pour cette raison que je dis que le grand comité national doit inclure les ONG pour parler de la dimension sociale du problème. Il y aura des sacrifices à faire pour relancer la machine et il faut s’y préparer. Nous sommes une petite économie qui vit des capacités de sa population, qui est une des nos ressources fondamentales. Qui a fait Maurice démarrer dans les années 1980, sinon sa population, vous et moi, NOUS ? Mais il faut dire que contrairement à la population d’aujourd’hui, celle des années 1980 avait connu létan margoz et était donc plus mobilisée pour sortir le pays de la crise. Il y a un mindset à inculquer à toute la population pour sortir de la crise.

En parlant d’aides, le gouvernement a soutenu les entreprises du secteur privé en les aidant à payer une partie des salaires de leurs employés. Est-ce une bonne initiative du point de vue économique ?

C’est une bonne initiative, à faire avec modération et qui ne doit pas devenir une habitude, en attendant qu’on relance le moteur de l’économie.

Le gouvernement est aussi venu en aide aux self-employed en leur offrant Rs 5 500. Des voix politiques et syndicales se sont élevées pour s’étonner que cette allocation n’ait été du même montant que le salaire minimum

C’est pour éviter ce genre de réaction qu’il faut mettre toutes les têtes pour réfléchir ensemble. Il faut absolument éviter que l’entrepreneur, l’employé, le politicien ou le syndicat ne cherchent qu’à protéger sa montagne. Il faut que l’on se rende compte que le monde ne sera plus comme avant après la pandémie et qu’il faut se mettre ensemble pour trouver les solutions.

Ces initiatives, aussi bonnes et efficaces qu’elles puissent être, coûtent des millions qui devront un jour être remboursés. Quand, comment et par qui ?

Maurice est, heureusement, membre d’institutions internationales comme le FMI et la Banque mondiale, créés après la Seconde Guerre mondiale pour venir aider les pays en difficultés financières. Ce sera le cas pour Maurice, qui va bénéficier de prêts de ces institutions, mais aussi des grands pays amis développés. Il faudra savoir bien négocier ces aides et surtout veiller qu’elles ne soient pas obtenues au prix de notre souveraineté nationale. Par ailleurs, la dette publique va obligatoirement augmenter parce qu’il faudra mettre de l’essence dans le moteur de l’économie. Le gouvernement a besoin de l’argent pour ces dépenses non prévues et il va le trouver dans les poches du contribuable. Attendons-nous à des propositions budgétaires sur l’impôt qui risquent de faire mal.

Que pensez-vous de ce nouveau concept qui a fait irruption dans le débat économique post-pandémie : la monnaie hélicoptère ?

C’est un concept utilisé par Milton Friedman, un célèbre économiste américain assez orignal, qui préconisait qu’en cas de crise, il faut distribuer de l’argent. C’est ce que le gouvernement a fait d’une certaine manière avec ses aides. Il ne faut pas abuser de ce système, car à partir d’un certain moment, il est susceptible de provoquer l’inflation. C’est un moyen pour aider temporairement, dans des situations économiques difficiles et en faisant attention.

Cette situation inédite dans le monde du travail pourrait-elle inciter certaines employeurs à faire du dégraissage, synonyme poli du mot licenciement ?

Écoutez, il faut voir la situation telle qu’elle se présente et elle sera difficile. Nous sommes en pleine réadaptation à une situation d’urgence, revoir les paramètres du tourisme, des industries non-sucre. Il y aura des dégraissements, des mises en chômage technique. Cela va se passer à Maurice, comme ça ce se passe déjà dans le monde. Il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas d’abus.

Faudrait-il penser à une éventuelle allocation chômage ?

Je l’ai déjà dit dans le passé : si jamais on penche pour une allocation chômage, elle doit être temporaire et ne pas devenir une habitude.

Qu’est-ce qu’il faudrait ne pas faire pour que la machine économique puisse redémarrer ?

Il faut à tout prix éviter de croire que tout sera comme avant. C’est à chacun de nous, grand comme petit, de se rendre compte que tout a changé, que nous devons revoir nos habitudes, surtout celles de consommation. Il faut rappeler que nous consommons 90% du PIB que nous produisons et qu’il ne nous reste que 10% pour le reste, dont l’investissement et l’épargne. Nous allons devoir apprendre à garder une poire pour la soif.

Air Mauritius a crashé financièrement mercredi dernier en choisissant une formule protégeant ses directeurs. Depuis, on entend dire que c’était la seule solution possible dans le contexte actuel. Partagez-vous cette opinion ?

Les directeurs ont eu raison de le faire quand ils se sont rendu compte que la situation financière de la compagnie était devenue intenable. Comme beaucoup de Mauriciens, je suis triste de voir ce qui s’est passé. J’ouvre une parenthèse pour dire que ce n’est peut-être pas la seule entreprise mauricienne qui va se retrouver dans ce genre de situation de cessation de paiement et de non-remboursement de dettes. Les deux administrateurs nommés par Air Mauritius vont aller voir les banques pour demander de nouveaux prêts et renégocier les anciens. Ce Krach financier est peut-être une occasion rêvée pour qu’Air Mauritius sont enfin gouvernée de manière efficace. Espérons-le en tout cas. Pour qu’elle soit arrivée à cette situation, il y a eu une suite de choses qui se sont mal passées, de mauvaises décisions prises par l’administration en sus des conditions externes. En espérant que les prêts seront obtenus, espérons aussi que tout cela va nous mener à une bonne gouvernance interne de la compagnie nationale.

Faut-il craindre une liquidation du paille-en-queue national ?

Je ne pense pas que nous irons vers la liquidation mais vers une plus grande participation de l’actionnariat d’Air Mauritius par des compagnies étrangères. Est-ce que ce ne serait pas le moment d’ouvrir le capital d’Air Mauritius à une grosse compagnie étrangère comme Air Seychelles l’a fait, avec beaucoup de succès, avec Etihad ? Mettons notre fierté nationale de côté et acceptons que dans ce monde devenu difficile, ce soit une occasion rêvée de faire une alliance avec une grosse compagnie internationale.

l Tout ce qui est arrivé avec la pandémie remet-il en question la globalisation ?

Non. Je suis contre l’enfermement des pays. Prenons l’exemple des pays qui n’ont pas pratiqué la globalisation dans le passé. La Chine, alors surnommée l’Empire du Milieu, s’est renfermée sur elle-même alors que l’Europe se développait. Plus près de nous dans le temps et l’espace, Madagascar, sous le régime socialiste, s’est coupé du monde et en subit encore aujourd’hui les conséquences économiques et sociales. Une des mauvaises conséquences du Covid-19 est d’avoir stoppé le commerce international et il est à déplorer que certains pays aient bloqué leurs exportations pour leurs besoins. Le commerce permet l’échange de biens et de services entre les pays riches et pays pauvres. Ce qui est remis en question par la pandémie c’est beaucoup plus l’esprit de la croissance illimitée érigé en véritable dieu. Il faut de la croissance, mais elle doit être intégrée. C’est le développement du commerce international — exagéré dans certains cas, je le reconnais — qui a permis au monde d’être ce qu’il est aujourd’hui. Il faut sans doute revoir nos manières de faire, mais nous ne pouvons pas vivre en autarcie et rejeter la globalisation.

Après avoir fait ce tour d’horizon de l’économie mauricienne qui est très sombre, êtes-vous optimiste quant à l’avenir de Maurice après le confinement ?

Mais bien que je suis optimiste. On va sortir de cette horreur et on va pouvoir se redresser, mais tout va dépendre de l’attitude du Mauricien. Du plus petit au plus grand. Il ne faudrait pas que chacun essaye de profiter de la situation pour tenter de tirer la couverture à lui. C’est pour cette raison que je propose un comité national stratégique, doublé d’un gouvernement d’unité nationale avec des propositions approuvées par référendum. Il faut que TOUS les Mauriciens se rendent compte que nous sommes dans le même bateau, qu’il faut l’empêcher de couler et que c’est ENSEMBLE, chacun apportant sa contribution à sa manière, selon ses capacités, disponibilités et son intelligence que nous allons traverser la tempête. Avec l’aide multilatérale des institutions internationales et bilatérales de nos pays amis dans de l’entraide internationale. Si chacun tire de son côté aussi bien au niveau local qu’international, nous allons vers le naufrage.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour