René Raffray, chercheur mauricien : « L’énergie de fusion peut remplacer les énergies utilisées aujourd’hui »

C’est une interview tout à fait particulière que je vous propose ce dimanche. En 1987, j’ai eu le plaisir d’interviewer René Raffray. Il était revenu en vacances des Etats-Unis où il faisait un doctorat et venait d’être engagé dans un groupe de recherches sur l’énergie de fusion à UCLA. 40 ans plus tard nous reprenons la conversation sur ses travaux de recherche sur cette énergie de fusion.

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La dernière fois que je vous ai interviewé, en 1987, vous faisiez des études pour obtenir un diplôme universitaire aux Etats Unis et avez été engagé pour travailler sur le projet de l’énergie de fusion. Comment avez-vous fait pour intégrer cette équipe de recherches sur un sujet très pointu ?

— Tout est souvent coïncidence et, sans doute dans mon cas, chance dans la vie. J’ai quitté Maurice pour aller faire des études en 1975 en Angleterre et je suis revenu en 1979, je me suis marié et j’ai décidé d’aller faire des études supérieures aux Etats-Unis, plus précisément à l’université Davis en Californie pour faire un doctorat en mechanical engineering. J’ai eu un directeur de thèse, le professeur Hoffman, qui m’a intéressé à la fusion nucléaire, que je ne connaissais absolument pas et qui m’a fasciné. Quand j’ai terminé mes études, il m’a proposé de me joindre au groupe qu’il dirigeait à UCLA (University of California Los Angeles) et c’est ainsi que j’ai commencé une carrière de chercheur dans l’énergie de fusion. Depuis, j’ai publié des travaux sur le sujet et, surtout, je suis chercheur à ITER, l’organisme international qui est chargé des études sur les possibilités de faire l’énergie de fusion remplacer l’énergie nucléaire. L’ITER est responsable de la mise en application des résultats des recherches sur l’énergie de fusion.
Je vous repose la même question qu’il y a 40 ans : qu’est-ce l’énergie de fusion ?
— C’est l’énergie extraordinaire qui existe sur le soleil et les planètes du système solaire. C’est une énergie qui est libérée quand deux atomes légers, comme un proton et un neutron, fusionnent pour donner naissance à un atome beaucoup plus puissant. Les travaux de recherche de l’ITER ont pour objectif de recréer sur terre, plus précisément dans un réacteur, les mêmes conditions de température existant sur le soleil, c’est-à-dire des millions de degrés centigrades, pour réaliser la fusion contrôlée. Elle peut être une source d’énergie qui remplacera celles qui existent aujourd’hui et qui diminuent, alors que les besoins en énergie du monde sont en augmentation constante.

C’est la même chose que l’énergie nucléaire qui est actuellement utilisée pour produire de l’électricité ?

— L’énergie de fusion est le contraire de l’énergie conventionnelle nucléaire qui est la fission. C’est un gros atome qui se fissionne en petites parties et qui, en ce faisant, libère de l’énergie en produisant, hélas, pas mal de déchets radioactifs avec une très longue durée de vie. L’énergie de la fusion, c’est deux atomes extrêmement légers d’hydrogène qui fusionnent pour créer un atome plus lourd et libère une énorme énergie. Mais ces deux atomes ne fusionnent pas à l’état naturel, il faut donc le faire artificiellement en utilisant de hautes températures et des grosses pressions. Sur le soleil, cela se compte par millions de degrés. On recrée en laboratoire les conditions existant sur le soleil en chauffant les atomes légers à des températures supérieures à celles qui existent sur le soleil. On crée un champ magnétique au sein d’une bouée où on peut récupérer l’énergie provoquée par la fusion pour l’utiliser, à terme, à des fins commerciales.

Comment est-ce qu’on en est arrivé à faire des recherches sur l’énergie de fusion ?

— Ce sont les militaires qui, les premiers, ont commencé à réfléchir et travailler sur l’énergie de fusion à partir de la deuxième moitié du siècle dernier, en même temps qu’ils entreprenaient des travaux sur le nucléaire. Dans les années ‘80, alors que la question des ressources énergétiques pour les années à venir commençait à se poser, les Russes ont proposé à la France puis aux Etats-Unis de travailler ensemble sur ce projet de recherche, dont les résultats allaient bénéficier à toute l’humanité. Les Japonais et l’Union Européenne se sont joints au projet et ils ont créé ITER pour diriger un projet en trois phases : définition , design des composantes, puis construction et opération sur trois sites différents aux Etats-Unis, en Allemagne et au Japon . La première phase a commencé à la fin des années 80 et c’est à ce moment que j’ai rejoint le projet. Puis, a eu lieu la phase du design dans les années ‘90, mais quand on fait les coûts de la construction du site qui allait abriter le réacteur, qui se chiffrait en milliards de dollars, il y a eu des discussions et les Etats-Unis se sont retirés du projet.

Le projet a été donc abandonné ?

— Non. On a continué à travailler sur le projet juste pour le maintenir à flot. C’est ainsi que j’ai quitté l’Allemagne pour continuer à travailler sur le même sujet aux Etats-Unis. Avec la guerre d’Irak, beaucoup de questions politiques sont entrées en jeu. Puis, le projet a redémarré dans les années 2000 avec le Premier ministre anglais Tony Blair influençant les Etats-Unis à reprendre leur place. D’autres pays ont suivi le mouvement et se sont joints au projet, dont la Chine et l’Inde. Aujourd’hui avec l’Union Européenne, 35 pays sont impliqués dans le projet et le site a été construit dans le sud de la France, où je suis désormais basé.

Qui finance l’organisation internationale ITER ?

— Tous les pays participants. Les Européens contribuant à 45% et les autres pays, le reste pour un budget de l’ordre d’environ 25 milliards de dollars. Cette contribution est payée en partie en cash et le reste en éléments nécessaires pour la mise en place du projet. Ces éléments sont fabriqués par les industriels des pays associés. Tous les pays partenaires ont accès à toutes les données et tous les résultats de nos travaux. Ils pourront, donc, quand les essais seront terminés, reproduire chez eux toutes les phases du projet et viser à une utilisation commerciale de l’énergie de fusion chez eux. C’est la plus grande coopération scientifique internationale existant sur la planète.

Combien de personnes travaillent sur ce projet ?

— Dans les bureaux, nous sommes à peu près 1100 et sur le site de la construction, il y a environ 2000 personnes, sans compter celles qui travaillent, dans les différents pays, sur la construction des éléments du site. Cela m’a beaucoup motivé tout au long de ces années de travailler dans une équipe scientifique internationale. Je travaille plus précisément sur la blanket ou couverture qui recouvrira la partie – qui ressemble à une bouée – à l’intérieur de laquelle la fusion sera faite et l’énergie récupérée à des fins commerciales. Nos fournisseurs de matériaux sont la Chine, la Russie, la Corée du Sud et l’Europe.

Est-il facile de travailler avec un équipe internationale ?

— Une fois qu’on se connaît, ça va bien. Mais il y a une période d’adaptation avant d’accepter les manières de faire des uns et des autres. Après, ça va et c’est une immense chance de pouvoir travailler avec autant de personnes différentes sur un projet de cette envergure. Ma motivation a été que je travaillais sur un projet qui pouvait améliorer le sort de l’humanité, sans utilisation de l’énergie fossile, sans effet de serre, sans réactions en chaîne avec des déchets radioactifs aux très longues durées de vie.

Le projet a démarré à la fin des années ‘80 du siècle dernier, il y a donc 40 ans. Vous m’aviez dit, à l’époque, que les premiers résultats étaient attendus dans 40 ans. Cette période de temps est largement dépassée. Pourquoi ça prend autant de temps ?

— Une des leçons apprises de cette opération internationale est que les choses auraient été plus vite si le financement des travaux était assuré par un seul pays. Mais cela n’a pas été le cas. On aurait pu avoir pris moins de temps. Mais les dissensions, les controverses et la covid nous ont fait prendre du retard. Il faut aussi préciser une chose fondamentale : il faut pour un projet scientifique de cette envergure, le plus important en cours au monde, du temps. Il faut le temps de la réflexion pour tester les résultats, avant de faire construire les structures pour la réalisation de cette expérience qui est très, très complexe. Un projet de cette envergure a besoin d’une volonté politique affichée pour pouvoir générer les ressources financières nécessaires à sa réalisation. Pour les scientifiques, c’est passionnant, mais les politiques ont d’autres raisonnements, d’autres priorités, et pensent que le projet nécessite beaucoup trop d’argent.

25 milliards de dollars, c’est quand même, pour dire le moins, une somme conséquente !

— Tout est relatif. Je viens de lire que la prochaine Coupe du monde de football nécessitera plus de 100 milliards de dollars pour les structures sportives qui doivent être climatisées, puisque se trouvant au milieu du désert. Le budget annuel d’ITER est certes conséquent, mais ne représente qu’un quart du budget de la Coupe du monde de football 2022. Ceci étant, nous avons beaucoup avancé et sommes passés de la théorie à la pratique. Les bâtiments du site ont été construits et aménagés dans le sud de la France. Les premièrs éléments du réacteur ont été reçus et seront assemblés. D’autres, tellement gigantesques, sont construits sur place. Pour vous donner un ordre de grandeur de ces éléments, sachez qu’il a fallu construire des routes pouvant permettre à des camions avec une centaine de roues et supportant un poids phénoménal de circuler pour arriver au site. Nous prévoyons maintenant une première opération/présentation pour 2025. ITER démontrera qu’on peut produire de l’énergie de fusion à l’échelle commerciale.

Est-ce qu’on pourra, avec l’énergie de fusion, remplacer l’énergie nucléaire actuellement utilisée pour produire, entre autres, l’électricité, méthode très contestée depuis ces dernières années…?

— C’est un des buts des travaux d’ITER. Je m’empresse d’ajouter que cela prendra du temps, mais que l’objectif à terme de ces travaux est de remplacer l’énergie nucléaire. Je l’espère de tout mon cœur, en tous les cas. Je dois, cependant, préciser certaines choses. La fusion est difficile à réaliser dans un réacteur, certaines de composantes utilisées pour la réaliser existent, par exemple, dans l’eau de mer, mais d’autres, qui n’existent pas dans le milieu naturel, doivent être créées en laboratoire. Nous sommes en train d’y travailler dans le réacteur de démonstration.

Depuis quelques années, il y a une levée de boucliers contre l’énergie nucléaire et ses retombées radioactives. Est-ce que l’énergie de fusion est plus « propre » ou moins « nocive » que le nucléaire ?

— Les structures de fabrication deviennent radioactives au fil des ans, mais ne génèrent pas de produit radioactif. On dessine des couvertures avec des structures dont la durée de vie sera bien inférieure à celle des centrales qui utilisent la fission nucléaire pour produire de l’énergie. Nous travaillons pour le futur sur une procédure où la fusion – et même sa structure de fabrication – ne sera pas radioactive.

Est-ce qu’il est possible de détourner la fusion pour l’utiliser comme une arme offensive, comme on l’a fait dans le passé avec le nucléaire pour en faire la fameuse bombe ?

— Nous ne travaillons que pour une utilisation scientifique commerciale de l’énergie de fusion. Il y a, peut être, des laboratoires militaires qui travaillent sur d’autres aspects, mais je ne suis pas au courant. Le monde de demain aura besoin d’une énergie de base qui, je l’espère, sera la fusion, parce que les énergies renouvelables ont des contraintes : par exemple, on n’a pas du soleil ou du vent tout le temps, ce qui n’est pas le cas de l’énergie de fusion que l’on pourra recréer à volonté.

Vous venez de m’annoncer que les premiers résultats d’ITER seront présentés en 2025/26. Or, vous ne serez pas là puisque vous allez prendre votre retraite. C’est facile d’abandonner un projet sur lequel on a travaillé pendant plus de 40 ans ?

— J’arrête de mon plein gré pour des raisons personnelles, parce que j’estime avoir bien donné et qu’il faut laisser la place aux jeunes. Je suis en train de former celui qui me remplacera et je resterai jusqu’à ce que la transition soit faite. J’espère que je serai invité en 2025/2026 pour la première présentation des résultats d’ITER. Je suis conscient que mon travail est difficile à expliquer à des non-scientifiques. Ce que nous faisons est comparable au travail de la station internationale spatiale Apollo. J’espère que les lecteurs auront compris l’importance de ce projet et j’invite ceux qui veulent en savoir davantage à se connecter sur un des sites internet d’ITER.

Allez-vous, comme la majeure partie des Mauriciens de la diaspora, prendre votre retraite à Maurice ?

— Après ma retraite, je vais aller vivre aux Etats-Unis où sont mes trois enfants, dont deux vivent au Canada. Mais je reviendrai à Maurice, comme j’ai l’habitude de le faire, pour des vacances.

Quel est le regard que vous posez sur Maurice quand vous revenez en vacances ?

— Je suis impressionné par le développement, mais surtout par les constructions en béton. Cette fois-ci, l’avion est passé bas sur l’île pour aller à l’aérodrome et on a pu voir à quel point entre Port-Louis et Curepipe, et même plus loin, le béton a gagné du terrain.


L’énergie de fusion

L’énergie de fusion est créée en exploitant la fusion nucléaire, phénomène qui existe en permanence au sein des étoiles. L’énergie de fusion représente l’énergie produite à partir de réactions de fusion nucléaire durant lesquelles deux atomes légers fusionnent pour produire un noyau plus lourd et dégager une certaine quantité d’énergie, principalement sous forme de chaleur.

Le Réacteur thermonucléaire expérimental international, ou ITER (International thermonuclear experimental reactor) qui signifie en latin « chemin » ou « voie »), est un projet international de réacteur nucléaire de recherche civil à fusion nucléaire. Le projet de recherche s’inscrit dans une démarche à long terme visant à l’industrialisation de la fusion nucléaire et associe 35 pays : ceux de l’Union européenne ainsi que l’Inde, le Japon, la Chine, la Russie, la Corée du Sud et les États-Unis, ainsi que la Suisse et le Royaume-Uni en tant qu’États associés à l’Union Européenne.

ITER est le plus grand projet scientifique mondial actuel. Par sa complexité, son ambition et son budget hors-norme, ce projet de haute technologie a été comparé au programme Apollo.

Depuis les années ‘50 du siècle dernier, l’Union soviétique travaillait sur la création d’un réacteur pouvant exploiter la fusion nucléaire. En octobre 1985, le Président russe Mikael Gorbatchev présente le projet au Président français François Mitterrand, puis au sommet de Genève de la même année, convainc le Président Ronald Reagan de participer au programme international pour construire le réacteur pouvant exploiter la fusion nucléaire. En octobre 1986, les Etats-Unis, l’Union Européenne et le Japon rejoignent l’Union soviétique pour réaliser le projet et ITER (International thermonuclear experimental reactor ) est créé pour gérer sa réalisation. La phase d’étude de conception pour faire la synthèse des résultats des différents programmes existants pour les intégrer de 1988 à 1992. Puis, commence la phase d’ingénierie d’une durée de six ans qui se termine en 1998, mais les Etats-Unis quittent le projet, le considérant comme incertain et ruineux. Une phase ayant pour but de revoir à la baisse les objectifs, en fonction du manque de financement dû au retrait des Etats Unis, est lancée et se termine en 2001. En 2003, la Chine rejoint le projet suivi par le retour des Etats-Unis et l’arrivée de la Corée du Sud et le projet reprend sa vitesse de croisière et son site est construit dans le sud de la France

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