Rima Ramsaran (présidente de l’association mauricienne des femmes chefs d’entreprise) : « La survie de la société dépend de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes »

« Sans égalité des chances entre les hommes et les femmes, on prive une partie de la société d’opportunités de développement », affirme Rima Ramsaran dans une interview accordée cette semaine au Mauricien. « On entend beaucoup parler d’entreprises qui se disent inclusives, mais lorsque l’on regarde plus attentivement la composition de leur équipe de direction, au niveau CEO, CFO, COO, etc. ou la composition de leur conseil d’administration, l’on s’aperçoit vite que ces entreprises don’t walk the talk », poursuit-elle.

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Rima Ramsaran évoque également les appréhensions des femmes entrepreneures quant à l’avenir économique à court terme. Elle propose que le gouvernement contribue au paiement des Maternity Leaves même si cette contribution s’appliquerait sous certaines conditions spécifiques.

Rima Ramsaran, vous êtes la présidente de l’Association mauricienne des femmes chefs d’entreprise. Pourquoi ce besoin pour les femmes d’avoir une association propre à elles ?
J’aimerais répondre à cette question en élaborant sur le contexte dans lequel cette association prend tout son sens et devient pertinente. Nous évoluons, que nous l’acceptions ou pas, dans une société patriarcale, dans laquelle on est loin d’une situation de parité hommes-femmes, surtout au niveau de l’entrepreneuriat. L’apport financier des femmes dans la famille est surtout et toujours un apport secondaire, ce qui fait qu’on – la société, la famille – n’accorde pas encore suffisamment d’importance à l’activité entrepreneuriale de la femme. Et n’oublions pas que les femmes en entreprises se retrouvent souvent dans le secteur informel.
L’idée d’un regroupement des femmes autour d’une thématique commune est surtout axée sur “l’empowerment’ des femmes, afin de renforcer leurs capacités, leur confiance en elles, et leur apporter le soutien nécessaire – à travers un “support system”, pour qu’elles puissent grandir et soutenir leurs entreprises comme il se doit. Mais, le plus important, c’est que l’AMFCE vise à valoriser la contribution économique des femmes chefs d’entreprise et mène un travail de plaidoyer auprès des secteurs public et privé pour un meilleur accompagnement et une plus grande valorisation de l’entrepreneuriat féminin.
Il est important de souligner que notre association regroupe des femmes qui sont souvent les seules actionnaires de leur entreprise, gérant tous les aspects de leurs activités. Nous recensons différentes activités économiques dans notre association – le textile, la production, la technologie, la formation, les services financiers, la restauration et la construction, entre autres. De plus, l’AMFCE compte une branche, à savoir « Entreprendre au Féminin Océan Indien », pour accompagner les femmes entrepreneures du secteur informel. Pour revenir à votre question, notre voix compte.

Voulez-vous dire que les femmes ont une vision différente des affaires ?
Je pense sincèrement que oui. Les femmes sont de nature beaucoup plus empathique. Elles ont tendance à privilégier le facteur humain au détriment de la profitabilité parfois. L’entreprise doit évidemment être profitable pour survivre, mais ce ne sera jamais aux dépens du gagne-pain du personnel pour la femme entrepreneure. La femme chef d’entreprise aborde différemment les questions de stratégie, de management et de gestion des risques. Dans les entreprises dirigées par des femmes, l’on favorise plus facilement le management participatif, par exemple. Nous préférons le consensus plutôt que l’autorité imposée. Je vois beaucoup plus de femmes entrepreneures luttant, par exemple, pour maintenir l’emploi de leur staff, même si la pandémie exige que les entreprises deviennent plus légères. Elles essaient toujours de redéployer le personnel, autant que possible, au lieu de les sacrifier pour maintenir l’entreprise en vie.

En quoi les problèmes rencontrés par les femmes sont différents de ceux des hommes ? Quels sont-ils ?
Les problèmes des femmes sont différents de ceux des hommes tout simplement parce qu’elles n’ont pas la même place que l’homme dans la société. Un exemple très simple, les propriétés – “assets and properties” – des familles sont souvent au nom de l’homme. C’est donc tellement plus facile pour l’homme d’avoir un financement bancaire que la femme, ayant des garanties évidentes. Croyez-vous qu’il y ait beaucoup de familles mauriciennes qui accepteront d’hypothéquer le bien familial pour les besoins de l’entreprise de la femme ? Par contre, si c’est pour les besoins de l’entreprise de l’homme, oui… Un deuxième exemple, beaucoup de femmes s’octroient quelques années sabbatiques pour s’occuper de leur nouveau-né après leur grossesse, et elles finissent parfois par perdre leur emploi. Ceci est un choix de la maman et sa décision doit être respectée. Imaginez-vous le nombre de femmes qui se retrouvent à être entrepreneurs par la suite, quand elles se sentent prêtes à reprendre une activité professionnelle, tout simplement parce qu’elles ne peuvent avoir un boulot, ayant été coupée du marché du travail pendant quelques années ? Et dans ce genre de situation, les débuts en entrepreneuriat sont très difficiles pour les femmes.
Parlons aussi de l’accès à des opportunités, de ce fameux plafond de verre auquel se heurte la femme dans une entreprise. On entend beaucoup parler d’entreprises qui se disent inclusives, mais lorsque l’on regarde plus attentivement la composition de leur équipe de direction, au niveau CEO, CFO, COO, etc. ou la composition de leur conseil d’administration, l’on s’aperçoit vite que ces entreprises “don’t walk the talk”. Vous verrez que les femmes progressent bien jusqu’au “middle management”, mais quand il s’agit du “higher management”, c’est une chasse gardée. Je n’ai pris là que quelques exemples… Les contraintes pesant sur les femmes dans la vie quotidienne sont tout simplement énormes.

Quel est le profil des entreprises qui sont membres de votre association et combien de membres compte-t-elle ?
L’AMFCE, fondée en 1986, accueille des femmes entrepreneures de tous les secteurs, manufacturier, service, primaire/construction, et maintenant l’ICT aussi. Quelques nouvelles démarrent en ce moment dans le “Cryptocurrency” également… Nous avons au sein de l’AMFCE des membres directs : c’est-à-dire, celles qui sont dans le secteur formel de l’économie, dans le secteur informel, regroupées à travers la plateforme Entreprendre au Féminin Océan Indien, qui fait partie intégrante de notre réseau. Je dirais donc qu’on touche plus d’une centaine de membres environ.
Sans compter que l’AMFCE est membre de l’association Femmes Chefs d’Entreprises mondiales (FCEM), qui regroupe des femmes entrepreneures à travers le monde, avec un réseau de plus de 5 millions de membres. À travers la FCEM, nous essayons d’élaborer des projets d’ouverture de marché pour nos femmes entrepreneures. Le potentiel de cette structure est énorme. À Maurice, nous sommes également affiliés à la MCCI, Business Mauritius, Win, MACOSS. Nous collaborons également avec The International Alliance of Women (IAW).

Si on voit beaucoup de femmes à la tête des Petites et Moyennes entreprises, on en voit très peu à la tête de grosses entreprises ou des conglomérats. Y a-t-il un plafond de verre pour les femmes à ce niveau ?
Je ne partage pas vraiment cette opinion à l’effet que les femmes sont limitées aux PMEs. Je peux vous citer plusieurs de nos membres qui sont à la tête d’entreprises faisant plus de Rs 50 M de chiffres d’affaires. Je mentionnerai Zulaika Sunthbocus par exemple, qui vient tout juste de prendre sa retraite de Spoon Consulting, un vrai leader dans le marché très concurrentiel des entreprises de technologies. Oui, le plafond de verre existe vraiment. Mais je pense aussi que beaucoup de femmes choisissent aussi de garder leur business petit, le challenge est beaucoup plus « in the doing than only in the end result »… Elles misent beaucoup plus sur le service personnalisé et la qualité, et quelque part, assurent un meilleur contrôle en restant petit. Sans oublier que la femme entrepreneure est toujours le pilier de la famille, et en ayant un petit business, elles se mettent moins de pression pour jongler entre leurs différentes responsabilités (familiales, sociales, et personnelles).
D’autre part, c’est un peu la tendance du moment, n’est-ce pas ? On voit beaucoup plus de “one-person businesses” aujourd’hui, avec énormément de “outsourcing” vers d’autres qui ont les expertises particulières, mais qui ne sont pas facilement employables, étant trop onéreuses… L’outsourcing est un concept qui prend beaucoup d’ampleur aujourd’hui, car elle permet à l’entreprise de rester “lean”.

Qu’est-ce qui empêche les femmes de briller à haut niveau des grosses entreprises ?
Je pense que les femmes brillent de toute façon… Mais pour répondre à votre question, cela joue beaucoup sur les réalités de notre société fondamentalement patriarcale. Sur le partage du pouvoir, surtout du pouvoir décisionnel. En fait, je me dis que, souvent, à travers leurs “upbringing”, leurs “socialisation patterns”, les femmes se mettent elles-mêmes des barrières indirectes. Elles savent moins se mettre en valeur, moins bien que les hommes à ce niveau, parce qu’elles pensent avoir toujours d’autres priorités – les enfants et la famille notamment, alors que les hommes peuvent se concentrer sur leur carrière plus facilement (et parfois, avec moins de sacrifices).

Nous traversons actuellement la deuxième vague de la pandémie de COVID-19. Comment les entreprises, dont celles dirigées par les femmes, s’en sortent ?
La situation pour les femmes entrepreneures est vraiment difficile. Beaucoup d’entre elles ont fait le maximum pour être résilientes après la première vague. Mais la deuxième vague arrive comme un coup de massue… Beaucoup de femmes chefs d’entreprise n’arriveront pas à se relever de cette deuxième vague. Aux contraintes inhérentes de l’entrepreneuriat, s’ajoutent désormais les problématiques liées au “homeschooling”, au “work from home”, à la fermeture des crèches… Le fardeau est beaucoup plus lourd pour les femmes chefs d’entreprise.

Les institutions internationales estiment que les femmes ont été les principales victimes de cette pandémie. Qu’avez-vous constaté sur le plan local ?
Je rejoins cette perspective évidemment… Elles ont été et restent les principales victimes à tous les niveaux : emploi, business, violence, charge de travail domestique, professionnellement parlant, mais aussi sur le plan personnel, et la recrudescence de la violence domestique/conjugale pendant le confinement n’est un secret pour personne.

Vous avez participé aux consultations prébudgétaires. Quelles ont été vos principales  constatations, recommandations et revendications
?
Nous avons fait plusieurs propositions, mais je préfère parler de notre cheval de bataille. Les femmes entrepreneures emploient souvent beaucoup plus de femmes, certaines sont même dans des “women-centric businesses”. Je parle de l’industrie de l’alimentation, du textile, du bien-être et de la beauté par exemple. Employer des femmes de “child-bearingage”, donc entre 18 ans et 35 ans, est souvent problématique, car les grossesses et “maternity leaves” coûtent cher. Soutenir le salaire de l’emploi de la maman durant le congé de maternité, et surtout pouvoir la remplacer pour trois mois seulement, est compliqué à gérer… Que fait-on de la remplaçante quand la maman reprend son emploi ? On essaie de la garder, ce qui peut peser très lourd sur le salaire mensuel à payer au personnel…
On a fait une demande dans ce sens, surtout à ce que le gouvernement contribue au paiement des “maternity leaves”, soit dans une proportion équitable (50 : 50) ou même (2/1 : 1/3), même si cette contribution s’appliquerait sous certaines conditions spécifiques, par exemple, si l’employeur emploie majoritairement des femmes et si son chiffre d’affaires ne dépasse pas un certain barème.

Quel regard avez-vous sur la situation économique en général ? Quelles sont vos principales préoccupations ?
La situation économique actuelle est préoccupante. Nous n’avons aucune visibilité sur la réouverture des frontières et sur une vraie reprise économique. Aujourd’hui, nous sommes au bord d’une crise sociale qui va frapper de plein fouet les femmes et les femmes entrepreneures. La question de la réouverture des écoles, des crèches et des garderies est primordiale. Beaucoup de femmes professionnelles se retrouvent devant des choix draconiens. D’ailleurs, je pense que les femmes qui parviennent, aujourd’hui, à maintenir leur entreprise à flot, tout en faisant du “home schooling”, sont de vraies Wonder Women qui méritent toute notre admiration.

Avez-vous peur pour l’avenir économique et social du pays ?
Oui. Ce serait naïf de prétendre le contraire. Nous sommes dans une situation inédite avec le tourisme, un de nos piliers économiques qui est à l’arrêt total. Comment se réinventer ? Comment rebondir avant qu’il ne soit trop tard pour les populations les plus vulnérables.

Est-ce que vous êtes satisfaite que le gouvernement ait pris les mesures qu’il fallait pour protéger les femmes entrepreneures en situation difficile ?
Il est clair que le gouvernement ait mis en place des mécanismes de soutien, notamment financier, pour les entreprises et leurs salariés. L’on sait très bien que cela ne peut durer éternellement. Il manque probablement une réflexion sur comment soulager les femmes de la charge de la gestion de la maison et de la famille, afin qu’elles puissent reprendre leurs activités professionnelles et participer pleinement à la relance économique du pays.

On parle beaucoup d’égalité du genre et de parités hommes-femmes. Comment cela vous interpelle ?
Je préfère le terme égalité des chances… Il y va de la survie de notre société. Sans égalité des chances, l’on prive une partie de la société d’opportunités de développement. Le plaidoyer de l’AMFCE s’inscrit dans ce combat pour l’égalité des chances. Les termes égalité des genres et parité hommes-femmes ont été tellement galvaudés, les stratégies sont tellement superficielles parfois, que je crains que ces termes aient perdu leur signification fondamentale.

Dans le dernier MCB Focus, Gilbert Gnany souligne ceci : « To rebuild the nation in the wake of the pandemic and beyond, the country stands to gain from additional policies in favour of more gender-balanced an inclusive socio-economic development path ». Qu’en pensez-vous ?
Je trouve que Gilbert Gnany a trouvé les mots justes et extrêmement percutants. En fait, ce besoin s’inscrit non seulement dans le contexte de la pandémie, mais c’est une nécessité fondamentale pour un développement économique sain et prospère… Et j’aimerais étendre ces propos non seulement vers le concept du genre, mais aussi de classe/couches sociales et de génération. La clé reste le “balancing-act” entre les différentes composantes afin de se diriger, non seulement vers une société plus juste, mais aussi vers une économie intégrée, qui grandit et se développe tout en développant ses citoyens indistinctement. Et je pense que c’est uniquement dans cette perspective que la nation et l’économie devront avancer dans le futur : conjuguer avec ses citoyens…

Je profite de l’occasion pour saluer le “gender-approach” de la MCB, qui pour moi, se démarque du “mainstream”. J’ai eu la chance de collaborer avec eux, à travers l’AMFCE sur un projet spécifique, le « Business Without Borders », notre programme de mentorat pour les femmes chefs d’entreprise de la zone océan Indien. J’ai été agréablement surprise de constater que le soutien de la MCB se soit étendu au-delà de ce projet initial. La MCB a choisi de miser sur une collaboration sur le long terme avec une approche holistique. Leurs équipes sont parties prenantes de la plupart de nos initiatives, même celles ne nécessitant pas d’apport financier, afin de promouvoir la cause de l’entrepreneuriat féminin. Et c’est de ce genre de soutien dont les associations, comme la nôtre, ont besoin.

La Haute Commission australienne accompagne également l’AMFCE depuis 2015 sur divers projets pour l’Empowerment des femmes entrepreneures, culminant en 2020 sur le projet « Busines Without Borders ». L’accompagnement de la Haute Commission à travers les années – six ans maintenant – est, une fois de plus, preuve de leur engagement profonde à la cause.

La MCB s’engage dans la voie de l’égalité des genres, avec 40% de représentativité féminine au niveau du Middle and Senior Management d’ici 2026. Pensez-vous que cela soit possible dans le pays ?
À moins que je me trompe, la MCB devient une pionnière en s’engageant dans cette voie, et je salue l’initiative. Tout est possible si on y met du sien, et je pense que c’est non seulement possible, mais essentiel, pour l’avancement de notre pays. Seuls des engagements de ce type, publics et “measurables”, pourront donner de vrais résultats. De plus, de nombreuses études le prouvent : la parité en entreprise est un vecteur de performance et donc de croissance économique. Une entreprise inclusive est une entreprise qui génère plus de profits.

Le mot de la fin ?
J’aimerais faire ressortir que la représentativité féminine ne se limite pas seulement aux chiffres. Il s’agit d’intégrer les opinions, les perspectives, l’empathie naturelle, l’intelligence émotionnelle de la femme. Cette représentation équitable se fait dans l’esprit, dans l’approche et dans la considération accordée aux femmes afin qu’elles puissent s’épanouir et, à leur tour, faire avancer leurs compagnies respectives. Quand je pense à tout ce gaspillage de ressources féminines causé par la marginalisation de la femme, je me dis que seules les sociétés avant-gardistes « can – and are ready to – tap into this immense potential for their own advancement and progress ».

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