Sheila Bunwaree, universitaire : « Grand temps d’organiser des assises de l’éducation à Maurice »

Dans une interview accordée à Le Mauricien en fin de semaine dernière, Sheila Bunwaree, universitaire et consultante internationale, souligne l’importance de l’organisation d’assises de l’éducation à Maurice. Ces dernières devraient englober l’éducation à partir de la jeune enfance jusqu’au tertiaire, et auraient pour but de repenser notre système afin qu’il soit en phase avec le SDG concernant l’éducation. Elle insiste également sur l’importance des ressources humaines, « qui est la seule ressource dont dispose le pays ».

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La publication des résultats du School Certificate a permis de braquer les projecteurs sur l’éducation à Maurice. Quelle lecture faites-vous des résultats des examens du SC de cette année ?

Avec la publication des résultats du SC, les débats autour de l’obtention de quatre ou cinq crédits pour avoir accès au HSC et la qualité de l’éducation ont été relancés. Je considère que la question de quatre ou cinq crédits est un faux débat. Il ne faut pas opter pour une direction susceptible de bloquer l’avenir des jeunes.

Je m’élève contre tous ceux qui refusent de voir le mal qu’on fait à nos enfants en s’entêtant à exiger les cinq crédits sous prétexte que c’est un nivellement par le bas et qu’il faut encourager la culture de l’effort chez les jeunes. Il y a plusieurs autres moyens pour encourager la culture de l’effort et améliorer la qualité, mais les autorités ne sont même pas capables d’y penser.

On a annoncé un taux de 85% de réussites cette fois. Qu’en pensez-vous ?

Ce niveau de réussite est remis en cause par beaucoup de parents et directeurs, qui s’interrogent sur la façon dont les points ont été alloués et sur la mise en œuvre des considérations spéciales sur lesquelles nous n’avons aucune idée quant aux critères qui sont utilisés.

À mon avis, le système d’examen tel qu’il est pratiqué à Maurice est basé excessivement sur la dimension académique et sur un bourrage de crâne. Aucune possibilité n’est donnée aux enfants et aux jeunes pour qu’ils puissent utiliser tout leur potentiel. Il faut revoir ce système d’évaluation. Comment peut-on continuer avec l’organisation d’un examen de deux heures pour déterminer la capacité et l’intelligence sur lequel dépend son avenir.

Il faut nous inspirer des pays scandinaves, où il y a une évaluation permanente des enfants sur un vaste choix de sujets, et avec un examen à la fin du cursus. Avec le système actuel, nous sommes en train d’exclure plutôt que d’inclure. Ce n’est pas correct. Pourquoi ne pas donner l’occasion aux enfants d’apprendre une panoplie de sujets susceptibles de servir leur Multiple Intelligence à bon escient ?

Vous avez parlé de l’impact du système d’éducation sur les différents aspects de la vie des jeunes. Mais il peut affecter également l’économie…

La réforme du système d’éducation et la construction d’infrastructures pour accueillir les étudiants ne suffisent pas, car le plus important, c’est le contenu de l’éducation qu’on veut inculquer aux jeunes. Est-ce qu’on prépare le jeune pour l’île Maurice de demain ? On se heurte souvent à des problèmes pratiques. Des étudiants et les enseignants se plaignent de l’absence de combinaisons des sujets choisis dans leurs établissements scolaires. Ce qui fait que certains sujets sont imposés aux enfants, même si leurs talents sont ailleurs. Les enfants ne disposent donc pas d’un choix adéquat de sujets dans lesquels ils se sentiraient plus à l’aise ou qui seraient plus utiles pour le pays.

Le résultat, c’est que l’inadéquation entre ce dont l’économie a besoin et ce que le système d’éducation produit persiste. Je refuse de voir l’éducation d’une façon purement fonctionnelle, mais je considère que l’éducation doit obligatoirement répondre aux besoins de l’économie du pays. Je reconnais que l’éducation est un maillon important, car il nous faut des personnes qualifiées pour répondre aux secteurs émergents. Lorsqu’on regarde ce qui se passe sur le plan de la technologie, qui prend une importance croissante dans la société, et où on parle d’intelligence artificielle et de robotique, quelles sont les écoles qui donnent aux élèves les compétences nécessaires pour s’intéresser à ce secteur ?

Nous attendons que les enfants aient traversé la Form 5 ou 6 au collège avant de faire un degré dans les filières technologiques comme l’intelligence artificielle. Nous gaspillons les talents cachés des enfants parce qu’ils n’ont pas été exposés à ces secteurs suffisamment tôt dans le cursus.

Sur le plan social, nous constatons qu’un jeune sur quatre est sans emploi. Les profils des personnes sans emplois nous démontrent que ce sont généralement ceux qui sont au bas de l’échelle. Ceux qui sont des milieux plus aisés et qualifiés réussissent tant bien que mal à faire carrière dans différents secteurs ou optent pour travailler à l’étranger. Le résultat, c’est qu’il y a une masse de personnes qui ne trouvent pas d’opportunités. Tout cela représente un gaspillage de notre capital humain.

Théoriquement, l’éducation aurait dû pouvoir faciliter la mobilité sociale…

Une des fonctions premières de l’éducation, c’est qu’elle doit faciliter la mobilité sociale, mais au lieu de faire cela, notre système ne fait que reproduire les inégalités, donnant raison à Pierre Bourdieu que souvent les systèmes d’éducation demandent à l’enfant un capital culturel et linguistique qu’il ne possède pas, et qui contribue donc à son échec.

Des inégalités semblables contribuent donc à renforcer l’élitisme. On a certainement besoin d’une élite, mais ce n’est pas en gaspillant notre capital humain et en broyant nos enfants à travers une machine inégalitaire qu’on produit une élite. Le Sustainable Development Goal 4 sur la qualité de l’éducation préconise un système plus inclusif et égalitaire. Mais l’accès à l’éducation n’est pas une fin en soi et ne veut pas dire qu’il y ait équité.

Lorsqu’un système n’est pas équitable, mais est simplement accessible, nous sommes condamnés à repiquer les inégalités que je viens d’évoquer. L’équité veut dire permettre aux enfants d’utiliser leurs compétences, leurs multiples intelligences. Il ne suffit pas de dire que des écoles et des centres techniques ont été construits pour donner la chance à tous. Donner la chance à tous veut dire s’assurer que l’enfant ait un repas complet, que les ressources mises à sa disposition sont les mêmes. Qu’on prenne en considération son contexte culturel, que les enseignants soient formés pour travailler avec les enfants qui viennent des “disadvantaged homes”. Ce n’est que lorsque tous ces ingrédients existent que l’école pourrait vraiment contribuer à la mobilité sociale.

Voulez-vous dire que les réformes actuelles, qui comprennent l’abolition du CPE, ne sont pas suffisantes ?

Ce n’est certainement pas suffisant. Je me demande ce qui a vraiment changé. Le CPE a été aboli dans le but d’éliminer la Rat Race et atténuer la compétition. N’importe quel parent vous dira que la forme de la compétition a changé, mais que le fond reste le même. Les enfants doivent toujours prendre des leçons et sont en mode compétition. Un examen national a été créé au niveau de la Form 3, qui exerce une forte pression sur les parents et les enfants puisque ce sont uniquement les Best Performers qui sont admis dans les meilleurs collèges et dans les académies. Il nous reste à savoir ce que produiront ces académies.

On ne peut pas mesurer l’efficacité d’un système que par des examens et un pourcentage de passe. Nous savons qu’il est difficile d’avoir un consensus total dans le domaine de l’éducation, mais il faudrait avoir un système d’éducation qui puisse satisfaire les exigences de la société du point de vue social, culturel, politique et économique. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’on pourrait parler des réformes qui nous sont utiles, surtout maintenant que la pandémie a frappé indistinctement.

Le Covid-19 ne serait-il donc pas un bon prétexte pour le faire, dans la mesure où il a mis en lumière les faiblesses de notre système d’éducation ?

Il y avait déjà beaucoup de faiblesses, et qui se sont maintenant accentuées. Le problème, c’est que lorsque l’on a vu ces faiblesses, au lieu de rechercher des solutions de fond et à long terme, nous avons plutôt privilégié des Quick Fix Solutions. Par exemple, avec le Covid, les inondations et les zones rouges, entre autres, ne permettant pas aux enfants de prendre part aux examens, les autorités ont jugé bon de demander à Cambridge une Special Consideration. Or, cela pose pas mal de problèmes, comme nous le savons. Est-ce qu’il n’est pas temps de revoir notre dépendance sur Cambridge ?

Pire encore : notre système reste bloqué alors qu’il mériterait une refonte entière. Il nous faudrait ouvrir davantage et pratiqué l’interdisciplinarité et produire des jeunes à multiples talents et qui deviennent des Problem-Solvers. D’autre part, lorsqu’on parle de l’éducation, nous nous arrêtons souvent à l’éducation primaire et secondaire, et nous oublions le tertiaire. Nous sommes un des rares pays où le taux de Enrolment au tertiaire est aussi bas par rapport aux nations qui ont le même taux de revenus par tête d’habitant. Le rapport de la Banque mondiale souligne avec pertinence les divergences qui existent entre ce que le système produit et ceux dont le marché du travail a besoin. Une autre faiblesse contre laquelle on doit se parer : c’est l’Online Education. Il faut une formation plus poussée dans ce sens pour que l’enseignement et l’apprentissage deviennent plus intéressants et cohérents.

Voulez-vous dire que nous ne nous occupons pas de nos ressources humaines, qui constituent la seule richesse dont dispose le pays ?

Effectivement, nous ne nous occupons pas suffisamment de nos ressources humaines. Le pire, c’est que nous avons une fuite des cerveaux. Nous n’avons pas jusqu’ici réussi à convertir le Brain Drain en Brain Gain. Tout cela se passe alors que nous avons une population vieillissante et que notre taux de fertilité reste très bas, avec un Worker-Pensioner Ratio qui diminue. En d’autres mots, on a moins de gens pour travailler et subvenir aux besoins de la société. Nous sommes obligés d’avoir recours à de la main-d’œuvre étrangère.

Tous ces problèmes sont liés. Qui va faire fonctionner l’économie du pays alors que nous avons un problème de productivité et un manque d’innovation ? Ce problème de capital humain est resté entier et est lié à l’éducation aussi qu’à la formation. Nous investissons beaucoup dans le secteur éducatif, mais le retour sur investissement est à déplorer. Cela représente un gros gaspillage.

Est-ce que nous avons pensé, à la lumière des leçons tirées durant le Covid, à revoir le curriculum des universités, comme certains pays l’ont fait ? S’occuper de nos ressources humaines veut dire créer des opportunités afin que chaque personne puisse utiliser son potentiel pleinement et contribuer au développement du pays. On parle beaucoup de New Normal dans le contexte du Covid, mais est-ce que nos ressources humaines sont prêtes pour cette “New Normal” ? Je veux insister sur le fait que cette New Normal aurait besoin de personnes avec des qualifications, mais aussi avec des valeurs humaines, telles que la solidarité, le partage, le respect de l’autre et le sens de l’éthique. Et là encore, nos universités ont un rôle majeur à jouer. Nous avons besoin d’universités qui produisent des ressources humaines qui puissent avoir la capacité d’exiger de nos autorités l’adoption d’un nouveau paradigme de développement.

En plus des universités publiques, nous avons actuellement plusieurs autres institutions qui proposent une éducation tertiaire tant aux Mauriciens qu’aux étrangers. Ne pensez-vous qu’il aurait fallu les réunir toutes avant de dégager un plan d’action ?

Il est grand temps d’organiser des assises de l’éducation à Maurice, qui engloberaient l’éducation à partir de l’Early Childhood jusqu’au tertiaire. L’éducation demande un Rethink complet. On a besoin de citoyens qui comprennent les enjeux et les défis qui nous guettent.

On parle fréquemment de Quality Education, mais on devrait également penser à la qualité du citoyen mauricien. Est-ce que le système d’éducation est en train de créer des citoyens responsables que peut exiger ce nouveau modèle de développement dont je viens de parler, et qui pourrait nous assurer une sécurité alimentaire, une sécurité humaine et environnementale, où les droits socio-économiques sont pris en compte ?

On ne peut pas dissocier l’éducation des débats concernant la méritocratie. Une personne qualifiée doit pouvoir obtenir ce qu’elle mérite. Dégager un plan d’action est certes nécessaire, mais il faut aussi s’assurer que nous avons des gens compétents et qui ont un sens de l’éthique au sein de nos institutions tertiaires. Dans combien de cas la méritocratie et le bon fonctionnement de nos institutions ont été bafoués… Lorsqu’on voit ce qui s’est passé au MIE, qui a fait l’objet d’un jugement de la Cour suprême, on se rend compte qu’il y a des personnes qui siègent au conseil d’administration, mais qui ne se gênent pas pour enrayer les principes de méritocratie. Mais où est l’éthique là-dedans ?

Un autre exemple qui me vient en tête par rapport à l’éthique est le rôle des universités et toute cette histoire de certains parlementaires avec leurs noms sur les gâteaux Marie à l’occasion de la fête de l’Assomption. Il est aberrant que nos universités puissent produire des gens avec de tels fonctionnements. Je considère donc que l’éducation a un rôle très important à jouer par rapport aux valeurs morales et humaines, qui doivent être inculquées à nos jeunes.

Avez-vous l’impression que les autorités sont à l’écoute des signaux envoyés par les institutions internationales et les citoyens à l’intérieur du pays ?

Les autorités n’écoutent pas non seulement les signaux envoyés par les institutions internationales de l’étranger, mais aussi ceux que lui envoie la population de l’intérieur. Pas moins de 150 000 à 200 000 personnes sont descendues dans les rues. De plus, tous les jours il y a des protestations contre la hausse des prix, contre l’érosion du pouvoir d’achat. Les Agaléens, eux, demandent de rentrer chez eux, tandis que des maisons ont pris feu parce que les occupants s’éclairent encore à la leur de la bougie. Des gens du sud-est ont des problèmes de fourniture d’eau potable… Autant de signaux envoyés au gouvernement. Malheureusement, face à tout cela, le gouvernement est dans un Denial Mode.

Lorsqu’on parle de V-Dem au Premier ministre, il cite un autre indice qui démontre que Maurice est une démocratie. Mais ces indices ne sont plus fiables. Les indices qui comptent sont le vécu de tout le monde. Lorsqu’on voit la frustration des gens et la misère dans laquelle ils vivent, lorsqu’on entend un ministre dire « Protestez autant que vous voulez, nous continuerons ! », lorsque nous voyons des jeunes parlementaires qui perdent leur indépendance d’esprit au Parlement, et bien nous avons des soucis à nous faire. La question est de savoir : qu’est-ce qui pousse tout ce monde à refuser à voir ces signaux si évidents ? Est-ce seulement la volonté de se maintenir au pouvoir ? On obtient le pouvoir dans le but de servir la population et la société. On n’est pas élu pour s’asseoir et dire : « Travay-la pe fer ! ». Si le travail se faisait, on aurait dû voir une amélioration de la situation. Or, nous voyons un déclin moral, un déclin économique et un déclin politique.

Que pensez-vous des jeunes et des femmes qui sont au Parlement ?

Ce que vous demandez ne peut être dissocié du système politique et de notre système de démocratie. Je ne vois pas de grands changements avec l’arrivée de femmes et de jeunes au Parlement. Ce sont plutôt les partis politiques qui ont choisi les candidats de leur choix pour gérer les affaires du pays. Lorsqu’on voit les débats sur la fraude et la corruption, et la façon dont les ministres évitent de répondre à des questions… Sans compter que le système parlementaire est bloqué avec un Speaker qui est loin d’être indépendant.

Propos recueillis par

Jean Marc Poché

 

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