Cinq ans après leur départ forcé, les retraités dénoncent une injustice sociale sans précédent et réclament enfin justice.
Le 28 mai 2020, 136 employés d’Air Mauritius ont reçu une lettre du cabinet Grant Thornton, dirigé par Sattar Hajee Abdoula et Arvindsingh Gokhool, leur imposant une retraite anticipée ou le licenciement sans pension. Uniformes rendus, carrières brisées, vies bouleversées.
Ils affirment avoir été trompés : pas d’indemnité de départ, droits versés au compte-gouttes, 17 mois d’attente pour toucher leur lump sum. Leur fonds de pension fut transféré à la National Insurance Company (NIC), avec une revalorisation réduite de 3 % à 0,25 %.
Les retraités accusent les administrateurs, pointent la responsabilité politique de Renganaden Padayachy et estiment qu’Air Mauritius est passée « de la caraille Grant Thornton au foyer Beegoo », symbole d’une direction coupée des réalités.
Cinq ans plus tard, Air Mauritius peine toujours à se redresser. Les 136, eux, réclament justice : « Nou pa pe rod la charité. Nou pe rod nou drwa. »
La lettre des ex-employés
LA SAGA DES 136
Le 28 mai 2020, 136 employés d’Air Mauritius qui comptaient plus de trente-trois ans de service reçurent un courrier du cabinet Grant Thornton de Sattar Hajee Abdoula qui avait été nommé administrateur d’Air Mauritius en faillite. Cette lettre les plaçait dos au mur : soit ils acceptaient une retraite anticipée, soit ils étaient déclarés redondants. En pratique, refuser signifiait passer devant le “Redundancy Board” et partir sans pension avant 65 ans.
Ils n’eurent d’autre choix que de céder au chantage. D’autant que leurs maîtres chanteurs ne leur accordaient qu’une semaine pour s’exécuter.
La majorité d’entre eux, pères et mères de famille, avaient encore plusieurs années de service à accomplir : le plus jeune avait 52 ans, le plus âgé avait atteint la soixantaine.
Sommés de partir sans préavis, ces hommes et femmes qui avaient des projets et des obligations financières furent pris au dépourvu. Ils furent même sommés de venir déposer en personne leurs uniformes et leurs valises à Plaisance.
Ils y abandonnèrent trois décennies d’efforts, une carrière fauchée en plein vol, des larmes muettes et un trop-plein de rancœur. Une vie sacrifiée, une rancune éternelle ramenée à la maison…
Ils se retrouvaient sans ressources du jour au lendemain, avec des enfants ou des parents âgés à charge. La majorité d’entre eux n’a pas retrouvé un emploi en raison de leur âge et de leur expérience limitée. Plus de trente ans passés à faire voler des avions font de vous un expert incontestable… mais presque inemployable ailleurs. Certains durent accepter des emplois dérisoires pour nourrir leur famille, d’autres se retrouvèrent ouvriers agricoles, un pilote se mit à laver des voitures, quelques-uns sombrèrent dans la dépression.
Recrutés au cours des années 1980, ils se sont retrouvés au cœur d’une campagne médiatique bien orchestrée qui fit croire qu’Air Mauritius comptait environ 1 500 employés en surnuméraire et que c’est à cause d’eux si la compagnie était en faillite !
On fit d’eux — et en particulier du personnel navigant — des victimes expiatoires. Une loi que le gouvernement de l’époque fit voter en plein Covid permit alors aux administrateurs de licencier à tour de bras en toute liberté.
Ils sont les seuls employés d’une entreprise d’État à avoir été licenciés de cette manière. Les administrateurs les traitèrent comme de simples créanciers, alors qu’on leur avait affirmé qu’ils recevraient la totalité de leur dû s’ils étaient mis en préretraite.
Ils tombèrent de haut quand ils se rendirent compte qu’ils s’étaient fait rouler dans la farine : ils n’ont pas perçu la totalité des montants qui leur étaient dus à leur départ en préretraite. Ils n’ont pas reçu d’indemnité de départ (severance allowance) pour leurs années de service, leurs congés annuels et de maladie leur furent payés au compte-gouttes, et ils ont dû patienter pendant 17 mois avant de toucher leur « lump sum ».
Ils se sont retrouvés sur le pavé dans l’indifférence générale. Chacun voulait sauver sa peau. Bon nombre d’employés estimaient même que c’était une bonne chose de se débarrasser de ceux qui touchaient un salaire élevé en raison de leur ancienneté.
Entre-temps, leur fonds de pension fut transféré de la Swan Insurance à la notoire National Insurance Company (NIC). Dans la foulée, l’augmentation annuelle de 3 % de la pension des retraités fut réduite à 0,25 % de façon unilatérale, sans aucune explication.
Ces employés — travailleurs manuels, techniciens, personnel navigant commercial, pilotes (repris sur intervention du Premier ministre d’alors), chefs de cabine, entre autres — furent évincés par des administrateurs qui maîtrisaient tellement mal la complexité des réalités administratives d’une compagnie aérienne qu’ils prêtèrent une oreille aussi attentive que naïve à un gang de conspirateurs, des syndicalistes notoires représentants d’une catégorie d’employés qui n’hésitèrent pas une seule seconde à poignarder leurs collègues dans le dos : c’est eux qui suggérèrent aux administrateurs de débarquer les employés ayant atteint 33 ans et un tiers de service. Dans le même temps, des chefs de département encourageaient — voire contraignaient — ceux qui avaient reçu le courrier de Grant Thornton à signer la lettre, en leur brossant un tableau très noir du statut de « redondant » s’ils refusaient. Ils installaient eux-mêmes un climat de terreur pour pouvoir revenir sous contrat et demeurer au sein de la compagnie.
C’est ceux qu’on a appelés par la suite “les boomerangs” !
Reste l’exception qui confirme la règle : un employé qui avait reçu sa lettre comme les autres ne l’a jamais signée, mais il n’a jamais été inquiété pendant les 18 mois qu’a duré la mise sous administration. Tous les avocats consultés à l’époque avaient conseillé aux employés de signer ou de risquer le licenciement. Lui, il est toujours là, mystérieusement arrimé à son poste, et il semble s’être fait habilement oublier !
Le mystère reste entier à ce jour.
Il fut par la suite question de se débarrasser d’autres catégories de travailleurs. Plusieurs scénarios ont été envisagés par les administrateurs, épaulés par certains chefs de département guidés par leur seul intérêt personnel, pendant que des primes étaient supprimées pour certaines catégories d’employés, que les salaires de la majorité du personnel étaient temporairement réduits et que le travail à temps partiel était imposé à une partie du personnel.
Pour faire davantage d’économies, le projet de procéder à des coupes chez Airmate ou de mettre des employés ayant atteint l’âge de 50, 60 ans ou plus à la retraite germa dans la tête des administrateurs. Ce plan machiavélique fut heureusement abandonné in extremis, à cause d’un événement malheureux : le naufrage du Wakashio.
Ce drame a en effet freiné les ardeurs du gouvernement et des administrateurs en raison du climat social très tendu qu’il a provoqué dans le pays.
C’est sans conteste la période la plus sombre de l’histoire d’Air Mauritius.
Il est temps de rendre des comptes.
Des milliards de roupies ont été investis par l’ex-gouvernement pour nationaliser et relancer la compagnie après le gâchis causé par les administrateurs.
Alors, posons la question : était-il vraiment nécessaire de pousser 136 employés expérimentés à la retraite ? Cette injustice sociale sans précédent, cet abus de pouvoir qui a laissé une blessure profonde dans la mémoire de ces 136 employés et de leurs familles, a-t-elle permis à la compagnie de reprendre de l’altitude ?
Cinq ans après les faits, le constat est sans appel : Air Mauritius peine toujours à se relancer. Sa réputation a été sérieusement entachée par un nombre incalculable de pannes et de retards. Cet extraordinaire concours de circonstances, qui n’a fait qu’aggraver les choses, est imputé à de la malchance, mais certains articles récemment publiés dans la presse, ainsi que des propos tenus lors d’interviews accordées à divers médias écrits et audiovisuels, relèvent plutôt de la maladresse, voire de l’arrogance, ce qui n’a pas arrangé les choses. Au contraire.
La direction d’Air Mauritius est de plus en plus enfermée dans sa tour d’ivoire. Elle est passée de l’explication aux menaces et à la répression. Elle brandit un résultat positif trimestriel pour affirmer que la compagnie est sortie d’affaire, mais une hirondelle n’a jamais fait le printemps. Surtout quand le passif de la compagnie se chiffre en milliards !
136 employés qui faisaient leur travail avec passion, professionnalisme, loyauté et dévouement pendant des décennies ont payé le prix fort de décisions prises par diverses directions de la compagnie et par les gouvernements successifs. On a un jour fait croire que c’était de leur faute et que leur sacrifice allait sauver la compagnie.
Il n’en est rien.
Air Mauritius a échappé de la caraille Grant Thornton pour tomber dans le foyer Beegoo.
Mais un espoir est permis : le salut viendra, nous l’espérons, de Monsieur André Viljoen, un professionnel respecté et reconnu qui a fait d’une Fiji Airways moribonde une compagnie aérienne profitable et remarquablement performante.
Pour la petite histoire, durant son premier mandat à Maurice, M. Viljoen était opposé à l’idée d’un partenariat stratégique, estimant que cela n’était pas dans l’intérêt de la compagnie. Il avait même partagé ses convictions avec le Premier ministre d’alors — aujourd’hui chef du gouvernement — lors d’une présentation intitulée Air Mauritius, the Jewel of Mauritius. Le contexte est sensiblement différent, mais espérons que l’on ne mette pas la charrue avant les bœufs avant l’arrivée du futur CEO d’Air Mauritius qui a assurément beaucoup de pain sur la planche, pour peu qu’on lui laisse toute la latitude nécessaire pour faire son travail dans les meilleures conditions.

