Le rayonnement de Chinatown doit perdurer… Tel est en tout cas l’avis de Kwang Poon, président de l’East Meets West Association, et d’Ashvin Pothano, Business Developer chez Tastie Buddies. Alors que le pays vibrera ce 10 février au rythme des pétarades chinoises pour célébrer la Fête du Printemps, placée cette année sous le signe du Dragon de bois, Chinatown devient l’épicentre des festivités. Mais ce quartier de Port-Louis promet également dans les années à venir de devenir un carrefour interculturel. Avec une volonté commune : celle de maintenir la valeur patrimoine et historique de l’endroit.
Ashvin Pothano n’a que 27 ans mais a de très bons souvenirs de Chinatown. D’autant qu’il agit actuellement comme Business Developer pour Taste Buddies et que son rôle consiste à emmener ses clients découvrir les endroits insolites que renferme Chinatown. Et surtout de leur faire découvrir la cuisine chinoise, au cœur de ce quartier populaire.
Le jeune homme raconte ainsi que le quartier chinois a toujours été un haut lieu de rencontre, grâce notamment aux gérants des boutik sinwa, qui opéraient dans les différents villages de l’île et qui avaient acheté des lopins de terre à Chinatown en y construisant un lieu où ils pourraient se reposer et évoluer avec les membres de leur communauté. « J’ai appris que le jeu préféré des Chinois était le Mah-Jong (dominos chinois). Au fil des années, Chinatown est devenu incontournable, avec ses restaurants de renom et ses maisons de jeux. Mais après les événements de 1999 et une forte migration au sein de la communauté chinoise, Chinatown a perdu un petit de sa superbe d’antan » , confie-t-il.
Un point de vue auquel adhère Kwang Poon, président de d’East Meets West Association, et dont les mémoires et souvenirs d’enfance s’inspirent de son vécu à Chinatown. Ainsi, dit-il, si les gens préfèrent aujourd’hui se rendre dans les nombreux malls du pays, comme Bagatelle ou Tribecca, autrefois, Chinatown était considéré comme le berceau de l’île, notamment en pouvant, selon lui, jouer au baby-foot ou encore faire des parties de flipper. « Chinatown était réputé pour ses jeux vidéo, auxquels on pouvait jouer chez Ding Dong. Comme Frogger, Batman… Et le juke-box était alors en plein boum » , se souvient-il encore avec les yeux éclairés.
Sauvegarde du patrimoine
Kwang Poon explique aussi qu’il y était facile de s’offrir un plat de biryani à n’importe quelle heure, même à 1h du matin. Des moments dont il se remémore comme s’il était encore enfant. Expliquant avoir encore le goût en bouche du sorbet de chez Snow White, des boulettes de chez Grospiti, de la mousse noire… Avant de comparer le Chinatown de cette époque à une Smart City, notamment avec son cinéma Classic.
Mais Chinatown, c’était aussi et surtout le lieu de grossistes importateurs, faisant du quartier une manne pour s’alimenter. « Ti fabrik siaw dan Chinatown. Ma grand-mère, elle, confectionnait des savates en toile, et Chinatown était aussi réputé pour avoir une usine fabriquant les savates Dodo. Beaucoup de gens ne savent pas ça », dit-il.
On y trouvait aussi des pharmacies chinoises, avec des pilules et autres sirops confectionnés à base de plantes et d’insectes. « Avant, on avait des Chinese Trained Doctors pour ce genre de prescriptions. Il y avait L’Amicale, le Night Life… Mais tout est parti en fumée. Après 18h, de nos jours, Chinatown perd de son éclat et de ses lustres. Il faut dire que la plupart des Chinois ont décidé de s’installer dans d’autres endroits, comme Coromandel, Beau-Bassin, Baie-du-Tombeau… D’où le manque de dynamisme de nos jours à Chinatown », regrette-t-il.
Ashwin, lui, a grandi à Port-Louis. Pour lui, un des atouts de Chinatown est son alliage entre modernité et traditions chinoises. Son coup de cœur reste cependant la rue La Reine, couplée à la rue Royale, lieu mythique et plein de vie, dit-il. Beaucoup de ses souvenirs restent rattachés à ce quartier, qui reste à ses yeux l’âme de Chinatown. « Aujourd’hui encore, Chinatown a des atouts à faire valoir, surtout en ce qui concerne la découverte des traditions chinoises, comme la médecine traditionnelle chinoise, réputée à travers le monde. Il est de notre devoir, en tant que population, de continuer de soutenir des associations comme la New Chinatown Foundation et la Chinese Chamber of Commerce pour que nous puissions donner encore plus de vie à cette partie de la ville, qui fait désormais partie de notre patrimoine », affirme-t-il avec une fierté des plus légitimes.
Le paradis des foodies
Ashwin considère également que Chinatown est le paradis des foodies, avec des institutions ayant marqué le paysage culinaire de Port-Louis, comme les restaurants Lai Min, First, Canton et Fortune Eight. Il évoque aussi des endroits comme Roger, Man Kee ou encore Anam, qui propose toutes sortes de pains, bao, minn bwi et autres boulettes, entre autres… Quant à ceux préférant le côté sucré, il leur conseille Mr Chu et ses délices.
Kwan Poon souligne pour sa part que la cuisine de Chinatown est appréciée de toutes les communautés, évoquant les minn frit ou encore les fameuses boulet, aujourd’hui considérés comme étant des plats mauriciens. « La cuisine a permis la survie et la continuité de la cuisine chinoise. Notamment à travers le Chinatown Francisco, qui a adapté ses plats. »
Il cite l’exemple des Américains : « Ils préfèrent le sucré et le croustillant. Ils n’aiment pas trop les plats du Sichuan, qui engourdissent les lèvres de par la teneur en piments. D’où les plats aigres-doux, qui sont très appréciés. La cuisine thaïe, elle, tire ses influences de l’Inde, avec un curry que les Thaïlandais ont réinventé en Green Thai Curry. Le tout servi avec beaucoup de citronnelle. Alors qu’à Maurice, on boit la citronnelle en tisane. » Ainsi, constate-t-il, à l’heure actuelle, d’autres cuisines asiatiques se sont greffées à la cuisine chinoise. « Il y a même eu un restaurant coréen à Maurice », explique-t-il.
Kwang Poon évoque l’apport de Chinatown dans l’enrichissement du patrimoine culinaire local, mais aussi par « son aspect économique ». Il a aussi une pensée pour Moilin Jean Ah Chuen, qui était président de la Chambre de Commerce chinoise à Maurice. Surtout, dit-il, lors de la Seconde Guerre Mondiale, « période de vache maigre et de rationnement ». Il y avait alors au moins une boutique chinoise dans la région, pour en accueillir plus tard jusqu’à 300.
Il reconnaît aussi au passage l’apport de la communauté chinoise dans la culture mauricienne. Sans oublier la contribution d’Edouard Lim Fat qui, en 1963, aura été nommé directeur du Collège d’Agriculture et aidé à la création de l’Université de Maurice. Et ce n’est pas tout : après plusieurs voyages, notamment à Singapour et Taïwan, Edouard Lim Fat avait développé l’idée de créer la zone franche. D’où son surnom de « Père de la zone franche ».
« À l’époque, Hong Kong ti prevwar pou retournn Lasinn. Cela avait créé un climat d’incertitude auprès de la Chine. Il y avait des négociations en cours depuis les années 80’. Les business partaient alors au Sri Lanka, avant de dévier sur Maurice. Et c’est là que sir Anerood Jugnauth a déployé le tapis rouge aux investisseurs chinois. »
« La Chine a insufflé un grand boost pour Maurice », dit-il. « La zone franche a explosé grâce à l’arrivée de grands groupes textiles. Le chômage s’est transformé en plein-emploi et notre taux de croissance économique, qui était anémique, est devenu positif. »
Le fameux carnet rouge
Kwang Poon rappelle aussi qu’à l’époque de l’administration coloniale anglaise, les denrées de base essentielles étaient rationnées. Il a fallu avoir recours, dit-il, à la Chambre de Commerce chinoise de Maurice, qui a agi comme un vecteur pour la distribution des denrées nécessaires (farine, riz, grains secs…).
Les commerçants ont ensuite mis en place le fameux « carnet rouge », qui permettait aux clients, chaque semaine, d’acheter ses produits alimentaires à crédit. L’économie, à l’époque à 90% agricole, aura été d’un grand apport pour faire bouillir la marmite, dit-il. « Mais la monnaie n’était pas forte », souligne-t-il. « Ek enn kass, on pouvait s’alimenter. Ce qui n’est plus le cas en 2024. Ti pe gagn bonbon, sigaret… » note encore Kwang Poon. « Pendant la période de Covid, il y avait une demande pour revenir au carnet rouge. Certains commerçants avaient d’ailleurs repris cette pratique. »
Ashvin Pothano, de son côté, se dit d’avis que Chinatown a tous les atouts pour devenir un des hauts lieux de Port-Louis, que ce soit en journée ou en soirée. La multitude d’offres culinaires que le quartier propose est importante, dit-il. Avant d’affirmer que cette fascination pour la culture chinoise pousse les Mauriciens à adopter Chinatown comme un deuxième chez soi. « Il serait bien qu’on ait des restaurants pouvant s’adapter aux différentes habitudes alimentaires, comme le vegan et le halal. »
Quand il accompagne les clients de Taste Buddies à Chinatown, Ashvin leur raconte bien sûr l’histoire de ce lieu mythique, mais il leur fait également découvrir les petites boutiques traditionnelles. « Ils sont souvent émerveillés d’entendre les membres de la communauté chinoise parler créole. » Sans parler les mangas qui ornent les murs, et qu’on peut télécharger sur appli. À tel point que nombreux sont ceux à voir en Chinatown non seulement un Digital Art Hub, mais aussi un endroit incontournable pour les touristes. Témoignant ainsi de l’évolution de Chinatown, devenu une vitrine de différentes cultures asiatiques.
Pour en revenir aux mangas, l’application Artivive permet aujourd’hui d’en animer dans les rues de Chinatown, pour le plus grand bonheur de petits et grands. « Il faudrait continuer à le faire avec de nouvelles fresques chaque année. Et pourquoi pas créer un parcours au sein même de Chinatown, afin d’encourager à collectionner les mangas, comme le phénomène Pokémon », lâche Ashvin qui, du coup, retrouve son âme d’enfant.
La comparaison de Kwang Poon entre le Chinatown d’autrefois et celui d’aujourd’hui est éloquente. Ainsi parle-t-il de société clanique : « Des clans de grandes familles, avec de grands patronymes, sorte de société d’entraide basée sur des liens de sang, ont émergé. »
Côté sécurité, il explique que Chinatown a subi il y a quelque temps une vague de vols, mais que le quartier connaît aujourd’hui un répit, et ce, grâce aux caméras de surveillance de la Safe City. Pour autant, les averses et autres inondations n’ont pas épargné la rue Tsun Yat Sen, dont les drains ne supportent plus l’intensité des eaux. Ce qui s’avère problématique dans un contexte de changement climatique.
Mais si le visage de Chinatown a changé, c’est aussi du fait de la destruction des ti laboutik au profit de grands supermarchés. Car les enfants de commerçants ne veulent pas prendre la relève. D’autant que la plupart d’entre eux habitent d’autres endroits. « L’environnement économique a apporté un grand changement et les jeunes aspirent à relever d’autres défis. »
Pour 2024, Kwang Poon souhaite que l’année du Dragon de bois, qui sera célébrée le 10 février, apporte la prospérité. « Notre vision est de reconnaître Chinatown comme une partie intégrante de notre patrimoine et faire le quartier devenir un Chinatown Singapore, avec son cahier des charges, pour aider les commerçants à améliorer leur business. Tout en harmonisant l’ensemble au niveau architectural pour permettre à Chinatown de conserver son cachet historique, culturel et artistique. Le tout en exploitant son marché touristique, ce qui créera une nouvelle ouverture. »
Ashvin, lui, est d’avis que l’Année du dragon représente une belle opportunité pour tous de s’inspirer du dragon pour prendre des décisions fortes, car « elles peuvent avoir un impact positif sur nos vies ».