Ile phare au cœur de l’océan Indien, Maurice s’est tournée vers l’ouverture dès 1996 (SADC), 2000 (COMESA) et 2019 (ZLECAF) pour soutenir son économie exportatrice. En deux décennies, la baisse de la natalité et l’exode des jeunes diplômés ont creusé des pénuries dans la construction, l’industrie et les métiers qualifiés. Pour y remédier, des travailleurs sous contrat de trois ans sont recrutés principalement d’Asie et de Madagascar, tandis que le dispositif « Occupation Permit » attire cadres et experts étrangers.Parallèlement, l’île se rêve en pôle universitaire pour l’Afrique : étudiants africains, bourses « Mauritius-Africa Scholarship Scheme » et autorisation de 20 heures de travail hebdomadaire renforcent cette dynamique, tout en répondant à certains besoins du marché local. Selon Afrobarometer, une majorité de Mauriciens soutient que l’Afrique doit peser davantage dans les instances internationales et juge positivement l’influence de l’UA, de la SADC et de la Commission de l’océan Indien. En revanche, près de la moitié des sondés se montrent réticents à l’accueil d’immigrés et une large majorité souhaite encadrer plus strictement l’accès des travailleurs étrangers. L’objectif étant de concilier attractivité économique et universitaire avec la volonté des Mauriciens de préserver emploi et identité.
La dernière enquête d’Afrobarometer, menée en avril-mai 2024 auprès d’un échantillon représentatif de 1 200 Mauriciens, met à nu les contradictions d’une société à la croisée des chemins. Elle donne à entendre une voix collective hésitante, souvent méfiante, parfois résignée, face aux changements sociaux, économiques et identitaires de ces dernières années.
Une ouverture économique toujours consensuelle
Sur le plan commercial, les Mauriciens restent massivement favorables à l’ouverture :
- 56 % estiment que le commerce international est bon pour l’économie,
- 70 % veulent que le pays facilite les échanges avec tous les pays du monde,
- et seuls 35 % plaident pour des restrictions afin de protéger les producteurs locaux.
La vision globale l’emporte donc sur l’instinct protectionniste. Mieux encore, les organisations régionales comme l’Union africaine (61 %), la SADC (54 %) ou la Commission de l’océan Indien (53 %) sont perçues comme ayant une influence globalement positive sur le pays. 68 % des citoyens souhaitent même que les pays africains aient plus de pouvoir décisionnel dans des instances internationales comme l’ONU.
Mais la société mauricienne développe une méfiance face à la circulation des personnes Mais ce consensus s’effondre lorsque la mondialisation prend un visage humain.La libre circulation des personnes dans la région, pourtant inscrite dans les engagements de Maurice via la SADC, le COMESA ou l’AfCFTA, divise profondément :
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41 % des sondés y sont favorables,
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mais 39 % s’y opposent,
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et 21 % restent indécis.
Le projet panafricain, dans sa dimension humaine, n’est pas ancré dans les esprits, malgré les discours institutionnels. Il bute sur la peur de l’autre, la peur de l’inconnu, et parfois la peur de soi.
Crispation sociétale contre les « foreign workers » considérés «mauvais pour le pays»
Les chiffres les plus éloquents concernent la perception des travailleurs venant du continent africain mais aussi des travailleurs d’origine asiatique, européenne ou les îles voisines qui sont inclus dans la définition générale de «foreign workers ». Alors que Maurice dépend de leur présence pour faire tourner des secteurs comme le textile, la construction, la restauration, l’hôtellerie ou la santé, les Mauriciens voient en eux des intrus plutôt que des partenaires :
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50 % jugent leur impact économique « mauvais » pour le pays,
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48 % disent qu’ils n’aimeraient pas avoir un immigré comme voisin,
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et seulement 12 % y sont favorables.
Plus troublant encore, la défiance augmente avec le niveau d’éducation : 52 % des diplômés du supérieur n’aiment pas l’idée de cohabiter avec un travailleur étranger, contre 43 % chez les personnes sans instruction formelle.L’intolérance n’est donc pas un symptôme d’ignorance, mais le reflet d’une crispation sociétale transversale, nourrie par des récits d’envahissement, de concurrence, de substitution.
L’identité mise à l’épreuve : une insularité qui doute
Ce rejet est d’autant plus paradoxal que la réalité démographique impose un recours croissant à la main-d’œuvre étrangère. Le pays vieillit. Les jeunes s’exilent. Les postes vacants s’accumulent. Et pourtant :
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33 % veulent réduire le nombre de travailleurs étrangers,
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10 % veulent les interdire purement et simplement,
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et 48 % estiment qu’on ne devrait pas dépasser les niveaux actuels.
Le travailleur immigré devient ainsi le bouc émissaire d’un malaise identitaire plus large. Il incarne, à lui seul, la perte de contrôle, la dilution des repères, le vertige d’une île qui ne se reconnaît plus dans sa propre transformation.
Autre révélateur : l’ignorance massive autour de l’accord continental de libre-échange africain (AfCFTA), que Maurice a pourtant ratifié en 2019. Malgré les ateliers, les séminaires, les efforts de l’EDB, 76 % des citoyens n’en ont jamais entendu parler.On célèbre l’Afrique dans les discours, mais la dynamique d’intégration reste étrangère à une large majorité de Mauriciens, plus préoccupés par leur quotidien que par les promesses du panafricanisme économique.
Conclusion: Une nation qui vacille entre deux récits
Maurice est aujourd’hui une société sur le fil. À la fois ouverte par nécessité et fermée par réflexe. À la fois connectée à l’Afrique— mais aussi de l’Asie— méfiante envers ceux qui en viennent. À la fois en quête de croissance et en manque de sens collectif.
Ce que l’étude Afrobarometer révèle, au fond, ce n’est pas un rejet viscéral de l’autre, mais un épuisement identitaire. L’impression que l’histoire s’accélère sans qu’on y soit préparé. Que les décisions se prennent loin des gens, sans eux, parfois contre eux.
Pour redonner confiance, il ne suffira pas de signer des accords ou d’attirer des investisseurs. Il faudra rebâtir un récit commun, où l’étranger ne sera plus l’ennemi, mais le reflet d’un pays qui sait encore ce qu’il est, et ce qu’il veut devenir