3,4 milliards envolés, des responsabilités à la dérive
Zones d’ombre dans le package financier de la location des slots Heathrow à une compagnie aérienne du Qatar
Ce devait être le symbole d’un renouveau. Un retour conquérant sur le marché britannique, la vitrine d’une compagnie « repensée » après la crise du Covid. Mais deux ans après la décision d’abandonner Heathrow pour Gatwick, Air Mauritius se réveille avec une gueule de bois monumentale : plus de Rs 3,4 milliards de pertes cumulées, un réseau déséquilibré, des dirigeants évincés et une réputation écornée. Ce que le président du conseil d’administration, Kishore Beegoo, qualifie désormais de « défaillance majeure » porte les marques d’un fiasco managérial et politique que l’enquête interne lancée cette semaine tentera — enfin — de décortiquer.
Mars 2023. avec l’entrée en fonction du CEO Krešimir Kučko, fraîchement arrivé, les dirigeants de MK présentent un plan audacieux : quitter l’aéroport saturé et onéreux de London Heathrow (LHR) pour London Gatwick (LGW). L’objectif : gagner en flexibilité, réduire les coûts et passer de 5 à 7 vols hebdomadaires. Sur le papier, le projet a des airs de modernisation — flotte de dernière génération (A350-900 et A330-900neo), service client rehaussé, positionnement plus « dynamique ».
Mais derrière le discours marketing, les signaux d’alerte s’accumulent. Aucune étude de marché sérieuse n’a été conduite, pas plus qu’une analyse du risque commercial. Les cadres du département commercial redoutent la perte du segment affaires et premium, essentiel à la rentabilité long-courrier. Les compagnies concurrentes, elles, font le mouvement inverse : elles se battent pour conserver leurs slots à Heathrow, porte d’entrée du trafic haut de gamme.
Les chiffres sont sans appel. Entre 2023 et 2025, la route Londres–Gatwick a généré plus de Rs 3,4 milliards de pertes. Le taux de remplissage n’a jamais dépassé les 68 % en moyenne, bien en dessous du seuil de rentabilité. Les recettes par siège ont chuté, la clientèle premium s’est effondrée, les coûts d’exploitation ont grimpé — notamment en raison des créneaux horaires défavorables à Gatwick et des dépenses additionnelles de marketing pour compenser la perte de visibilité.
En 2024, Air Mauritius a dû réduire la fréquence de 7 à 5 vols hebdomadaires, revenant à la configuration initiale d’Heathrow. Les équipages dénoncent un planning « chaotique » et des vols « à moitié vides » en basse saison. En interne, les termes « fiasco » et « déroute stratégique » circulent depuis des mois.
Face à la surprise des parties prenantes des employés et des actionnaires publics, le président du board, a ordonné une enquête interne approfondie. Celle-ci doit examiner toutes les étapes du processus : études, évaluations des risques, circuits de validation, communication au board et décisions exécutives. Chaque responsable devra soumettre ses documents sous sept jours, avec des briefings obligatoires tous les deux jours.
En ligne de mire, une identification claire des responsabilités et un retour à la transparence. Une réévaluation complète de la stratégie britannique est en cours, n’excluant pas un retour partiel à Heathrow si les conclusions le justifient. « Le temps de l’opacité est terminé. Les dirigeants devront répondre de leurs choix », a-ton lancé, visiblement décidé à changer l’agenda en vigueur à la compagnie aérienne, qui concerne le président lui-même et sa défiance de l’autorité du vice-PM Paul Bérenger, en l’absence du PM.
Mais ses détracteurs ne sont pas dupes. Beegoo, lui-même fragilisé par ses tensions avec l’exécutif politique, pourrait bientôt devoir s’expliquer sur d’autres décisions prises sous sa présidence. Selon certaines sources proches du dossier, des révélations embarrassantes le concernant pourraient voir le jour. Intox , Info, l’avenir proche nous le dira…
L’enquête interne devra établir qui a décidé quoi, et quand. Et qui a joué un rôle détermeinant dans cette décision.
Krešimir Kučko, CEO de décembre 2022 à septembre 2023, est désigné comme l’architecte opérationnel du transfert. Suspendu en 2023 pour des « questions de gouvernance », il a quitté définitivement la compagnie en mars 2024.
Marday Venketasamy, alors président du board, a validé la stratégie sur recommandation du CEO, sans qu’un rapport de risque complet ne soit présenté.
Ken Arian, CEO d’Airports Holdings Ltd (AHL), maison-mère du groupe, supervisait la cohérence entre Air Mauritius, Airports of Mauritius Ltd (AML) et ATOL.
Premode Neerunjun, président du board d’AHL, et Renganaden Padayachy, alors ministre des Finances, portaient aussi une part de la responsabilité politique d’approuver la stratégie globale et d’en contrôler la viabilité.
C’est bien sous la tutelle du ministre Padayachy que la Mauritius Investment Corporation (MIC) a injecté près de Rs 25 milliards dans AHL et Air Mauritius entre 2021 et 2022. Or, les audits de 2024 ont mis au jour un écart inexpliqué de Rs 2,5 à 4 milliards entre les fonds versés par la MIC et les investissements effectivement retracés dans les comptes du groupe. Cet « écart » – que certains appellent déjà un trou noir financier – n’a jamais été justifié ni par AHL ni par le ministère des Finances.
Autre volet explosif du dossier : la location de trois paires de créneaux Heathrow à Qatar Airways pour la saison hiver 2023/24. Le montant de la transaction n’a jamais été communiqué, alors que ces slots peuvent valoir plusieurs millions de dollars par paire. Selon des sources internes, la direction aurait justifié cette opération comme un moyen de « générer de la trésorerie à court terme » — au risque de compromettre un actif stratégique à long terme.
L’audit interne, déjà qualifié de « préambule au rapport Kroll », devra déterminer qui a approuvé cette transaction, sous quelles conditions, et si une vente définitive de ces créneaux a été envisagée. Certains observateurs de magazines spécialisés évoquent même des discussions préliminaires avec une compagnie du Golfe — une hypothèse qui, si elle se confirme, pourrait virer au scandale.
Air Mauritius, qui se voulait renaissante après la mise sous administration volontaire de 2020, semble replonger dans ses vieux démons : mauvaise gouvernance, décisions unilatérales, absence de vision durable. Le groupe Airports Holdings Ltd, censé mutualiser les forces du transport aérien mauricien, est aujourd’hui sous le feu des critiques, soupçonné d’avoir couvert des décisions politiquement validées mais économiquement suicidaires.
Pour de nombreux analystes, cette affaire dépasse le simple cadre d’une erreur stratégique. Elle met en cause la gouvernance entière du secteur public mauricien, où les grandes décisions sont prises sans transparence, souvent par des comités opaques sous tutelle ministérielle.
L’audit interne commandé par Beegoo devrait livrer ses premières conclusions avant fin octobre 2025. Il pourrait devenir la pièce maîtresse d’un nouvel épisode judiciaire et politique, si les responsabilités sont établies au plus haut niveau. Car au-delà du fiasco de Gatwick, c’est toute la crédibilité du pavillon national qui se joue — et, plus largement, la confiance des Mauriciens dans la gestion de leurs entreprises publiques.
Le transfert de Heathrow à Gatwick devait incarner la modernité et la relance. Il restera peut-être dans l’histoire comme l’un des plus grands fiascos stratégiques du transport aérien mauricien — un mélange d’aveuglement, de calculs politiques et d’opacité financière.
Air Mauritius, jadis fierté nationale, cherche encore son cap. Entre vérité attendue et silence organisé, le ciel mauricien n’a pas fini de gronder.

