Audience de jeunes victimes d’abus — Virginie Bissessur, Pédostop : « Dès qu’un enfant maîtrise un minimum la parole, vers 3 ou 4 ans,  il peut répondre en Cour »

"Les magistrates (de la CC) doivent se défaire de leur ego dans l'intérêt des enfants qu'elles doivent écouter en Cour !" "Il est essentiel d’encadrer le contre-interrogatoire, afin que l’enfant ne devienne pas une victime secondaire" "Certains policiers ont du mal à retranscrire la déposition des enfants dans leur langage, et ont tendance à la reformuler en langage d’adulte"

Les très jeunes enfants, ainsi que ceux en situation d’incapacité ou de déficience, sont des proies faciles pour les prédateurs. Parce que dans l’impossibilité physique de se défendre et ne peuvant pas toujours s’exprimer clairement, ils deviennent des cibles de prédilection pour leurs agresseurs. Mais un enfant, aussi jeune soit-il, dispose toujours de moyens pour exprimer, à sa manière, le mal qui lui a été fait. Cela peut se traduire par des paroles simples, des gestes, des attitudes inhabituelles, ou encore des changements dans son comportement quotidien. Ces signaux, parfois subtils, doivent être entendus et pris au sérieux. Le processus d’écoute et de recueil de la parole d’un jeune enfant victime d’abus commence souvent dans son entourage proche, là où apparaissent les premiers signes de détresse ou les premières confidences. Ce n’est qu’ensuite que s’enclenche la machinerie juridique. Au moment de recueillir la parole de l’enfant, les difficultés peuvent survenir, une audition devant le Children’s Court pour un très jeune mineur n’étant jamais un exercice aisé. Nous abordons cette question avec la psychologue et directrice de l’organisation non-gouvernementale  Pédostop, Virginie Bissessur. L’ONG accompagne une quinzaine de jeunes victimes appelées à déposer en Cour. La plus jeune a 4 ans.

 

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Les très jeunes victimes ont-elles la capacité de témoigner en Cour ?

Bien sûr. Dès qu’un enfant maîtrise un minimum la parole, généralement vers 3 ou 4 ans, et qu’il a un vocabulaire d’enfant, il peut répondre en Cour. C’est alors à la Cour et aux policiers de s’adapter à son niveau de compréhension, en lui posant des questions avec des mots qu’il peut comprendre. À cet âge, l’enfant est déjà à l’école maternelle. Chaque jour, il parle et répond aux questions en classe, mais aussi à celles que lui posent les adultes dans son environnement. Nous n’arrêtons pas de poser des questions aux enfants, et ils sont tout à fait capables d’y répondre. Pourquoi cela serait-il différent en Cour ? Un·e policier·ère ou un·e magistrat·e a très probablement des enfants dans son entourage. Ne savent-ils pas comment leur parler ? Je voudrais citer le cas d’un enfant de deux ans et demi qui disait à sa maîtresse à l’école : « Gro fourmi pik mwa aswar, sa brile Miss » et dont le témoignage n’avait pas été recueilli. Elle présentait aussi des signes d’infection urinaire. Ce qu’elle était en train de dire est tout à fait compréhensible. Il y a dans son discours quelqu’un qui lui fait mal et la cohorte de symptômes qu’on retrouve chez des enfants abusés sexuellement, notamment les infections urinaires à répétition, la peur d’être touché… Est-ce vraiment difficile pour un policier ou un·e magistrat·e de comprendre, à travers les mots ou la symbolique utilisés, que quelqu’un fait du mal à un enfant ? Si un·e enseignant·e de maternelle, certes formé·e, parvient à communiquer avec un enfant, pourquoi un·e magistrat·e n’y arriverait pas ? Dans ce cas-là, un examen médical aurait permis de soutenir la parole de cet enfant. Il est vrai que recueillir le témoignage d’un enfant de deux ans et demi est extrêmement délicat. Mais s’il y avait eu la volonté de mener une enquête en collectant des preuves qui corroborent ce que l’enfant dénonce, ce cas aurait été résolu et l’enfant protégé ! Par ailleurs, je voudrais souligner que certains policiers ont du mal à retranscrire la déposition des enfants dans leur langage, et ont tendance à la reformuler en langage d’adulte. Or, il n’y a aucune raison de le faire ! La déposition doit rester dans les mots de l’enfant, car c’est son vécu et sa parole. Les policiers manquent de formation pour recueillir la parole des enfants victimes et la restituer fidèlement dans une déposition. Si celle-ci n’est pas complète, il n’y aura forcément pas matière à poursuite.

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Donc, un enfant de 3 ans peut être entendu à une audience. C’est bien cela ?

Oui, mais cela dépend des conditions et du contexte. Il faut prendre en compte le traumatisme et les conséquences que cela pourrait entraîner pour l’enfant. Une évaluation psychologique est nécessaire, afin de déterminer sa capacité à témoigner. Certains enfants ne sont tout simplement pas prêts à parler de ce qu’ils ont subi. Il est également essentiel d’encadrer et de limiter le contre-interrogatoire, afin que l’enfant ne devienne pas une victime secondaire face à une défense qui n’hésitera pas à le déstabiliser, voire à le brusquer. Le traumatisme secondaire est reconnu par la justice française. Mais à Maurice, on ignore encore ce qu’est un trauma primaire. D’ailleurs, on ne recadrera pas un avocat qui mène un contre-interrogatoire auprès d’un enfant pendant trois heures, même si la victime est épuisée !

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Une audition et l’ambiance dans une Cour peuvent néanmoins déstabiliser un jeune enfant et perturber son témoignage. Qu’en pensez-vous ?

Au Children’s Court, les témoignages d’enfants se déroulent à huis clos, afin de les préserver. Toutefois, lorsque ce sont des enfants accompagnés par Pédostop qui témoignent, nos avocats y assistent en tant que watching brief. Il y a eu le cas d’une fillette de 10 ans qui s’est effondrée en plein témoignage, lorsqu’on lui a demandé d’identifier son agresseur – c’est-à-dire l’accusé – en le pointant du doigt. Elle s’est figée et, par peur, n’a pas pu le faire. Je rappelle qu’il y a une psychologue attachée à la Cour pour enfants. Mais ce jour-là, elle n’a pas rassuré la fillette. À aucun moment, personne n’a compris que cette enfant avait déclenché un mécanisme de défense, et non montré un manque de volonté de poursuivre. Par manque de formation, la Cour est passée à côté de son témoignage : l’affaire n’a pas été suspendue, ce jour-là, et l’enfant n’a pu livrer que la moitié de son histoire.

Qu’est-ce qui est fait, ou devrait être fait, pour combler ce manque de formation du personnel judiciaire ? Car une Cour est loin d’être child friendly : pour un enfant, elle reste un cadre hostile.

L’Institute of Judicial and Legal Studies of Mauritius est l’instance responsable de la formation continue des professionnels du judiciaire. Chaque année, nous collaborons avec l’institut pour organiser des ateliers spécialisés à l’intention des avocats et des magistrats. Mais dans les faits, ceux qui s’y inscrivent sont majoritairement des avocats spécialisés en finance et en commerce, deux secteurs qui ne sont pas concernés par la protection de l’enfance. Eux, au moins, ont la volonté de s’éduquer et d’approfondir un sujet. Cependant, lorsque nous invitons les magistrates du Children’s Court à ces formations, en leur expliquant que le programme est conçu sur mesure pour elles et animé par des spécialistes internationaux de haut calibre, elles ne montrent aucun intérêt. Auraient-elles déjà tout maîtrisé, par le biais du LLM, de l’approche avec les enfants ? Nous ne leur demandons pas de se substituer aux psychologues, mais simplement d’acquérir quelques bases pour mieux comprendre les réactions des enfants, comme ceux qui, par example, par panique, répondent par monosyllables. Il faut que je le dise : les magistrates doivent se défaire de leur ego dans l’intérêt des enfants qu’elles doivent écouter en Cour. Ce sont de véritables drames qui atterrissent en Cour. Dans une famille, il existe toujours des dynamiques psychologiques complexes : des conflits de loyauté, des mécanismes de déni, des choses indicibles… Pour les comprendre et les faire émerger, il est indispensable de posséder au moins une base en psychologie.

La Children’s Act est claire : aucun âge minimum n’est requis pour qu’un enfant témoigne en Cour. Vous n’êtes pas légiste, certes, mais vous êtes en première ligne auprès des victimes. Est-ce que la défense des présumés agresseurs tente parfois de remettre en question la maturité de l’enfant pour éviter qu’il ne soit appelé à témoigner ?

Malheureusement, oui. Je ne peux pas commenter les affaires en Cour, mais je peux vous dire que rien n’empêche une défense de s’opposer à ce qu’un jeune enfant témoigne. Un enfant de 5 ans sait très bien faire la différence entre un mensonge et la vérité, entre le bien et le mal, entre ce qui est juste ou non. Nous les adultes, ne leur répétons-nous pas qu’il est grave de mentir, précisément parce que nous voulons qu’ils nous disent la vérité lorsqu’ils ont fait une bêtise ou autre ? Les enfants disent la vérité avec leurs mots.

Le procès inédit d’Ibrahim Sorefan, accusé de 13 chefs d’abus sur des mineurs d’une école pour enfants sourds, devant le Children’s Court, a mis en lumière un défi de taille en matière d’audition d’enfants présentant un handicap tel que la surdité. Le système juridique n’avait pas prévu de dispositions adaptées pour les enfants souffrant de troubles de la parole. Ce cas pourrait-il servir de eye-opener et pousser à combler ce vide, selon vous ?

Je le souhaite. Je tiens à préciser que, dans le cas évoqué, l’interprète mandatée par la Cour accomplit son travail avec une grande impartialité et beaucoup d’empathie. Elle n’hésite pas à suggérer à la magistrate d’accorder une pause à l’enfant qui témoigne lorsqu’il est fatigué. Elle parvient également à mettre la victime en confiance, ce qui lui permet de relater les faits dans le détail. Un autre défi majeur concerne le recueil des témoignages d’enfants présentant des troubles mentaux. Je me réjouis que le ministère de l’Égalité des Genres et la Brigade pour la protection de la famille aient accepté de collaborer avec nous dans le cadre d’un projet de formation continue de la police, dispensée par des experts que nous ferons venir de La Réunion. Cette formation a pour objectif de pallier les lacunes constatées et de développer des outils et protocoles adaptés au contexte mauricien. Parallèlement, avec la SOFAP, nous travaillons à l’aménagement de salles child friendly dans certains postes de police. Ces espaces, équipés d’éléments adaptés et de jouets, permettront également aux policiers de recueillir la parole des jeunes victimes dans un environnement plus rassurant. Mais en dépit de ces facilités, s’ils n’offrent pas le service au mieux de leurs capacités et dans l’intérêt de l’enfant, les objectifs recherchés risquent de ne pas être atteints.

Sabrina Quirin

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