« Si le GM veut rester dans l’histoire comme celui qui aura été totalement en phase
avec les Mauriciens, il aura à revenir sur l’âge de la pension de vieillesse »
Notre invité pour cette dernière interview de l’année est l’ex-Président de la République, Cassam Uteem. Il nous partage ses vues sur la vie de l’Alliance du changement et son scepticisme qu’elle ira groupé à la fin de son mandat, son évolution personnelle sur la légalisation de la drogue douce et surtout son appel pour une île Maurice unie dans sa diversité rejetant fermement toute friction qui entreverait les progès du vivre-ensemble.
Êtes-vous de ceux qui disent que 2025 a été à Maurice l’année de tous les espoirs, ainsi que celle de toutes les déceptions ?
— 2025 a été certainement l’année de tous les espoirs mais pas celle de toutes les déceptions. L’année qui se termine n’a pas été totalement négative. Il y a eu beaucoup de bonnes choses de faites qui annoncent, si on continue sur la même voie, des amé liorations. Je vais vous donner trois exemples précis. Aujourd’hui, le Parlement fonctionne comme il le faut, les parlementaires peuvent s’exprimer librement. Même si l’opposition est inexistante, son leader et son chief whip participent pleinement aux débats et peuvent s’exprimer en toute liberté.
Vous n’êtes pas choqué par le fait que parfois, la majorité parlementaire abuse justement de sa majorité dans sa manière de traiter l’opposition…
— …dans tous les Parlements, il y a des prises de bec entre majorité et minorité, mais malheureusement, ici, il y a quelques parlementaires qui abusent de la force du nombre. Il y a un nouveau Speaker qui fait bien son travail, à part quelques rares gaffes. Si nous prenons le Parlement comme exemple, la démocratie a été rétablie. L’autre exemple que je voudrais citer est celle de la réhabilitation du Champ de Mars qui était devenu un terrain boueux, infréquentable pour de multiples raisons, à tel point que de grandes écuries historiques avaient pris leurs distances. Le troisième exemple est la MBC qui a fait un saut qualitatif. Il y a, certes, encore beaucoup d’améliorations à faire, mais le JT n’est plus l’espace médiatique réservé au Premier ministre et à ses ministres, mais fait ce qu’elle n’a pas fait depuis des années : de l’information.
Par rapport aux trois points positifs que vous venez d’énumérer, combien y a-t-il eu de points négatifs pendant l’année écoulée ?
— Je dois admettre qu’ils sont malheureusement assez nombreux. Un certain nombre de nominations à la tête de nos institutions fondamentales, sans doute, faites avec de bonnes intentions, se sont mal terminées. Je prends l’exemple de la Banque de Maurice où une personne de l’envergure de Rama Sithanen a été conduit à la démission par les agissements d’un de ses proches. Ce qui me rappelle la situation de Xavier-Luc Duval qui, pour suivre les conseils de son fils Adrien, s’est retiré de l’Alliance du Changement et s’est retrouvé dans le carreau cannes de la défaite électorale.
Comme quoi les pères ne devraient pas toujours écouter les conseils de leurs fils !
— (Éclat de rire) Heureusement que moi, je suis à la retraite, je peux écouter mon fils, mais ça n’a aucune influence sur les affaires du pays ! J’en profite pour dire un mot sur la dynastie politique dont on parle souvent à Maurice. Il est tout à fait normal qu’un enfant dont le parent est politicien, qui a grandi en entendant parler de politique en famille, en participant aux débats, soit intéressé à en faire.
À condition que cet enfant ait les capacités nécessaires et ne se repose pas seulement sur le nom de son père !
— Bien entendu ! Il doit avoir, en plus du nom qu’il porte, d’autres qualités, dont l’humilité, le sens de l’écoute, l’amour de son prochain et le désir de servir son pays. Pour en revenir aux côtés négatifs, il faut dire que dans beaucoup de cas, les institutions ont cessé de fonctionner parce que ceux qui étaient à leur tête ont pris des décisions qu’il ne fallait pas. Je pourrais également citer le cas d’Air Mauritius et de la National Agency for Drug Control, dont le président vient de soumettre sa démission. Sam Lauthan s’occupe des affaires de toxicomanie depuis des années, avec efficacité. Mais dans la vie publique, il suffit d’une phrase, d’un mot, d’une attitude, pour détruire tout ce qui a été construit avant. Sa déclaration sur la dépénalisation du gandia, sans consultation avec qui que ce soit, a provoqué des réactions négatives de ceux qui en consomment et de ceux qui, dans les ONG, travaillent sur le terrain et l’ont poussé à la démission.
Justement, quelle est votre position sur la dépénalisation du cannabis ?
— Au départ, j’étais un extrémiste dans le sens que je disais qu’il n’y pas de drogue douce et de drogue dure, mais seulement de la drogue, qu’il fallait interdire sans exception. J’ai été pour la prévention, la réhabilitation et la répression, mais une répression totale, quel que soit le type de consommateur. Mais au fil des années et surtout avec l’arrivée des drogues synthétiques, la situation a explosé, ainsi que le nombre de consommateurs, de plus en plus jeunes. Il faut d’abord arrêter de traiter de facto les consommateurs comme des criminels, mais comme des malades, en leur proposant des programmes de réhabilitation et penser aux alternatives. Il faut aussi revoir nos définitions sur la drogue car l’alcool, qui en est une, est vendue dans tous les restaurants et les boutiques, ce qui ne signifie pas que tous ceux qui en consomment sont des soulards. Je suis pour la dépénalisation du cannabis, pas pour sa légalisation. Je fais partie d’un organisme régional de combat contre la drogue qui est arrivée à la conclusion, comme beaucoup de pays, que la dépénalisation du cannabis est une solution, tout en continuant avec la prévention et la réhabilitation.
Est-ce que si cette décision avait été prise avant, on aurait, peut-être, évité que les drogues synthétiques se répandent sur l’ensemble du pays ?
— C’est vrai que, dans certains cas, c’est peut-être trop tard. Mais il faut bien commencer quelque part et prendre les décisions nécessaires, déterminantes, pour empêcher le fléau de s’étendre. Il faut revoir et moderniser nos systèmes de prévention et de réhabilitation pour protéger nos jeunes en les conscientisant.
La drogue est un des principaux problèmes de société du pays, mais est-ce que le Mauricien en est conscient ?
— Même s’il est conscient de la gravité de la situation, je ne suis pas sûr qu’il se sente directement concerné et engagé dans le combat contre la prolifération de la drogue. Au niveau de l’État, il faut inclure la dénonciation de la drogue et de ses effets sur les jeunes dans le programme des écoles, depuis la maternelle. La drogue est en train de gagner du terrain. Il faut se mobiliser contre les drogues qui font nos jeunes et moins jeunes ressembler à des zombies titubant dans les rues…
Retournons à la politique. Qu’est-ce qui fait que malgré l’expérience de ses leaders, malgré l’écrasante majorité dont il dispose, le gouvernement semble hésiter, tâtonner, comme s’il était en rôdage ?
— Trop de cuisiniers gâtent la sauce ! Il y en a beaucoup qui veulent jouer au chef ou au sous-chef et des différences de tempérament qui font que c’est difficile à quatre partis de gouverner ensemble. Il y a également la formation des politiciens et le fait que tous n’ont pas les mêmes priorités pour le pays. Il y a ensuite le fait que les désaccords sont étalés en détail sur la place publique, alors qu’ils auraient dû être gérés et réglés en interne, entre partenaires. Le public n’a pas besoin d’assister au lavage de linge sale des politiciens !
Vous êtes en train de designer un seul partenaire qui fait ce genre de choses : le leader du MMM.
— Ce n’est pas seulement Paul Bérenger qui goes public. Il y en a d’autres qui jouent à ce petit jeu malsain.
Effectivement, on a entendu les déclarations publiques d’Eshan Jumun contre Adil Meea, et les questions de Stéphanie Anquetil à Ariane Navarre Marie. On a le sentiment qu’un clivage MMM/PTr est en train de se mettre ne place.
— Une alliance politique n’obtient pas l’adhésion totale de tous les membres de partis qui la composent. La moindre faille entre les dirigeants donne l’occasion à ceux qui étaient contre l’alliance, surtout ceux qui n’ont pas été nommés ministres, d’y entrer parce que la cassure de l’alliance pourrait représenter pour eux une promotion, et c’est humain. Je tiens à souligner que ce n’est pas un jugement de ma part, mais un constat de la situation. Et c’est la direction de l’Alliance, avec un leader qui cause trop, et l’autre, qui est trop silencieux, qui provoque ces occasions !
Comment faut-il interpréter le fait que Paul Bérenger se comporte au gouvernement comme s’il était dans l’opposition ?
— Bérenger est ce qu’il est et on ne va pas le changer à 80 ans ! Ajoutez à cela que dans le présent gouvernement, il n’a pas de ministère défini, ce qui veut dire qu’il peut mettre son nez dans tous les ministères. Il est connu comme un grand travailleur qui travaillera plus que tous les ministres, qui lira tous les documents, du commencement à la fin, qui prendra des notes et posera des questions à chaque Conseil des ministres. En ne lui attribuant pas un portefeuille, le PM s’est mis dans une position embarrassante parce que Bérenger a sûrement des choses à redire sur les ministères qui sont sous sa responsabilité.
Est-ce que le gouvernement pourra aller jusqu’à la fin de son mandat avec le fonctionnement que vous venez de le décrire ?
— Je ne suis pas sûr que ce gouvernement de coalition, tel qu’il est aujourd’hui, tienne encore quatre ans, mais Ramgoolam ira au bout de son mandat. ll ne faut pas oublier que le Premier ministre a la majorité et le contrôle de ses troupes nécessaires pour le faire.
Est-ce que ces conflits ne découlent pas des 60/0 qui, d’une certaine manière, agit comme un frein, pour ne pas dire un poison, à l’action du gouvernement ?
— C’est pour cette raison qu’il faut une réforme de notre système électoral qui, actuellement, encourage des alliances avant les élections, basées sur des estimations de la force des partis plutôt que sur la réalité du terrain. Cette manière de procéder rend les alliances plus fortes et leur permettent de rafler la majorité des suffrages, ce qui leur donne la majorité des sièges ! Ce qui veut dire que la minorité – qui, dans certains cas, dépasse largement les 20% de l’électorat – n’est pas représentée au Parlement. Une partie de la voix du peuple n’est pas entendue au Parlement. Il faut absolument réformer le système avec une dose de proportionnelle, afin que tous les électeurs soient représentés au Parlement.
Vous croyez que les parlementaires qui ont profité du système actuel pour se faire élire voudront le changer ?
— Il faut qu’ils réalisent que chacun des grands partis du pays a souffert du système first pass the post. C’est une priorité pour la démocratie qui, avec les 60/0 (un Parlement uniforme) pourrait devenir une dictature puisqu’on pourrait facilement modifier la Constitution avec les 3 quarts des parlementaires. C’est ce système qui a permis à l’actuel gouvernement de faire ce qu’il n’avait pas promis dans son programme électoral.
Vous parlez, bien sûr, du report de l’âge de la pension de 60 à 65 ans, qui ne figurait pas au programme de l’Alliance du Changement.
— Même s’il est vrai que la situation s’est détériorée, que le nombre de personnes âgées augmente, alors que celui de naissances diminue, il n’y avait pas urgence à prendre cette décision. Et surtout de la prendre sans consultations, sans discussions, en passant par un simple vote. L’âge de la pension est un symbole dans la vie du Mauricien et y toucher équivaut à attaquer le Mauricien dans son être, lui manquer de respect. S’il y a une chose sur laquelle tous les Mauriciens, tous bords politiques confondus, sont d’accord, c’est qu’il faut rétablir l’âge de la pension de vieillesse à 60 ans. Pourquoi ne pas avoir envisagé d’autres solutions, comme par exemple le ciblage par rapport aux revenus qui dépassent un certain niveau de revenu ? Si le gouvernement veut rester dans l’histoire comme celui qui aura été totalement en phase avec les Mauriciens, il aura à revenir sur l’âge de la pension de vieillesse.
Vous savez qu’une des choses les plus difficiles à faire pour un gouvernement est de revenir sur une de ses décisions.
– Il a déjà nommé un comité pour revoir la question et il n’est pas exclu que ce comité arrive avec une proposition pour rétablir la pension à 60 ans avec des conditions.
Est-ce que pendant cette année, le gouvernement a avancé dans la lutte contre la misère ?
— Le pauvre n’est pas au centre des préoccupations, mais on a mis des subsides sur plusieurs produits de base, ce qui les soulage, ainsi que le reste de la population. Mais il n’y a pas une politique délibérée dans ce sens, dans la mesure où les pauvres on ne les voit pas. Il faudrait que le ministère de l’Intégration Sociale crée une task force pour étudier les moyens à mettre en place pour réduire le plus possible la pauvreté à Maurice. Il faut savoir qui sont les pauvres, où ils habitent, comment ils survivent, et ce qu’il faut faire pour les aider à sortir de la misère. Il faut faire, à l’échelle nationale, une étude comme celle de l’ONG Foodwise. Il existe sur nos côtes, au milieu des villas de luxe, des poches de pauvreté où survit, en particulier, une composante de la population
Vous associez la pauvreté à une composante de la population ?
— Il existe une catégorie de Mauriciens qui, en raison de son histoire, n’est pas encore capable de vivre comme l’ensemble de la population. Un descendant d’esclave et un descendant de coolie n’ont pas eu la même histoire, n’ont pas été traités de la même manière. L’un était considéré comme un meuble, l’autre continuait à être traité comme un être humain. Il faut du temps pour faire le meuble redevenir un être humain ; certains ont réussi, d’autres pas. Il faut, donc, une politique délibérée, une forme de discrimination positive, en faveur de cette catégorie de Mauriciens. Il y a dans ce pays de 1.3 millions d’habitants plus 100,000 personnes qui vivent sous le seuil de la pauvreté. C’est inacceptable pour Maurice qui, par ailleurs, se retrouve sur la liste des pays les plus développés du monde !
Et quid de la classe moyenne ?
— On ne le dit pas assez, la classe moyenne continue à s’appauvrir en raison de plusieurs facteurs : la dévaluation de la roupie qui les a obligés à vendre ce qu’ils avaient comme biens pour financer les études de leurs enfants à l’étranger. Rien dans le dernier budget n’a été fait en faveur de la classe moyenne qui, heureusement, profite des subsides gouvernementaux sur certains produits. Il y a beaucoup de Mauriciens de cette catégorie qui doivent faire un deuxième travail pour pouvoir boucler leurs fins de mois. Par ailleurs, la violence sous toutes ses formes est en train de devenir chose courante, et je crois qu’elle est liée dans une certaine mesure à la drogue et à la misère. C’est le signe que notre société est malade parce que ses institutions fondamentales – la famille, l’école, les églises, la police, la politique – ne fonctionnent plus, et nous avons tendance à en rendre responsables les autres, alors que nous avons également abdiqué nos responsabilités. Nous sommes en train de franchir un palier qui témoigne du fait que notre société est déséquilibrée et qu’il faut donc la rééquilibrer. Avant, la drogue était un problème marginal ; aujourd’hui, il est devenu « mainstream » parce que les institutions ont failli dans leur tâche, ont abandonné leurs responsabilités.
Qui fera ce reéquilibrage sociétal ?
— Il faut que les institutions que j’ai citées et les Mauriciens assument pleinement TOUTES leurs responsabilités à TOUS les niveaux de la société.
Est-ce qu’il y a dans ce bilan assez pessimiste de l’annéeécoulée un sujet de satisfaction ?
— Paradoxalement le fait que, malgré toutes les critiques qu’on peut leur faire, les night markets de nos centres-villes fonctionnent et réunissent des Mauriciens de toutes les communautés. Ces marchés fonctionnent aussi comme un lieu de rencontres de feel good factor et du vivre ensemble. Cela témoigne, et c’est une autre source de satisfaction pour l’année écoulée, du fait que malgré les difficultés, le Mauricien se sent plus libre, ne se sent pas étouffé, surveillé, comme il l’a été au cours des années précédentes. C’est ce sentiment de liberté qui permet à des centaines de Mauriciens de critiquer, et même de maltraiter, le gouvernement sur les réseaux, en ne craignant pas de voir débarquer des escouades de policiers avec chiens devant leur porte, comme c’était le cas avant !
Le premier ministre italien, Giorgia Meloni vient de déclarer que dans son pays « 2025 a été difficile, mais 2026 sera bien pire. » Est-ce que cette phrase pourrait s’appliquer à Maurice ?
— 2026 sera difficile, mais avec l’espoir que si les bonnes décisions pour changer de direction sont prises, on pourra mieux faire. Le gouvernement a les moyens de le faire et peut venir avec des propositions pour apporter le vrai changement, la rupture que promettait son manifeste électoral. Il faut, par exemple, retenir les jeunes qui veulent quitter le pays et trouver des solutions au fait que le Mauricien ne veut plus faire certains métiers et que, exemple parfait, sans les Bangladais, nous sommes privés de pain le matin ! On me dit que c’est la même chose dans les supermarchés et dans les restaurants. C’est un problème auquel il faut trouver des solutions.
Quel est votre regard sur l’ensemble du monde tel qu’il a évolué en 2025 ?
— Le déséquilibre mauricien dont je vous parlais est mondial. Le monde dit libre, les USA, est dirigé par une personne qui sème le vent et la tempête, et augmente les taux de douane au gré de ses caprices, et le monde le laisse faire et, parfois même, soutient sa « politique ». Ce monde qui pleure les 12 juifs innocents assassinés en Australie, mais oublie les 50,000 morts palestiniens assassinés par l’armée israélienne à Gaza ! On dirait que les Palestiniens ne sont pas des êtres humains, qu’ils sont des animaux, comme l’a déclaré un ministre israélien ! C’est ça l’état du monde avec le silence complice de tous les grands pays du monde, en commençant par les USA…
… sans oublier les pays arabes…
— Vous avez raison : il faut mettre en premier rang des pays qui laissent faire et ne disent rien : l’Arabie Saoudite, les Émirats, l’Égypte et tous ces pays musulmans qui laissent tuer leurs frères et sœurs. C’est un monde où règne l’absence d’humanité, de solidarité, de sensibilité envers son prochain.
Quel est votre souhait pour 2026 ?
— Que nous continuons à construire notre société multi confessionnelle, multi culturelle, multi ethnique. Que nous cultivions les bonnes relations entre nos communautés, comme l’ont fait nos ancêtres avant nous, et que nous ne laissons pas les possibles frictions entre nous entraver le progrès de notre pays en faisant face, ensemble, aux difficultés de l’avenir.

