Comprendre le suicide : Dre Émilie Rivet : « Au cœur de la plus immense des souffrances, les forces de vie sont toujours plus fortes »

Tous les jours, c’est un cas de trop. Durant la semaine, une jeune femme de 21 ans s’est donné la mort par suicide en direct, devant des milliers d’internautes. Quelques semaines auparavant, une autre jeune fille de 17 ans s’était donné la mort. Avant-hier, une fillette de 11 ans a fait une tentative, avant d’être prise en charge à temps par les médecins soignants… des cas de trop qui révèlent l’état de souffrance profond de beaucoup de personnes, qui sont nos amis, nos proches, nos collègues. Une souffrance qui peut être surmontée, avec l’écoute, l’encadrement et l’empathie de tout un chacun. Cet entretien que nous accorde Dre Émilie Rivet, docteure en Psychologie Clinique et Chief Executive Officer de Konekte, tient avant tout à adresser un message d’espoir aux personnes en difficulté.

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Une jeune femme s’est donné la mort en direct sur les réseaux sociaux durant la semaine. Un geste que beaucoup n’arrivent pas à comprendre…

Il est difficile, en effet, de comprendre ce geste. La mort par suicide est un acte d’une extrême violence envers soi-même, un acte impensable, insupportable… qui, pour ceux.celles qui restent, n’a pas de sens. Elle vient bousculer les représentations que chacun.e a du monde, le rapport à la vie, à des certitudes. Une personne qui se donne la mort par suicide est en immense souffrance. Elle ne veut pas mourir : elle cherche à mettre fin à une douleur qu’elle perçoit comme insupportable, insurmontable. Elle a besoin d’aide. Le suicide n’est jamais une question de courage, ni de lâcheté, ni d’égoïsme. Il traduit avant tout un profond désespoir, un dépassement des ressources internes d’une personne qui, à cet instant, ne voit plus d’autre issue.

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Beaucoup de commentaires sur les réseaux sociaux ont circulé, certains empreints de jugement, etc. Certains médias diffusant des détails explicites sur la méthode utilisée, accompagnés parfois de photos ou de vidéos. Ces pratiques interpellent et sont inquiétantes. Il est, pourtant, largement connu que la couverture médiatique d’un suicide doit être traitée avec une extrême précaution (voir encadré). De nombreuses études montrent que les reportages imprudents, les descriptions détaillées ou la diffusion d’images peuvent amener un effet d’entraînement, augmentant le risque de comportements suicidaires dans la population, en particulier chez les jeunes et adultes vulnérables.

Face à ce type d’événement traumatique comme un suicide, il s’agit avant tout de respecter la dignité de la personne décédée. Et de rester conscients de l’impact que certains des comportements peuvent avoir. Avant de poster un commentaire, de partager un post, ou une vidéo, il est essentiel de s’arrêter quelques minutes et de se demander : Est-ce utile? Est-ce respectueux de la personne décédée, de sa famille et de ses proches? Quel impact cela pourrait-il avoir sur une personne fragile?

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Ce qui est partagé n’est jamais sans conséquence. Chaque mot, geste, chaque image importe. C’est pourquoi il est essentiel de choisir avec soin ce qui est diffusé, surtout dans des moments fragiles où tant de personnes peuvent être affectées.

La vidéo a été vue et partagée par des milliers de Mauriciens. Quels effets cela peut-il avoir sur les personnes exposées et, surtout, comment chacun peut-il se protéger face à ce type de contenu ?

 Il est impératif de ne jamais transférer une vidéo d’une personne qui se donne la mort par suicide. Même si cela est pour «informer» ou «sensibiliser.» De récentes recherches sur les médias traditionnels et numériques montrent que les représentations de suicide peuvent :

l favoriser des clusters – entraînement de groupe – avec plusieurs cas de suicides rapprochés dans le temps, dans un même milieu.

l  normaliser ou «glorifier» l’acte suicidaire

l diminuer la recherche d’aide

l  augmenter les idées et comportements suicidaires dans les jours/semaines qui suivent, plus particulièrement pour les personnes vulnérables.

Certaines mesures concrètes immédiates qui peuvent être prises sont de choisir de ne pas regarder ce type de contenu et de le supprimer sans l’ouvrir ; de filtrer ses réseaux sociaux, se désabonner des sources anxiogènes ; de bloquer des mots-clés tels que suicide, automutilation, mort, etc., et d’utiliser le plus souvent la fonction «ne pas recommander ce contenu.»

Regarder par «curiosité» peut suffire à provoquer un sentiment de choc, de fragiliser, et d’avoir un impact psychologique important. Se protéger dans ces moments est un signe de force. C’est prendre soin de son esprit, de son cœur et de son corps. Cela permet aussi de préserver ceux.celles dont nous avons la responsabilité.

De nombreux internautes partagent leur détresse après avoir été confrontés, sans le vouloir, à une scène d’une grande violence. Comment accompagner celles et ceux qui ont été exposés à un tel événement involontairement ?

Le suicide est un événement traumatique. Les vidéos montrant un suicide peuvent avoir un impact traumatique sur une personne. Le traumatisme n’est pas ce qui est arrivé à la personne, mais la manière dont le corps, l’esprit et le cœur réagissent à cet événement. Le traumatisme est un processus dans lequel le système nerveux est submergé, entraînant une perturbation durable du sentiment de sécurité et de contrôle.

Elles peuvent provoquer certaines réactions émotionnelles, physiques, cognitives et comportementales comme : un sentiment de sidération, de choc ou d’irréalité, des images intrusives ou flashbacks ; des troubles du sommeil, cauchemars ; un sentiment d’anxiété, d’insécurité, ou une peur accrue ; un sentiment de culpabilité, ex. : «J’aurais dû empêcher», «Pourquoi j’ai regardé?» ; une réactivation d’anciens traumatismes, ex. : deuil soudain d’un être cher ; des pensées envahissantes liées à la mort ; un sentiment de confusion, sentiment d’irréalité ; un isolement ou repli sur soi ; une irritabilité, agitation, hypervigilance ou hypersensibilité ; un besoin compulsif de vérifier, rechercher, comprendre – «quête de sens» ; des tensions musculaires, tremblements, palpitations ou une profonde fatigue.

Les personnes traversant un deuil, ayant vécu un traumatisme antérieur, en situation de stress intense, souffrant de dépression ou d’anxiété, ou présentant une estime de soi fragilisée, peuvent être davantage affectées. Pour les personnes qui ont visionné cette vidéo, et dont on sait qu’elles ressentent certaines des réactions décrites plus haut, il importe de rechercher du soutien rapidement et d’en parler avec une personne de confiance. Mettre des mots sur ce que la vidéo a éveillé comme sentiments et pensées est primordial. Se taire ou reste seul.e avec ces images augmente le sentiment de détresse.

Quels sont les signes précurseurs indiquant qu’une personne est sur le point de passer à l’acte ?

Prendre le temps d’observer ceux.celles qui nous entourent est précieux. Des changements dans l’alimentation, le sommeil, l’humeur ou les relations familiales, sociales et professionnelles peuvent être des signaux d’alerte. Ces signes peuvent indiquer la présence d’un trouble de santé mentale – comme une dépression majeure, un trouble bipolaire ou une addiction, qui sont souvent associés aux comportements suicidaires. Être attentif à ces signaux, c’est ouvrir la possibilité d’un dialogue, d’un soutien, et d’une orientation vers une aide appropriée.

Pouvez-vous nous rappeler les gestes et les mots à avoir/adopter face à une personne en détresse ?

Une personne en profonde détresse peut être traversée par des pensées suicidaires, et n’ose pas en parler – par peur, honte, culpabilité. Et nous n’osons pas aborder ce sujet si souvent tabou avec ceux.celles qui nous entourent, qui sont en grande souffrance.

Osons en parler. Toutes les recherches le montrent : parler de suicide ne pousse pas à l’acte, contrairement aux idées reçues. Au contraire, poser des questions directes à une personne en souffrance peut l’aider à se sentir moins seul.e et à mettre des mots sur ce qu’il.elle vit et ressent, de se confier sans crainte d’être jugé.e ou stigmatisé.e. Offrir une écoute empathique et une qualité de présence, c’est ouvrir un chemin d’espérance. Quelques questions peuvent aider : «Est-ce que tu souffres au point de vouloir te faire du mal, au point de vouloir te donner la mort?» ; «As-tu pensé à la manière dont tu pourrais te donner la mort?» ; «Qu’est-ce qui t’empêcherait de te faire du mal?»

En parler peut aussi permettre d’entrevoir d’autres solutions que de se donner la mort. Puis, il s’agira de réfléchir avec la personne, à son réseau d’aide en voyant à qui elle pourrait demander de l’aide ou se confier. On peut aussi l’encourager à réfléchir à des solutions appropriées pour faire face aux souffrances comme parler à des ami.e.s, faire une activité physique, solliciter une aide professionnelle, etc. Une personne en souffrance a du mal à entrevoir des solutions pour moins souffrir. Il importe de mettre l’accent sur le fait qu’il existe diverses formes d’aides, et soutenir la personne pour trouver l’aide appropriée est précieux. Lui dire d’arrêter d’avoir de telles pensées, les nier ou la culpabiliser en lui disant par exemple «Comment tu peux penser à cela? Tu as tout pour être heureux.se!» ne sert à rien et devrait être évité.

Lorsqu’un plan suicidaire semble élaboré et que plusieurs signes psychologiques, comportementaux et cognitifs sont présents, il urge d’agir sur cinq plans, et cela est primordial :

l En faisant très attention à lui.elle, avoir un special care : lui accorder une attention particulière ; lui demander comment il.elle se sent régulièrement et bien observer son état général : humeur, alimentation, sommeil.

l Être vigilant.e : éloigner de lui.elle les objets dangereux : objets tranchants, cordes… et produits dangereux : médicaments, pesticides, etc. et rester à ses côtés.

l S’assurer du soutien social autour de lui.d’elle et solliciter le réseau d’aide et les proches pour plus de présence et soutien.

l S’assurer d’un suivi médical/psychiatrique pour éviter un passage à l’acte et

l qu’il.elle bénéficie d’un accompagnement thérapeutique avec un.e professionnel.le en psychologie.

Vous militez depuis des années pour la prévention et la postvention du suicide. Quel est votre message en cette fin d’année ?

Chacun.e de nous peut œuvrer à une société où chaque personne est respectée dans sa dignité : une société où la solidarité, l’entraide, le care, l’écoute, la qualité de présence sont cultivés… une société où chaque citoyen.ne se sente vu.e, considéré.e, reconnu.e et valorisé.e… Une société aussi où les personnes en souffrance peuvent demander et recevoir l’aide nécessaire, sans honte, sans peur et sans stigmatisation, et où elles ont accès à des soins adéquats, réguliers et de qualité. Parce que chaque mot, chaque geste, chaque parole… peuvent faire une différence. Parce que même au cœur de la plus immense des souffrances, les forces de vie demeurent, et elles sont toujours plus fortes.

Propos recueillis par

Kovillina Durbarry

La responsabilité de tout un chacun

Il nous incombe à tous de protéger celles et ceux que nous connaissons les plus vulnérables. Les médias, guidés par un code de déontologie strict, ont le devoir premier de filtrer et de diffuser une information de sorte à ne heurter aucune sensibilité. Konekte a rédigé des recommandations pour les médias, inspirés du document de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) 2023, où elle recommande notamment d’éviter :

l de décrire les méthodes ou moyens utilisés,

l de mettre le suicide en première page ou d’en faire un sujet sensationnaliste,

l de diffuser ou de partager des histoires de suicide sur les réseaux sociaux,

l de publier des photos, vidéos ou contenus visuels de la personne décédée,

l d’interviewer les proches de la personne décédée ou leur demander de témoigner.

Konekte souligne, par ailleurs, que les recherches montrent également que les médias peuvent avoir un impact positif lorsqu’ils mettent l’accent sur :

l les ressources d’aide disponibles pour faire face aux pensées et comportements suicidaires : numéro d’urgence, service de santé : médecins, psychologues, psychiatres

l sur la prévention du suicide et les stratégies d’adaptation, ex : appeler une personne proche si je me sens mal, etc. ; accessibles à chacun.e

l des témoignages, récits de rétablissement, montrant comment il est possible de traverser une crise suicidaire

Ce type de message peut contribuer à réduire les idées suicidaires et les comportements suicidaires.

Le nombre de décès

par suicide inquiète

Dans un article publié en septembre dans Le Mauricien, l’ONG Befrienders Mauritius, qui œuvre à la prévention et propose un service d’écoute assuré par 60 volontaires, disponible 7/7, alertait sur l’augmentation des situations de détresse. En 2024, plus d’une centaine de décès liés à des actes auto-infligés ont été enregistrés, dont une proportion importante de jeunes âgés de 16 à 25 ans, ainsi que de nombreux adultes entre 26 et 45 ans. À l’approche de la fin de l’année, les autorités et les ONG constatent également un nombre comparable de situations de tentatives ou de crises aiguës nécessitant un soutien urgent. Pour toute personne en difficulté ou souhaitant parler à quelqu’un, Befrienders est joignable via la hotline 800 9393, au 467 0160, ou par WhatsApp au 5483 7233. Vous n’êtes pas seul, et demander de l’aide est toujours une démarche positive.

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