Drogue : Jean et son quartier miné…

Ex-toxicomane, il a fréquenté les anciennes fumeries d’opium. Jean doute d’un possible nettoyage dans sa région

Jean, la soixantaine, est l’un des rares anciens toxicomanes encore vivant à avoir fréquenté des fumeries d’opium qui poussaient dans les régions périphériques de Port-Louis dans les années 1970. Après presque 45 ans de toxicomanie — accroc aux opiacés —, il a jeté les seringues pour de bon, dit-il. Mais dans le quartier où il vit, les drogues dures et de synthèse se vendent comme de petits pains. Depuis que l’opium a fait son entrée dans la résidence (ex-cité) par l’intermédiaire de son oncle, il y a 50 ans, la drogue en tout genre s’y est incrustée. Les petits dealers ne se cachent pas pour écouler leur marchandise.

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« Est-ce que le Premier ministre est réellement sincère quand il dit ki li pou kas lerin ladrog ? Je le croirais uniquement le jour où je verrai les résultats positifs de cette guerre. Premie minis bizin montre nou so kara. Li bizin pans tou sa bann zenes ki pe tonbe, mo dir li pran kont nou bann zenn. Cela fait des années que la drogue a pourri notre quartier. Mais la situation a empiré ces dernières années. Jamais nous avons connu une telle recrudescence en trafic et consommation de drogue ici », nous dit d’emblée Jean (nom modifié), toxicomane en réhabilitation et sous méthadone.

La soixantaine bien entamée, Jean vit dans une des régions du pays les plus affectées par la drogue. Son quartier est même connu pour être un fief de stupéfiants. Jean est sans doute un des derniers ex-consommateurs d’opium ayant connu les fameuses fumeries — où il pouvait se procurer une dose à Rs 3 — des banlieues de Port-Louis dans les années 1970.

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Quand, il y a 50 ans, l’opium a fait son entrée dans la résidence (ex-cité) où vit Jean, plus rien depuis n’a freiné l’usage et la vente des opiacés. Le fléau y a étalé ses tentacules et gangrené des familles. « Mon oncle était un “grand” revendeur d’opiacés. Il a fait partie de ceux qui ont introduit l’opium dans la cité », confie Jean. Il n’avait que 15 ans lorsqu’il découvre cette drogue. Jean n’a pas été scolarisé après le primaire. À cause de son oncle, trempé dans le trafic de drogue, il en devient accroc. À l’heure où il nous raconte son parcours, ce jour-là, de petits groupes d’hommes avaient pris leurs quartiers dans des carrefours de la résidence. Là-bas, personne ne les dérange. Ceux qui y circulent en voiture ont intérêt à s’excuser poliment auprès d’eux avant de s’engager dans la rue où se trouvent ces derniers.

Il n’est un secret pour personne que ces hommes attendent la livraison de la drogue par des contacts qui s’arrêtent à leur hauteur, les saluent avant de tracer leur route. Personne n’aura remarqué à quel moment la drogue aura été livrée. La vente se fait aussitôt. Un quart de dose de brown sugar coûte environ Rs 400. Les consommateurs ne sont pas que les résidents de la région. Il faut attendre la fin de l’après-midi pour voir « les étrangers », ceux qui résident ailleurs, dans différents coins du pays, venir s’approvisionner en drogue. « Kouman koumans fer nwar fodre ou gete ki kantite loto monte-desann dan lari ! Sa bann loto-la sorti dan lot landrwa », explique Jean.

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« Ils ont souffert à cause de moi »
Dans d’autres coins, des jeunes, hommes pour la plupart, s’adonnent au même business que ceux installés dans les carrefours. Ils vendent principalement de la drogue synthétique à Rs 100 la dose. « Isi brown ek sintetik ki deroule », confirme Jean, avant de reconnaître, dépité : « Ena tro boukou marsan ladrog isi. Zis dan enn semin kapav gagn de ou trwa marsan ! » Dans le quartier, on raconte que les petits revendeurs ne gardent jamais les produits chez eux. « Ladrog pa res dan site », nous explique un résident de la région.

Aussitôt livrée, aussitôt vendue…

Les tatouages sur ses avant-bras ne peuvent dissimuler les cicatrices et les veines gonflées, lesquelles trahissent un passé que Jean n’a aucun mal à partager. Si aujourd’hui il accepte de parler… ou plutôt de résumer les longues décennies de toxicomanie qu’il a connues, c’est parce qu’il s’en est sorti et a pu demander pardon à ses enfants et ses proches. « Je les ai rendus malheureux. Ils ont souffert à cause de moi », dit-il. Jean est père et même grand-père.

Dans son quartier, Jean est le dernier d’une génération qui a fréquenté les salles d’opium en vogue dans la périphérie de Port-Louis. Il pense, dit-il, que son histoire n’intéressera personne, en tout cas, pas « les plus jeunes revendeurs et usagers », les premiers trop focalisés par le gain de l’argent facile et les deuxièmes préoccupés à combler les manques trop fréquents. Pourtant, témoin de l’évolution du fléau pendant plus de quatre décennies, Jean a connu différentes drogues : de l’opium au Subutex, en passant par de l’héroïne, à « tou sort kalite konprime », et il a bien des choses à raconter.

Jean se souvient de la fois où celle qui en a été pour beaucoup dans l’introduction de l’opium dans sa région avait renversé un pot contenant cette drogue sur elle. « À cette époque, cette femme, qui est très connue, remettait de l’opium à mon oncle pour en revendre. Elle était alors très jeune. Avec celui qui était alors son mari, elle se procurait de l’opium et l’écoulait dans différentes régions, dont la cité où j’habitais. Il lui arrivait d’en fumer ou sniffer. Un jour en sniffant un trait sur son poignet, elle a renversé tout le contenu d’un pot sur elle. Cela s’est passé devant moi, je n’oublierai jamais cette scène », raconte Jean.

Ce dernier confie qu’il avait aussi pour mission de vendre du gandia pour le compte de cette même femme. « Nous étalions une grosse quantité de gandia sur une table. J’en prélevais et je le mettais à sécher. À cette époque, la qualité du gandia était différente. Aujourd’hui, quasiment personne ici ne vend du gandia. C’est la drogue dure qui circule et qui se vend comme de petits pains. Pour arrêter la vente des drogues, il faut que les autorités se décident à appliquer une politique sévère », martèle Jean. Quant au poste de police qui se trouve dans le quartier, il ne semble pas inquiéter le déroulement du trafic.
Quand il revient en arrière et revoit son parcours, il concède : « Mo res bet kouma mo ankor vivan. » Jean pense que toutes les précautions qu’il a prises lorsqu’il s’injectait de la drogue en sont pour quelque chose. « Je n’ai jamais partagé mes seringues », avance-t-il. Mais ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas vécu des situations risquées. Un jour, raconte-t-il, il est poursuivi par la police dans un champ de cannes et se fracture une jambe. Transporté à l’hôpital, il sort plâtré et menotté avant d’être conduit en cellule, où il allait souffrir le martyre, sans soins et suivi médical.

Jean a braqué des boutiques, commis des vols avec violence. « Mais je n’a jamais tué personne », s’empresse-t-il de dire. La première fois qu’il est condamné pour violence aggravée, au début des années 1980, il venait de se marier. Il a purgé une peine de dix ans. « Je n’ai jamais été un saint ! » dit Jean. Sa première expérience carcérale ne l’a pas éloigné de la drogue. Bien au contraire. D’ailleurs, il confie : « La drogue est accessible en prison, à condition que vous ayez de l’argent, de grosses sommes, pour en acheter, et que vous acceptez de partager une unique seringue. »

Jean a fait des allers-retours en prison. Condamné à plusieurs reprises, il affirme que durant ses séjours, il calmait les crises de manque aux opiacés par des bains froids. « Je n’avais pas d’autres moyens que cela », avance ce dernier. Jean ne volait pas uniquement les commerçants. « J’ai commencé par voler les effets de ma mère. J’attendais son absence. J’étais encore adolescent. Quand je me suis marié et eu des enfants, je prenais ce que je pouvais dans la maison, y compris le lait des petits pour en vendre », explique-t-il. « J’ai appauvri ma famille… », poursuit Jean, avant de reprendre son souffle. L’homme, visiblement, n’a pas fini de se repentir : « Mes enfants manquaient de matériel, de chaussures pour aller à l’école, mais je ne bronchais pas, alors que j’avais de l’argent dans ma poche qui servait à l’achat de drogues. A l’école, mes enfants expliquaient leur condition en disant que leur père avait des problèmes. Malgré leurs déboires à cause de moi, ils ont réussi leur scolarité et trouvé de l’emploi dans le secteur privé, où ils occupent des postes de responsabilité. »

Ouvrier artisan, Jean travaillait non pour améliorer la vie de sa famille, mais pour financer sa consommation de drogue. « J’aurais pu avoir fait des économies et offrir un meilleur confort à mes enfants », confie l’ancien toxicomane. C’est sa femme qui subvenait aux besoins du foyer. « Même ma mère lui avait demandé à maintes reprises de me quitter, que je n’étais pas responsable et digne de son soutien. Mais elle a tenu bon, elle est restée à mes côtés. » Elle, avec ses enfants, l’attendait à la porte de la prison à chacune de ses sorties. « Mo ti gagn ekstra onte kan mo trouv zot », reconnaît Jean, bien des années après.

« Ti nepli ena lavenn pou pike »
Il y a un peu plus de dix ans, lorsqu’il se rend chez un dealer, Jean réalise qu’il ne peut plus s’injecter de la drogue. « Ti nepli ena lavenn pou pike. Le dealer m’a proposé de me piquer dans l’aine. J’ai refusé. Je sais à quel point cela peut-être douloureux et dangereux. Il a fini par trouver une petite veine dans un doigt. Ce jour-là, je me suis senti diminué. Mal en point. Mon gendre m’a alors suggéré un programme de désintoxication résidentiel. Avec ma femme, il m’a accompagné dans mon cheminement », relate Jean.
« Il ne faut pas croire qu’on sort d’un long passé en toxicomanie du jour au lendemain », précise-t-il. Petit à petit, il a découvert les bénéfices d’une vie stable. « Je me suis rendu compte de la somme importante que j’ai dépensée en achat de drogues. J’aurais pu avoir investi cet argent autrement. Quand j’ai commencé à faire des économies et agrandi la maison, mes enfants étaient déjà des adultes », concède Jean, qui travaille de manière ponctuelle.

Inscrit au programme de la méthadone, Jean se rend tous les matins au point de distribution de son quartier. Toutefois, explique-t-il, il n’avale pas le produit de substitution. « Je le refile à mon jeune voisin qui n’en est pas bénéficiaire et qui est tombé dans la toxicomanie. Je veux l’aider à arrêter sa dépendance aux drogues. Seule sa mère est au courant de sa situation », confie Jean. S’il ne s’est pas retiré du programme de la méthadone, c’est aussi par crainte de rechuter un jour. « C’est ma hantise ! » dit-il avant de mettre fin à notre rencontre pour aller récupérer un de ses petits-enfants à l’école. Depuis qu’il mène une vie plus posée, il veut s’assurer que plus tard, ces derniers ne se laissent pas influencer par le train de vie des jeunes dealers de la région. « Bann-la pa ti ena nanie. Enn sel kout zot pe roul 4×4, zot pe mont lakaz. Gard pa trouv narye mem », observe-t-il.

Dans le quartier, on est aussi dealer de génération en génération. Des cousins de Jean avaient assuré la relève de leur oncle avant qu’un autre membre de la famille ne prenne le relais. Il est l’un des petits barons les plus réputés de l’endroit !Des parents d’usagers de drogues en week-end de solidarité

35 parents, pères et mères, dont les enfants sont victimes de la drogue, participent à un week-end de partage et de solidarité depuis vendredi dernier. Réunis au Foyer Fiat, ces parents sont accompagnés par Lakaz A. « Ce moment est un répit pour les parents. Ils peuvent exprimer en toute liberté ce qu’ils vivent au quotidien avec leurs enfants à cause de la drogue. C’est d’ailleurs l’objectif de Solidarité, Épanouissement et Liberté (SEL). La parole est libératrice, elle permet à ces parents de ne pas se sentir seuls, démunis dans leur souffrance. SEL n’a malheureusement pas de solutions à offrir aux parents pour en finir avec les problèmes liés à la toxicomanie de leurs enfants. Mais nous voulons qu’ils sentent qu’ils ne sont pas seuls dans leur combat », explique Ragini Rungen, de Lakaz A. Le prochain week-end des parents de SEL se tiendra en octobre. Lakaz A rappelle que ses portes sont grandes ouvertes pour accueillir les parents en détresse à cause des dégâts de la drogue sur leurs enfants.Échange de seringues : 1 800 bénéficiaires
Selon le Collectif Urgence Toxida, en moyenne 1 800 usagers de drogue par voie intraveineuse participent chaque mois au programme d’échange de seringues qu’organise l’organisation non gouvernementale dans le but de réduire les risques de maladies transmissibles. Les régions concernées par le programme sont Baie-du-Tombeau (environ 30 bénéficiaires), Bambous (20), Barkly (60), Batterie Cassée (environ 55), Plaisance (20), Roche Bois (95) et Stanley (20). Les caravanes du matin et de l’après-midi de CUT touchent 50 bénéficiaires chacune.

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