“Je tiens la plume, mais aussi la voix des enfants”
Dans son rapport annuel 2024-2025, Aneeta Ghoorah dresse un constat sévère sur les failles persistantes du système mauricien de protection de l’enfance. Derrière les chiffres, des histoires d’abandon, de lenteurs administratives et de manque d’écoute qui rappellent que les droits de l’enfant, pourtant inscrits dans la loi, peinent encore à devenir une réalité vécue.
Dès les premières lignes de son rapport annuel, l’Ombudsperson for Children, Aneeta Ghoorah, confie écrire “avec le poids des voix des enfants — certaines courageuses, d’autres murmurées dans la peur, trop souvent inaudibles”. Son texte oscille entre espoir et frustration. Oui, des progrès ont été accomplis: les lois mauriciennes s’alignent désormais sur les conventions internationales, les institutions se montrent plus réactives, et les familles s’impliquent davantage. Mais la même question revient, lancinante : “Pourquoi tant de recommandations restent-elles sans suite?”
Entre juillet 2024 et juillet 2025, le Bureau de l’Ombudsperson a enregistré 333 plaintes, dont 197 ont été résolues et 110 demeurent en traitement.
La majorité concerne le milieu scolaire (96 cas) et le cadre familial (72 cas) ; 24 touchent des enfants en situation de handicap.
Derrière ces chiffres, des histoires de violences, de négligences, de harcèlement, parfois d’infanticide. Le rapport rappelle que, malgré des dispositifs légaux solides, la chaîne de protection “laisse encore trop d’enfants tomber entre les mailles du filet”.
Trois études de cas exposent crûment la réalité :
Mineure abusée vivant toujours près de son agresseur, faute de mesures de relogement rapide.
Enfant négligé par une mère dépendante à l’alcool, malgré des rapports contradictoires entre ministères.
Adolescente victime de viol découragée par un policier de porter plainte, sous prétexte que “ce genre de choses arrive souvent”.
Ces situations révèlent une triple carence : la lenteur judiciaire, le manque d’écoute de la parole de l’enfant, et l’absence de coordination entre institutions. « Chaque fois que la voix de l’enfant n’est pas entendue, c’est tout le système qui trahit sa mission », écrit Mme Ghoorah avec une indignation contenue.
Au-delà des cas individuels, l’Ombudsperson met en lumière quatre angles morts majeurs de la politique publique.
1. Les enfants handicapés
de 3 à 5 ans, les oubliés du système
Un vide juridique prive ces enfants de tout cadre éducatif adapté :
Les crèches n’accueillent que jusqu’à 3 ans,
La Special Education Needs Authority (SENA) ne prend le relais qu’à 5 ans.
Résultat : des centaines d’enfants vulnérables “dans un no man’s land administratif”. L’Ombudsperson propose d’étendre l’âge limite des crèches, d’abaisser l’intervention de la SENA à 3 ans, et de créer une politique nationale d’intervention précoce.
2. Les enfants migrants victimes de traite
L’affaire de deux enfants malgaches exploités dans un commerce mauricien illustre l’inefficacité de la coordination entre immigration, police et protection sociale.
Malgré leur statut irrégulier, ils ont pu être scolarisés grâce à une intervention exceptionnelle — “un geste d’humanité, mais pas une règle de droit”, souligne la rapporteuse.
Elle plaide pour un droit à l’éducation sans distinction de nationalité ou de statut légal.
3. Les enfants bloqués à l’hôpital
Certains enfants, guéris depuis des mois, restent hospitalisés faute de décision du Child Development Unit (CDU) sur leur placement. Une inertie administrative dénoncée comme “une privation de liberté déguisée”.
L’Ombudsperson exige des protocoles d’urgence entre hôpitaux, CDU et Police, ainsi qu’un délai maximal de traitement des cas.
4. Les enfants sans identité
Le cas du “bébé H”, né d’une mère toxicomane et jamais déclaré à l’état civil, révèle une faille criante: aucune autorité n’a pouvoir d’agir à la place des parents défaillants. Résultat : pas d’acte de naissance, pas d’adoption possible, pas d’accès aux soins. Mme Ghoorah réclame une réforme législative pour permettre à l’État d’intervenir in loco parentis, ainsi que des déclarations automatiques à la maternité.
Le rapport consacre un chapitre entier aux quelque 1 000 enfants qui échappent encore au système scolaire formel. Souvent issus de milieux précaires ou en décrochage, ils évoluent dans des structures non reconnues, sans passerelles vers l’école publique.
L’Ombudsperson déplore un “droit à l’éducation à deux vitesses”, et appelle à intégrer le non-formel dans le cadre légal de l’enseignement obligatoire, conformément à la Convention internationale des droits de l’enfant.
Le ton se fait plus grave dans la conclusion : “Les recommandations sont répétées chaque année, mais les décisions tardent. Pendant ce temps, les enfants souffrent.” L’Ombudsperson interpelle directement les ministères et institutions : “Les lois ne protégeront pas un enfant si elles ne sont pas incarnées par des actions concrètes, coordonnées et humaines.”
Elle invite à redonner vie à la philosophie Ubuntu, pour “transformer la volatilité en vision, l’incertitude en compréhension, la complexité en clarté, et l’ambiguïté en agilité”.
Aneeta Ghoorah reconnaît “des avancées notables”, mais aussi un essoufflement institutionnel. Son rapport n’est ni un pamphlet ni une plaidoirie : c’est une alerte fondée sur des faits, des chiffres et des témoignages, où le mot “responsabilité” revient comme un refrain.“Chaque enfant a le droit d’être vu, entendu et protégé. Les droits sur papier ne suffisent plus : ils doivent devenir un quotidien vécu.”