Bâtiment Emmanuel Anquetil : D’inquiétantes zones d’ombre et insuffisances

Une mesure n’entraînant pas une franche adhésion des architectes urbanistes de l’île

L’annonce, lors de l’exercice budgétaire 2023-2024, de la démolition du bâtiment Emmanuel Anquetil, construit en 1978, n’en finit pas de faire couler de l’encre, au point d’avoir relégué au second plan d’autres annonces revêtant toute leur importance.   Une mesure qui n’entraîne pas une franche adhésion des d’architectes urbanistes de l’île et sur laquelle les membres de l’opposition et de la majorité tiennent des positions diamétralement opposées. À la lumière des réponses fournies par Bobby Hurreeram, ministre des Infrastructures nationales, au leader de l’opposition Xavier Duval, jeudi, au Parlement, il y a fort à parier que ce n’est pas demain la veille que ce projet se concrétisera face aux zones d’ombre, entre autres, entourant les coûts qui seront encourus pour les travaux de démolition.  

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Le bâtiment Emmanuel Anquetil ressemble comme deux gouttes d’eau au New Government Centre, longeant l’Hôtel du gouvernement. Et pour cause, lesdits immeubles ont été conçus par les célèbres architectes britanniques Maxwell Fry et  Jane Drew, dans les années 1970, pour loger plusieurs ministères et services de l’État. Ces deux bâtiments, ainsi que l’église du Père Laval, la mairie de Port-Louis et la Life Insurance Company of India sont issus du style « brutalisme » qui est un courant de l’architecture moderne du 20e siècle. Prenant ses racines en Grande-Bretagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le « brutalisme » s’est rapidement répandu dans le monde entier pour donner naissance à de nombreux projets devenus aujourd’hui emblématiques, à l’instar de Cité radieuse de Le Corbusier à Marseille et le Barbican Centre de Chamberlin à Londres.

« L’amiante n’a pas sonné le glas de la Tour Montparnasse »

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Du coup, l’éventuelle destruction de l’Emmanuel Anquetil Building est vue d’un mauvais œil par les plus grands architectes de l’île, à l’instar de Thierry de Comarmond qui a lancé un appel, sur sa page Facebook, au National Heritage Trust Fund pour qu’il « empêche l’État et les propriétaires privés de démolir ce fleuron architectural et patrimonial.» Même son de cloche du côté du secrétaire général de l’Union des Architectes d’Afrique, Vinesh Chintaram qui évoque l’ « architecture moderne et révolutionnaire de l’édifice faisant partie de l’histoire post indépendance de l’île. » (Voir plus loin)

À la fin des années 2000, on évoque pour la première fois  la possibilité que l’Emmanuel Anquetil Building, qui a été construit en 1978 par la firme Laxmanbhai Ltd, soit
« condamné », compte tenu  des traces d’amiante détectées dans certains compartiments du toit lors de travaux de réinstallation du système d’air conditionné. Parmi les voix qui se sont toujours exprimées en faveur de la démolition de l’immeuble pour faire place à un « Recreational Area », figurent celles des ex-syndicalistes Toolsyraj Benydin et feu Rashid Imrith. « Des gens sont tombés malades à cause de l’amiante et il était de notre devoir d’appeler à la démolition du bâtiment vétuste ou au déploiement des fonctionnaires dans un autre immeuble. Il y a d’autres inconvénients comme les sempiternels problèmes des fuites d’eau émanant de la climatisation et les ascenseurs qui tombent en panne à maintes reprises », confie Toolsyraj Benydin, qui accueille favorablement la mesure annoncée dans le dernier budget.

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« Prématuré de divulguer le coût ! »

Gaëtan Siew, architecte et ancien président de la Port-Louis Development Initiative (PLDI), a un tout autre avis sur la question de l’amiante : «  Si on devait détruire tous les édifices contenant de l’amiante à Maurice ou ailleurs dans le monde, croyez bien que l’on assistera à des destructions à n’en plus finir. La démolition de l’Emmanuel Anquetil Building pourrait, au contraire, aggraver la situation en répandant ses particules nocives tout autour de la zone. Pourquoi ne pas simplement enlever les partitions d’amiante, au lieu de démolir tout le bâtiment ? Est-ce qu’on peut désamianter un bâtiment de 10 étages par petits morceaux? La réponse est non. La responsabilité incombe aux autorités à procéder à un désamiantage global et, donc, à évacuer les lieux dont l’infection oscille entre 4% à 5% seulement. Le désamiantage s’avère moins onéreux que de démolir la masse de béton composant l’immeuble.  »

« XLD et Mahomed jettent un pavé dans la mare »

Pour étayer son analyse, Gaëtan Siew se fonde sur l’exemple du bâtiment emblématique de Paris, la Tour Montparnasse qui incarne la problématique de l’amiante dans toutes ses dimensions depuis 2009 : « L’amiante aurait pu sonner le glas du gratte-ciel de 47 étages, mais tel n’a pas été le cas. Les travaux de  désamiantage ont pris du temps compte tenu des lacunes liées aux méthodes parcimonieuses adoptées, mais les autorités françaises ont rectifié le tir par la suite en redorant l’image de la tour. »

Le financement et l’impact environnemental et sanitaire entourant le projet ont constitué le point d’orgue, jeudi, de la PNQ du leader de l’opposition Xavier Duval qui a fait ressortir que la décision de démolir l’édifice, abritant environ 500 fonctionnaires, a été « prise  sur un coup de tête, alors qu’il n’existait aucune recommandation pour une démolition. » Le ministre des Infrastructures nationales, Bobby Hurreeram a balayé d’un revers de main cette affirmation, en soutenant que « le gouvernement se base sur un rapport commandité en 2014, qui a fait le constat de certaines fissures et déformations structurelles, avec à la clé trois propositions faites par les consultants, à savoir une rénovation légère, une rénovation complète ou la démolition du bâtiment. »

Bobby Hurreeram a ajouté qu’un comité ministériel, présidé par le Premier ministre, sera en charge du projet et que pour l’heure, il était prématuré de divulguer le coût du projet et de la démolition qui seront déterminés par un consultant. Une réponse qui n’a pas convaincu le leader de l’opposition qui a répliqué en ces termes : « Vous avez décidé de pull down le bâtiment sans connaître le coût de la démolition, sans prendre en compte son effet sur l’environnement immédiat, où seront relogés les fonctionnaires ni le coût du nouveau bâtiment. Une annonce faite avant la mise sur pied d’un comité ministériel, qui plus est. »  

Le ministre a esquivé la question en brandissant la « souffrance des employés du bâtiment confrontés aux  fuites d’eau, à l’infestation de pigeons et, surtout, à la présence d’amiante », pour tenter de convaincre la chambre sur le bien-fondé de cette mesure budgétaire. Ce à quoi Xavier Duval a rétorqué que « l’amiante ne se trouve pas dans les murs, mais dans les partitions du bâtiment, et presque tout a déjà été enlevé. » Le leader de l’opposition a ensuite jeté un pavé dans la mare, en soulignant que « la compagnie Rey Lenferna s’est récemment vu octroyer un contrat de Rs 100 millions pour des travaux d’électricité dans le bâtiment. On annonce en grande pompe la démolition d’un immeuble pour en même temps investir Rs 100 millions dedans. Expliquez-moi ? » Ce à quoi Bobby Hurreeram a tenté d’expliquer que les fonctionnaires ne partiront pas de sitôt, mais dans deux ou trois ans !

Le député Osman Mahomed, qui a travaillé de concert avec Xavier Duval pour la préparation de la PNQ, a fait ressortir, lors d’un point de presse, que près de  Rs 20 millions, sous le Public Sector Investment Program, ont été payés récemment à un consultant pour déterminer le plan et le mode opératoire pour la  rénovation du… bâtiment Emmanuel Anquetil ! C’est à ne plus rien comprendre.

Vinesh Chintaram, secrétaire général de l’Union des Architectes d’Afrique :

« On ne peut pas effacer d’un trait de plume ce fleuron architectural »

Élu plus jeune secrétaire général de l’histoire de l’Union des Architectes d’Afrique, en 2018, Vinesh Chintaram, directeur de Visio-Architecture, évoque, dans son costume d’architecte urbaniste, la mesure budgétaire liée à la démolition du bâtiment Emmanuel Anquetil. Bien que d’accord qu’il y a matière à réflexion quant à la conversion du site en un green park, Vinesh Chintaram souligne qu’ « on ne peut effacer d’un trait de plume ce genre d’édifice doté d’une architecture moderne et révolutionnaire faisant partie de l’histoire post indépendance et administrative de l’île. »

l Quel est votre point de vue et analyse sur la décision du gouvernement de procéder à la démolition du bâtiment Emmanuel Anquetil et de le supplanter par un recreational Green Park ?

Le renaturation des villes fait son petit bonhomme de chemin dans le monde entier. Elle consiste à gommer des bâtiments ou rues désuets afin d’accroître les espaces sur lesquels seront créés des espaces végétalisés. Peut-on considérer comme étant rationnel le fait de  ramener la nature au cœur de Port-Louis, sur le site du bâtiment Emmanuel Anquetil, pour être plus précis ? Il y a matière à réflexion quand bien même je pense que les autorités  gouvernementales sont allées un peu trop vite en besogne compte tenu de l’absence de chiffre et de planification sérieuse de leur part.

l Vous avez évoqué le fait que la renaturation des villes fait son petit bonhomme de chemin dans le monde entier. D’aucuns pourraient considérer que cette mesure annoncée par le Grand Argentier constitue un premier pas salutaire vers ce processus ?   

Le site sur lequel a été construit ledit bâtiment, au cœur du centre administratif historique de Port-Louis, est vaste et les urbanistes voient d’un bon œil la disponibilité de ces larges espaces propices à la réfection de tout un écosystème. La démolition de l’Emmanuel Anquetil Building et son remplacement par un espace vert pourrait, en effet, donner des couleurs à cette zone située en face de la municipalité. Sauf que sur un point de vue d’architecte, je considère que le bâtiment Emmanuel Anquetil, construit dans les années 1970, demeure une architecture moderne et révolutionnaire pour son époque, quand bien même il a connu un certain vieillissement. Mais pas au point d’être délabré comme certains veulent le faire croire. Il fallait juste  l’entretenir. Sachez que ledit bâtiment a été présenté comme une référence dans plusieurs revues internationales.

l Vous ne tarissez pas d’éloges pour cet édifice que certains qualifient d’eyesore…

Il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Auraient-ils eu la même pensée si le bâtiment était fait de pierres taillées ? On n’efface pas d’un trait de plume ce genre d’édifice qui fait partie de l’histoire post indépendance et administrative de l’île. Pourquoi ne pas avoir recueilli les suggestions des citadins, avant d’annoncer cette mesure qui comprend l’aménagement d’un green recreational park ? Ce sont eux qui en profiteront le plus. Si les autorités pensent à y aménager une forêt urbaine, il faudra attendre au moins 15 ans avant de voir des résultats probants. N’aurait-il pas été plus judicieux d’attendre l’issue des prochaines législatives, avant de s’embarquer dans un tel projet sous peine qu’il prenne du plomb dans l’aile. Je le répète. Il y a matière à réflexion, un élément qui n’a pas été pris en considération.

l L’édifice, vous n’êtes pas sans savoir, est truffé d’amiante et infesté de pigeons, au grand dam des 1,100 locataires. Des éléments qui auraient, peut-être, valu leur pesant d’or dans la décision des autorités ?

Les autorités ne peuvent pas se ranger derrière le prétexte de l’amiante car, d’une part, l’amiante se trouve sur une infime partie du bâtiment et, d’autre part, l’amiante se traite efficacement dans le monde entier. Encore faut-il y mettre les moyens. Pourquoi ne pas plutôt privilégier la mise en œuvre du système d’immeuble vertical de forêt, dont les balcons, disposés en quinconce, accueilleront des arbres de taille adulte, des arbus-tes et des  plantes couvrantes, voire des légumes ? Le but est de permettre à cette végétation d’absorber le CO2, de rejeter de l’oxygène et de protéger les travailleurs des particules de poussière et d’autres polluants. Le gouvernement n’envisage-t-il pas de permettre à des commerçants d’opérer sur le site ? Pourquoi ne pas transformer l’Emmanuel Anquetil Building en un espace de vie où les entrepreneurs pourraient vendre des légumes frais sur place ? Ena plass boukou laba.

Aux études de l’existant, s’ajoute l’épineuse question de l’opération de démolition de l’édifice qui s’accompagne du suivi et de la gestion des matériaux et des déchets…

Démolir ce genre de bâtiment coûte énormément d’argent et aucune estimation financière n’a été dévoilée par le Grand Argentier. Ne parlons pas des inconvénients qu’engendrera l’opération de destruction qui pourrait durer au moins trois mois, à cause de la complexité du bâtiment et la zone névralgique où elle se situe. L’utilisation de dynamites est impossible. Les rues et les commerces adjacentes seront fermés durant ce laps de temps. It is also producing against waste. On parle d’énormes masses de béton qui pourraient finir, comme c’est trop souvent le cas, dans nos tonnes de déchets solides, d’autant que Maurice ne procède pas au recyclage du béton.

Pascal Laroulette (AEP) : « Fort louable, mais… »

« La décision de détruire un tel édifice et de le remplacer par une mini forêt est louable et courageuse », a confié Pascal Larourette, Project Coordinator de l’ONG Action for Environment Proctection (AEP) et fer de lance du projet d’une mini forêt à la cathédrale Saint-Louis, qui exprime, en revanche, des réserves quant aux capacités du gouvernement de mener à bien ce projet dans un avenir proche.

« Comment ça va se faire ? Une étude préliminaire a-t-elle été menée pour faire face aux enjeux écologiques et sanitaires, et combien de temps durera la démolition ? » Ce sont quelques unes des questions qui taraudent Pascal Larourette dont les préoccupations se focalisent sur l’implication d’une telle démarche pour la santé des habitants et des commerçants : « Les travaux de démolition dureront pas moins de deux mois. Vu que le bâtiment contient de l’amiante, je crains que des travaux d’une  telle envergure, amorcés sans études préalables, ne débouchent sur une catastrophe au cœur de la capitale. »

Pascal Laroulette, qui se demande si cette mesure ne s’apparente pas à un effet d’annonce, souligne néanmoins que l’ONG AEP est partante pour aider le gouvernement dans ce projet de mini forêt, s’il se concrétise : « On ne nous a pas encore contactés. Preuve que le flou subsiste. Est-ce que des arbres endémiques y seront plantés, comme recommandé par l’expert japonais Akira Miyawaki ? Nous  sommes ouverts à toute expertise. »

L’ambitieux projet de la PLDI… renvoyé aux calendes grecques

Au-delà de l’épineuse question de la propagation de l’amiante, l’architecte et ancien président de la Port-Louis Development Initiative (PLDI), Gaëtan Siew, pense que construire un espace vert à la place du bâtiment Emmanuel Anquetil demeure une option qui mérite une longue réflexion, bien que la PLDI ait proposé, dit-il, une meilleure alternative à la démolition dudit bâtiment en 2017.

Le projet consistait en une rénovation en profondeur de l’Emmanuel Anquetil Building, du Courtyard Square et de l’Heritage Asset Corner Building, sis en face, tout en dotant leurs façades de végétaux. Avec la mise en œuvre de la restauration du théâtre de Port-Louis, jouxtant les trois édifices, la PLDI entendait alors jeter les bases d’un projet ambitieux. « L’objectif du gouvernement s’articule autour de la régénération globale de la capitale tout en lui redonnant une seconde vie après les heures de bureaux. La PLDI travaillait dans cette optique en commençant par cette zone », souligne Gaëtan Siew.

La dernière étape était de connecter l’Emmanuel Anquetil Building, via une passerelle, au Courtyard Square et à l’Heritage Asset Corner Building. Des recommandations rangées dans le tiroir des projets fantômes. « Faire revivre les rues Remy Ollier et Pope Hennessy comme jadis. C’était le but. La conversion de l’Emmanuel Anquetil Building en des appartements/bureaux dédiés aux jeunes de la Hi-tech était sur la table. Ça aurait permis une entrée d’argent conséquent pour l’État, tout en diminuant la pression sur le trafic routier ; dommage », souligne Gaëtan Siew.

 

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