Forum “Stop Torture” de l’ICJM – Père Veder : « Il faut dépassionner et dépolitiser ce débat »

Il y a deux semaines, le pays était en émoi devant les vidéos de torture et de brutalité policière inouïe circulant sur les réseaux sociaux. Depuis, la société civile, de même que plusieurs organisations ont pris position condamnant unilatéralement de tels actes sur le territoire mauricien et urgeant les autorités à prendre les actions nécessaires. L’institut Cardinal Jean Margéot (ICJM) en fait partie.

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Lors d’un forum-débat intitulé “stop torture” organisé jeudi soir avec plusieurs intervenants, le père Jean-Claude Veder, directeur de l’institut de formation, “faisant écho de l’église catholique de Maurice”, a “fait un appel pressant à l’État mauricien de prendre toutes les actions nécessaires en vue de faire respecter la Convention contre la torture (CAT) et le protocole facultatif Convention against Torture and other Cruel, Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (OPCAT) partout au sein de la République de Maurice. Et de renforcer le cadre législatif et institutionnel en vue de faire respecter les articles 6 et 7 du chapitre 2 de la Constitution relative aux droits de l’homme.”

Trois heures de débats et de témoignages autour de la torture. Le vicaire général, Jean-Maurice Labour, les avocats José Moirt et Neelkanth Dulloo, et la citoyenne engagée Nalini Burn intervenaient, jeudi soir, devant un public concerné, choqué et attristé par les récents événements. Parmi les nombreux thèmes abordés lors de cette soirée: le sadisme, la perte de confiance dans la force policière, le dysfonctionnement des institutions publiques et l’impunité qui sont sortis. “Il faut dépassionner et dépolitiser ce débat”, a déclaré d’emblée le père Jean-Claude Veder, qui a ouvert les débats avec des mots forts. “L’ICJM lance un forum sans grande prétention”, a-t-il dit. “La torture touche l’humanité. Et passer le stade du choc émotionnel, il faut aller à l’autre stade pour alerter l’opinion publique et sensibiliser la société civile.”

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Intervenant au début et à la fin du forum avec une déclaration officielle de l’ICJM, inscrivant clairement et fermement sa position dans cette sordide affaire, il a aussi évoqué le souhait de voir d’autres institutions continuer sur cette lancée afin de trouver des solutions réelles et concrètes au problème de la torture à Maurice. “L’ICJM en tant qu’institut de formation en faveur de développement humain intégral veut redire la conviction dans le rejet inconditionnel de la torture et de tout autre acte associé dans la condamnation sans équivoque de gestes perpétrés en ce sens par toute personne ou institution sans distinction de secteur ou d’autorité”, a-t-il déclaré.

Perversité et de sadisme

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Le premier intervenant, José Moirt, avocat de profession, a brossé un tableau sombre annonçant “une mauvaise nouvelle. Car cela n’en finit pas et les témoignages continuent d’affluer. D’ailleurs, on a appris durant le week-end que cela ne s’est pas arrêté et que certains policiers changent juste de méthodes.” Il a aussi longuement parlé des différentes conventions contre la torture et pour les droits humains dont Maurice est signataire et a indiqué que le problème de la torture et de la brutalité policière à Maurice “reste un problème systémique”. Il a d’ailleurs déploré la perte de confiance de la population mauricienne en la force policière et des dangers que cela représente pour tous. L’homme de loi a aussi déclaré qu’un rapport est actuellement en gestation et que le but est “d’amener le comité contre la torture à visiter le territoire mauricien” pour prendre connaissance des nombreux cas de violation desdites conventions.

Le père Jean-Maurice Labour a lui mis l’accent sur le mal-être de ceux ayant commis de tels actes de “sadisme” et sur l’urgence de suivre psychologiquement ces derniers. “Mon intervention relève aussi de la solidarité avec les victimes et leurs familles pour les accompagner.” Il a avancé, lors de son allocution, que “les séquelles psychologiques sont parfois plus graves que les séquelles physiques” et qu’il est important de faire le suivi de ces victimes et de leurs proches. Sans langue de bois, il a, en outre, dénoncé “les bourreaux” et “je salue ceux qui ont eu le courage de dénoncer de tels actes”. Déplorant “la société dépressive” qu’est devenue Maurice, il s’est indigné face “au degré de perversité et de sadisme” de ces personnes qui ont torturé et, qui plus est, filmé ces actes répréhensibles.

Le père Jean-Maurice Labour a aussi parlé de la violence au fond de l’humanité et du besoin d’avoir l’aide de professionnels pour analyser “les coupables, et ce, depuis leur enfance”. Il a tenté d’expliquer un tel comportement en s’appuyant sur des recherches sur les enfants-rois condamnés à se transformer en êtres narcissiques, incapables de faire face à la société. Il a, dans cette même verve, déploré la faillite des institutions qui ont été mises en place pour justement “apprivoiser ces violences”. Et il a ajouté que “nos institutions démocratiques ne fonctionnent pas, et ce, depuis l’indépendance.” Ce dernier a également remis en question l’indépendance des institutions parapubliques mauriciennes qui n’ont pas la liberté de fonctionner correctement et de dénoncer. Le Père Labour a aussi fustigé les partis politiques qui passent leur temps à se renvoyer la balle, sans pour autant adresser la source du problème.

Amendement de la POCA

Le troisième intervenant, l’avocat Neelkanth Dulloo a pour sa part questionné le rôle de l’exécutif et du législatif. Il a parlé en faveur d’un amendement de la Public Officers’ Protection Act (POCA) et de la nécessité de recruter des Human Rights Officers dans chaque poste de police de l’île pour le respect des droits des citoyens. Il a aussi relevé de nombreuses failles dans le système législatif actuel, dont la Limitation Period de deux ans. Il a aussi parlé du problème de recrutement de policiers. D’ailleurs, parmi les intervenants, Eddy Jolicoeur, membre du public témoignant pendant le forum, a indiqué que les nouveaux officiers de police n’ont pas accès au Code of Ethics, une énorme lacune selon lui.

Finalement, Nalini Burn a quant à elle parlé des différentes victimes de ces actes de torture. “Oui, il s’agit d’un problème systémique, mais tout doit être centré sur la victime qui peut être la personne directement impactée par ses actes ou qui peut aussi être un proche.” “Comment et pourquoi la société tolère-t-elle une telle brutalisation et déshumanisation ?” Elle a également parlé du rôle des institutions internationales et de l’intervention de la société civile. Le député du MMM, Reza Uteem, présent au forum, a lui aussi réagi. “Nous avons évoqué plusieurs causes, mais le fait reste que la torture est bel et bien présente à Maurice”, a-t-il lancé. Il a aussi rappelé le rôle de l’opposition et du gouvernement dans la prise de décisions pour faire changer les choses. Parmi les nombreux intervenants, d’autres sujets ont aussi été abordés, dont la violence dans les écoles, le problème d’alcoolisme parmi les policiers et la corruption.

Outre les interventions des invités de l’ICJM, le public a également eu droit à la parole. Ainsi, un ancien policier a, dans un poignant témoignage, avoué “avoir honte de dire que j’ai fait carrière dans la force policière et que j’ai honte de cet uniforme que je portais fièrement. J’ai eu des supérieurs exemplaires qui m’ont appris que ma plus grande arme est mon stylo”, a-t-il dit. Par ailleurs, les témoignages des deux filles de Jean-Marie Richard, victime de brutalité policière, ont aussi témoigné pour partager les dégâts psychologiques et émotionnels de tels actes sur la victime, mais aussi sur les proches de cette dernière.

Il faut noter que des représentants de la classe politique, dont Fabrice David, Tania Diolle et Olivier Barbe, ont répondu présents à l’invitation de l’ICJM. Ce forum, espèrent les organisateurs, “sera le début de plusieurs autres forums sur ce sujet.”

Femmes, proies silencieuses

Également victimes de brutalité policière, les femmes sont plus réticentes à dénoncer leurs agresseurs. C’est ce qu’avancent des organisations non-gouvernementales (ONG), à l’instar de Kinouété et Parapli Rouz, dont les bénéficiaires féminins sont davantage exposées à la répression policière de par leurs activités et situation sociale. Les chiffres pour quantifier les cas impliquant des femmes ne sont pas disponibles, non plus.

Par ailleurs, depuis le début du scandale de tortures policières, la Independant Police Complaints Commission a enregistré trois dépositions dans ce sens. Mais au moment où un officier de cette instance nous communiquait ce chiffre, il n’était pas en mesure de nous dire si des femmes en sont concernées. L’organisation Dis-Moi (Maurice) qui milite pour les droits humains, reçoit quelque deux cas par semaine, nous indique son président Erickson Mooneeapillay. “Ce sont des proches des suspects arrêtés pendant des raids concernant les fouilles de leur domicile. Les femmes sont souvent brutalisées pendant ces fouilles. Il y a aussi celles qui témoignent concernant une affaire pénale et qui affirment que des policiers les ont injurié. Beaucoup de ces femmes ne portent pas plainte parce que les séquelles de ces violences mentales ne sont pas visibles”, explique-t-il. Toutefois, les violences physiques, relève ce dernier, existent bel et bien.

Pour Neha Thakurdas Luximon, de Parapli Rouz, organisme qui encadre les travailleuses du sexe, celles-ci seraient moins harcelées par des éléments de la police, comparé à 10 ou 15 ans de cela.

Chantage

Elle attribue ce changement au travail de communication avec la police et des  interventions de Parapli Rouz sur le terrain. Toutefois, souligne-t-elle, cela ne veut pas pour autant dire que les travailleuses du sexe ne sont plus embêtées par des policiers en patrouille. “Il y a deux mois environ, j’ai surpris un policier qui menaçait des filles pour qu’elles quittent l’endroit où elles s’étaient regroupées. Je l’ai entendu de loin qui leur disait : Zot sorti la zot alé, sinon mo avoy nimport ki case lor zot”, raconte Neha Thakurdas Luximon. Elle ajoute que certaines travailleuses du sexe, harcelées par la police, se taisent pour éviter des représailles et que leurs proches ne soient pas au courant de leurs activités. “Avant, il était courant que des policiers sans scrupules leur fassent du chantage pour ne pas mettre une charge contre elles”, rappelle Neha Thakurdas Luximon.

Le harcèlement moral par la police est courant auprès des femmes toxicomanes SDF, note Dominique Chan Low, de Kinouété. Et ce, dit-il, principalement lorsque des femmes détenues quittent la prison après avoir purgé leur peine.

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