Un village cambodgien recouvert de poussière rouge. Des enfants pieds nus jouant au ballon sur un terrain que leurs parents ont façonné eux-mêmes. Une vieille femme assise à l’ombre d’un banian, les yeux fermés, tenant contre sa poitrine un sachet de médicaments comme un trésor. Et au milieu, un homme en blouse blanche, les traits tirés, mais le regard serein. Il soigne. Il écoute. Il soulage.
Cet homme, c’est le docteur Ved Nagurset. Médecin d’origine mauricienne, installé depuis vingt ans aux îles Féroé. Diplômé en médecine de Pologne, spécialisé à l’université de Copenhague grâce à une bourse du gouvernement danois obtenue en 2008, il partage aujourd’hui sa vie entre son cabinet au Danemark et ses engagements humanitaires. Marié à une Danoise, il est père de trois enfants de 20, 14 et 8 ans.
En juillet 2025, ce médecin paisible s’est retrouvé, presque malgré lui, dans un village cambodgien à une trentaine de kilomètres de la frontière thaïlandaise, au cœur d’une crise frontalière soudaine et brutale, face à des centaines de réfugiés démunis.
Une décennie de solidarité
Le voyage de la famille Nagurset au Cambodge avait été préparé de longue date. Il s’agissait d’un retour dans la région de Siem Reap où, depuis plus de dix ans, la belle-famille de Ved et des amis danois avaient mis en place une initiative humanitaire. « Ils ont collecté de l’argent, construit des écoles, acheté du matériel scolaire, installé des systèmes d’eau et d’électricité, et même aménagé un terrain de foot pour les enfants du village », raconte Ved avec pudeur.
Il souhaitait également profiter du séjour pour proposer ses compétences de médecin dans des villages isolés. Mais le conflit a tout bouleversé.
Une paix fragile, une urgence inattendue
Dans cette région du nord-ouest du Cambodge, les tensions avec la Thaïlande sont anciennes. Parfois calmes, parfois explosives. En juillet, la situation dégénère : des échanges de tirs entre les armées font plusieurs morts, et la population, paniquée, fuit vers le sud. Ved n’était pas au courant. « Je n’écoutais même pas les nouvelles. J’étais concentré sur mes consultations. Puis un matin, mon traducteur m’a dit que des coups de feu avaient été échangés, qu’il y avait eu des morts, et que les gens fuyaient. » Un membre du personnel local l’informe qu’un afflux de réfugiés est attendu dans le village de Sror Aem, à 25 km de là. Un seul médecin y est présent. Ved contacte alors le Professeur Sokong Lim, chef de l’hôpital de Siem Reap, également bénévole. « Il m’a simplement dit : “Viens. Il y a du travail.” »
Sror Aem : visages de l’exil
Quand Ved arrive à Sror Aem, la scène est irréelle. Ce n’est pas un champ de bataille, mais un paysage d’épuisement. Des enfants hagards, des femmes assises en silence, des vieillards allongés sous des toiles tendues. Pas un cri. Juste le silence lourd de ceux qui ont trop marché, trop attendu. Quelques volontaires essaient de mettre de l’ordre. Ils regroupent les réfugiés sous une tente, leur donnent de l’eau. Des infirmières les trient et attribuent un numéro à chacun, pour déterminer l’ordre des soins. Les numéros sont attribués aux cas prioritaires.
Ved s’installe, la chaleur est suffocante. 38 degrés, humidité extrême. « Je n’avais jamais travaillé dans de telles conditions. Mes vêtements étaient trempés. Mais il n’y avait pas de place pour y penser. » Autour de lui, des regards le fixent. Parmi eux, une femme qui tente désespérément d’attirer son attention. Dans ses bras, un enfant d’à peine un an, déjà endormi. Ved fait signe à l’infirmière : il faut la rassurer. Elle passera juste après. « Quand elle est arrivée près de moi, elle était à bout. Elle avait marché 4 km avec son enfant dans les bras. D’autres femmes et enfants avaient été ramassés par un camion. Son mari, lui, était encore en chemin. Elle était préoccupée : son enfant s’affaiblissait. » L’examen confirme une déshydratation sévère. Ved installe une perfusion. La mère, assise sous un arbre, serre son enfant contre elle pendant que le liquide s’écoule doucement. Le lendemain, le nourrisson sourit.
Chaque personne portait une histoire
La journée se poursuit, harassante. Les cas s’enchaînent, tous lourds. « Chaque personne que je voyais portait une histoire, pleine d’émotion. Je devais lutter pour ne pas être aspiré au fond d’un gouffre émotionnel. Il fallait que je reste froid pour rester efficace. » Il soigne des infections, des blessures, mais aussi des maladies chroniques : diabète non traité, hypertension, douleurs anciennes. Il rencontre un vieil homme de 74 ans, aux doigts déformés, se plaignant de douleurs jusqu’aux coudes. « Je lui ai demandé s’il avait eu un accident. Il m’a répondu qu’il avait été violemment battu par les Khmers rouges en 1977. Plusieurs os fracturés. Aucun médecin à l’époque — ils étaient exécutés. Une infirmière lui a posé un plâtre de fortune. La main a mal guéri. » Des récits comme celui-ci, Ved en a entendu toute la journée. Il n’était pas préparé à cette profondeur de douleur. « On ne nous apprend pas à contrôler ses émotions dans de tels contextes. Mais il fallait que je continue. »
Mémoire collective et dignité individuelle
Le Cambodge reste un pays aux cicatrices ouvertes. Le génocide des Khmers rouges a décimé près de trois millions de personnes dans les années 1970. Le traumatisme est encore là, dans les regards, dans les silences. « Beaucoup de blessures étaient invisibles, confie Ved. Ces gens ont survécu à l’impensable. Et maintenant, alors qu’ils tentent de reconstruire leur vie, la peur revient. » Et pourtant, dit-il, il a été bouleversé par leur dignité. « Ils ne cherchent pas la vengeance. Ils veulent vivre. Cultiver leur terre. Boire de l’eau propre. Envoyer leurs enfants à l’école. Rien d’autre. »
Une leçon pour toute une vie
Ved n’est resté que quelques jours à Sror Aem. Mais ces journées resteront gravées en lui. « Un vieil homme est arrivé pieds nus après avoir marché 18 km. Je lui ai donné des soins, un peu d’eau. Il m’a remercié, pas pour les médicaments, mais simplement pour ma présence. Juste d’être là. » Le soir, avec sa fille de 8 ans, ils contemplent le coucher de soleil. Elle lui demande : « Papa, pourquoi ils sont si pauvres ? » « Ils ne sont pas pauvres, mon amour. Ils n’ont juste pas eu les mêmes chances que nous. »
Un engagement qui ne s’arrête pas là
De retour dans les îles Féroé, Ved Nagurset n’a pas oublié Sror Aem. Il y pense chaque jour. « Je vais y retourner. Il y aura toujours des vies à toucher. Des gens à écouter. Et tant qu’on peut faire quelque chose, on doit le faire. » Et de conclure : « On ne peut pas détourner le regard quand on sait. Et maintenant, je sais. »