Dans une lettre adressée à Winnie Mandela alors qu’il était en prison et qui sert de préambule au livre Conversation with myself, Nelson Mandela, dont la Journée internationale est célébrée aujourd’hui, affirme : « In judging our progress as individuals we tend to concentrate on external factors such as one’s social position, influence and popularity, wealth and standard of education. These are, of course, important in measuring one’s success in material matters and it is perfectly understandable if many people exert themselves mainly to achieve all these. But internal factors may be even more crucial in assessing one’s development as a human being. Honesty, sincerity, simplicity, humility, pure generosity, absence of vanity, readiness to serve others are the foundation of one’s spiritual life. »
Voilà qui résume merveilleusement bien la pensée de Nelson Mandela qui devrait inspirer tout un chacun. Cette année, le Centre Nelson Mandela pour la culture africaine a choisi de célébrer cette journée avec deux événements forts. Le premier se tiendra ce jeudi 17 à son siège à La-Tour-Koenig, en collaboration avec la National Human Rights Commission, récemment reconstituée. Ce sera une matinée de réflexion sur le thème Nelson Mandela et les droits humains, avec comme invitée la haute commissaire de la République d’Afrique du Sud, qui fera un exposé. Une exposition intitulée La vie et l’héritage de Nelson Mandela sera également présentée, invitant le public à revisiter son combat et sa vision humaniste à travers des images et des archives.
Le second événement aura lieu le lendemain, vendredi, soit une activité de reboisement à la forêt de Pétrin, en collaboration avec l’association AnAngel et les services de Forestry. Le centre souhaite ainsi prolonger l’héritage de Nelson Mandela en agissant concrètement pour la préservation de la nature, la résilience communautaire et l’autosuffisance, autant de sujets chers à Madiba. Cette semaine, Le Mauricien a recueilli les témoignages de trois personnes, à savoir Amédée Darga, Stephan Karghoo et Avinash Munohur.
Amédée Darga, directeur du cabinet d’études StraConsult, souligne : « Qu’il s’agisse de Mandela ou de Mahatma Gandhi, la leçon est la même : on ne peut libérer son peuple du joug, combattre l’autocratie qui écrase, combattre la domination des puissants, combattre le racisme, amener son peuple vers une vie meilleure, que si on est prêt à sacrifier son confort, sa propre vie. »
Pour sa part, Stephan Karghoo, directeur du Centre Nelson Mandela pour la culture africaine, souligne : « Dans un monde fracturé par des guerres identitaires, par une montée alarmante des idéologies racistes et par des inégalités flagrantes, Mandela reste une figure de conscience. Sa capacité à tenir ensemble mémoire et avenir, douleur et espérance, fermeté et dialogue, constitue un exemple de leadership humain et visionnaire dont nous avons, aujourd’hui plus que jamais, besoin. »
AMÉDÉE DARGA :
« Je garde le souvenir d’un homme
d’une grande force d’esprit »
Amédée Darga, nous célébrons ce jeudi la Journée de Nelson Mandela. Quelle est pour vous la signification de cette journée et comment elle vous interpelle ?
Cette journée doit être une inspiration et un avertissement. Une inspiration pour le combat contre le génocide de nos frères et sœurs palestiniens. Ce n’est pas un combat pour des musulmans. C’est un combat pour des humains, des femmes et des enfants qu’on massacre. Un avertissement pour ceux qui se taisent quand la bête de l’autocratie, l’hydre de la corruption ou la justice à deux vitesses déterminent la vie d’un pays.
Quel souvenir avez-vous de Nelson Mandela ?
J’ai rencontré Nelson Mandela en 1993, un an avant les premières élections post-apartheid de 1994. C’était lors d’un grand rassemblement des membres de l’ANC. Je fus amené à ce rassemblement par Moeletsi Mbeki qui a été un ami très proche depuis les années 80 jusqu’à ce jour. Je fus présenté à Nelson Mandela avec qui j’ai pu avoir une brève conversation. Il m’a félicité pour avoir soutenu la lutte anti-apartheid.
Quand je lui ai dit : « Soon you’ll become president, and I am sure you’ll give South Africa a fantastic future », il m’a répondu cette phrase : « Title is not important, it is the mission and the power to lead my people for a higher destiny. »
Enfin, il m’a posé cette question terrible: « What have you done for your country? » C’est le souvenir d’un homme d’une grande force d’esprit, d’une voix tranquille mais de grande puissance. Durant ce séjour, j’eus aussi le grand bonheur de rencontrer chez les Mbeki, Govan Mbeki, grand compagnon de Nelson Mandela.
Quel héritage a laissé Nelson Mandela ?
Mandela a laissé un très grand héritage à son peuple, mais que les dirigeants de son pays ont spolié par égoïsme et voracité. Dès le début des années 90, quand il devenait évident que l’ère post-apartheid approchait, j’avais constaté, pour avoir été proche de beaucoup de combattants et résistants antiapartheid en exil, combien la plupart se préparaient à l’enrichissement personnel, à l’accaparement. Ils préparaient déjà cette nouvelle bourgeoisie noire qui aujourd’hui a capturé l’État sud-africain aux dépens du peuple. Mandela doit pleurer dans sa tombe de voir ce qu’est devenu l’African National Congress (ANC).
Quelle leçon pouvons-nous tirer de la vie de Nelson Mandela à Maurice, mais également dans ce monde troublé par les conflits armés et le racisme ?
Qu’il s’agisse de Mandela ou de Mahatma Gandhi, la leçon est la même : on ne peut libérer son peuple du joug, combattre l’autocratie qui écrase, combattre la domination des puissants, combattre le racisme, amener son peuple vers une vie meilleure que si on est prêt à sacrifier son confort, sa propre vie. Nous vivons une période où les dirigeants pensent d’abord à eux-mêmes avant de penser à leurs pays. Le monde vénère Mandela, mais les bas instincts des hommes (et femmes) sont bien manipulés par ceux qui veulent tout gagner quitte à sacrifier un peuple, à faire un génocide.
STÉPHAN KARGHOO (directeur du Centre Nelson Mandela pour la culture africaine) :
« Mandela symbolise résistance éthique
et réconciliation transformatrice »
Stéphan Karghoo, le Centre Nelson Mandela dont vous êtes le directeur, célèbre ce jeudi la Journée de Nelson Mandela. Quelle est, pour vous, la signification de cette journée et comment elle vous interpelle ?
La Journée internationale Nelson Mandela est pour nous, au Centre Nelson Mandela, bien plus qu’un simple événement commémoratif annuel ; elle constitue un moment d’inspiration, de réflexion, de responsabilité partagée, et surtout, d’engagement pour les valeurs que cet homme exceptionnel a incarnées : la liberté, la justice, la dignité humaine et la réconciliation.
Cette journée revêt une signification d’autant plus particulière pour nous que le Centre Nelson Mandela, qui fêtera ses 40 ans d’existence l’année prochaine, porte son nom depuis 1998, année où Nelson Mandela lui-même a posé la première pierre de notre bâtiment actuel, lors d’une visite historique à Maurice. Ce moment fut profondément marquant : il a écrit dans notre livre d’or que « la force et l’espoir émanent de chaque partie de mon corps lorsque je pose la première pierre de cet édifice.»
Depuis lors, le centre s’est engagé à faire vivre la mémoire de Mandela, non seulement à travers des événements, mais aussi par des projets de fond, liés à la mémoire, à la dignité, à l’héritage africain et créole, ainsi qu’à la lutte contre l’injustice sous toutes ses formes.
C’est dans cet esprit que cette journée nous interpelle : elle nous pousse à faire mémoire, mais aussi à agir. Elle nous rappelle que la meilleure manière d’honorer Nelson Mandela est de continuer à œuvrer, ici et maintenant, pour un monde plus juste, plus solidaire et plus humain.
Quel souvenir avez-vous de Nelson Mandela ?
Lors de sa visite à Maurice en 1998, j’étais encore un enfant d’une dizaine d’années. Je n’en avais qu’une perception lointaine, mais marquante. C’est surtout à travers mes études en Histoire, avec une spécialisation sur l’Afrique, que j’ai véritablement découvert la richesse de sa pensée, son combat et son humanité.
Nelson Mandela est devenu pour moi une figure de référence, un modèle de résistance et de dignité. Son parcours m’a profondément inspiré, tant dans ma recherche historique que dans mon engagement professionnel au sein du centre qui porte fièrement son nom.
Quel héritage a laissé Nelson Mandela ?
L’héritage de Nelson Mandela est immense et pluriel. Il a montré au monde que la justice, la réconciliation et la paix sont possibles même après des décennies d’oppression. Il a redonné à l’Afrique et à l’humanité entière une leçon de dignité, de pardon et de leadership éthique.
Pour nous, au Centre Nelson Mandela, cet héritage se traduit par un engagement constant en faveur des droits humains, de la mémoire, de l’inclusion culturelle et de la justice sociale. Nelson Mandela nous a appris que l’histoire ne doit pas seulement être racontée, mais qu’elle doit être réparatrice et porteuse d’espoir.
Quelle leçon pouvons-nous tirer de la vie de Nelson Mandela à Maurice, mais aussi dans ce monde troublé par les conflits armés et le racisme ?
La vie de Nelson Mandela nous enseigne, avant tout, l’importance de la résistance éthique et de la réconciliation transformatrice. Son combat, forgé dans les geôles de l’apartheid et affiné par une profonde réflexion politique et humaine, n’était pas seulement dirigé contre un système de domination raciale, mais portait une vision bien plus universelle, celle d’un monde fondé sur la justice, l’équité et la dignité humaine.
À Maurice, cette leçon résonne avec une acuité particulière. Notre société, bien que marquée par une coexistence multiculturelle pacifique, porte en elle les traces profondes et parfois douloureuses de l’esclavage, de l’engagisme et des hiérarchies raciales et sociales héritées de la colonisation. Les discriminations systémiques, souvent silencieuses mais bien réelles, persistent dans de nombreux domaines, qu’il s’agisse de l’accès aux opportunités économiques ou de la représentation culturelle.
Le message de Nelson Mandela nous invite, dans ce contexte, à un exercice collectif de lucidité et de courage. Il ne s’agit pas seulement de célébrer sa mémoire, mais de poursuivre activement le projet de justice sociale qu’il portait. Cela passe notamment par une reconnaissance des injustices historiques et contemporaines, et par une réflexion sérieuse sur la réparation au sens large du terme. Car réparer, c’est aussi restaurer la dignité, redonner une voix à ceux qui ont été marginalisés, valoriser les mémoires occultées, et transformer les structures sociales vers plus d’équité.
Dans un monde fracturé par des guerres identitaires, par une montée alarmante des idéologies racistes et par des inégalités flagrantes, Mandela reste une figure de conscience. Sa capacité à tenir ensemble mémoire et avenir, douleur et espérance, fermeté et dialogue, constitue un exemple de leadership humain et visionnaire dont nous avons, aujourd’hui plus que jamais, besoin.
À Maurice, c’est un appel à revisiter notre récit national, à ouvrir des espaces de parole, de réparation et de réconciliation, et à construire une société encore plus inclusive, où l’histoire ne soit pas un fardeau, mais une force. En cela, l’héritage de Nelson Mandela reste donc vivant et profondément interpellant pour notre avenir collectif.
Avinaash Munohur :
« Une figure universelle du pardon
dans sa forme politique »
Quelle est pour vous la signification de cette journée et comment est-ce qu’elle vous interpelle ?
La figure de Nelson Mandela est et restera la figure emblématique de la lutte contre l’apartheid, ce qui en fait une icône mondiale des luttes pour l’émancipation, la liberté et la reconnaissance. C’est un visage et un nom reconnu de tous, et dont les échos résonnent toujours de manière puissante chez beaucoup.
Mais Nelson Mandela est également une figure universelle du pardon. Et une figure universelle du pardon dans sa forme politique, comme un puissant vecteur de résistance et de réconciliation. Nous y reviendrons.
Et le souvenir que vous avez de Nelson Mandela ?
Forcément les images fortes de sa sortie de prison en 1990, après 27 années d’emprisonnement. L’enfant de 7 ans que j’étais était interpellé par ces images. Pourquoi avoir emprisonné un homme pour sa couleur de peau et pour ses croyances politiques ? Une forme d’innocence se brisait à l’époque avec la découverte que la différence de couleur – ce que le Code Noir définit comme la « barrière de couleur » – pouvait engendrer tant de haine et de violence.
Qu’en est-il de l’héritage que laisse Nelson Mandela ?
Cet héritage est forcément symbolique, comme nous venons de le dire. Mais il ne faut pas non plus occulter tout ce qui se passe après la fin de l’apartheid et la prise de pouvoir de l’African National Congress (ANC) en Afrique du Sud. Sans entrer dans les détails, ce n’est pas ici le propos, nous pouvons légitimement nous poser la question de l’héritage de Mandela au gouvernement – qui se doit d’être distingué de l’héritage de Nelson Mandela en politique.
Vous voyez, il y a – de ce point de vue – deux figures de Nelson Mandela. La première est celle du Freedom Fighter héroïque, celle du Prix Nobel de la paix. Cette figure incarne la résistance à l’oppression, la lutte pour la libération et le rejet de la ségrégation raciale. Mais il y a également la figure de Mandela le président de la République d’Afrique du Sud. Et ces deux figures ne sont pas forcément les mêmes. Elles se croisent sur un certain nombre de sujets, forcément. Par exemple, l’un des immenses triomphes du président Mandela a été la réussite de la transition pacifique du régime de l’apartheid vers un régime démocratique.
Mandela a su rallier derrière lui l’immense majorité des Sud-Africains – Afrikaners inclus – afin que le pays ne sombre pas dans une politique de vengeance qui l’aurait mis à genou. C’est justement ce dont je mentionnais plus tôt en parlant du pardon. Mandela a refusé toute forme de discrimination institutionnelle et toute forme de représailles contre les oppresseurs de l’époque de l’apartheid. Ce n’était pas simple, mais il savait que c’est en prêchant le pardon que les blessures du passé avaient une chance de guérir.
Parallèlement à cela, Mandela n’a pas réussi la transformation des structures économiques du pays et la démocratisation de l’économie sud-africaine – qui est largement restée entre les mains de la minorité blanche Afrikaner. En plus de cela, une culture de la corruption est apparue, chose qui ne cesse de s’amplifier depuis, en plus de sérieux problème de sécurité. Mais ceci démontre bien plus à quel point le chantier reste immense dans ce magnifique pays qu’est l’Afrique du Sud.
Quelle leçon pouvons-nous tirer de la vie de Nelson Mandela à Maurice, mais également dans le monde troublé par la guerre et le racisme ?
L’histoire de Maurice est celle du colonialisme et c’est ce qui – selon moi – structure les rapports de pouvoir de l’île Maurice de l’après-1968. Je définis ici le colonialisme de manière extrêmement simple comme le processus de capture de territoires et de populations afin de les assujettir à la logique du capitalisme. La fonction de la race est, dans ce processus, central car c’est à travers la barrière de couleur que le colonialisme opérait la distinction entre les dominants et les dominés.
Et c’est dans cette division que notre pays a pris naissance. De ce point de vue, il y a une similarité troublante entre le combat de Mandela et ce qui devrait être notre combat politique à Maurice : le dépassement de ce fondement et la pose d’une autre fondation sur laquelle nous pourrons construire un avenir émancipé de la condition coloniale dans ce qu’elle peut avoir comme effets actuels.
Or, c’est là que la question du pardon devient importante, et nous comprenons pourquoi Mandela en avait fait le cœur même de sa philosophie émancipatrice. Mandela ne considère à aucun moment le pardon comme un oubli. Il est impossible d’oublier l’apartheid, tout comme il est impossible d’oublier l’esclavage et l’engagisme. L’apartheid, l’esclavage ou encore l’engagisme ou le génocide – puisque ce mot redevient pertinent – sont impardonnables.
Mandela a offert le pardon aux auteurs de crimes abominables, non pas parce qu’ils le méritaient, mais pour rendre possible un avenir commun. Le pardon, dans sa forme politique devient donc la condition essentielle de la justice et du dépassement de la condition coloniale.
C’est pour cela que Mandela s’était particulièrement attaché à la mise en place de la Commission Vérité et Réconciliation. Cette commission était le vecteur du processus du pardon, mais considéré dans sa forme politique – c’est-à-dire un pardon conditionnel. Et le rôle de la commission était de permettre ce pardon conditionnel. Mais à quelle condition ? On pardonne en échange de la vérité. Ce n’était ainsi pas un pardon religieux ou moral pur, mais un acte politique stratégique, pour éviter la vengeance et construire la paix. La vérité sur le passé permet des choix politiques qui viennent justement rectifier ce passé. C’est là l’immense croyance de Mandela.
Qu’est-ce que cela voudrait dire pour nous à Maurice – où il y a eu la mise en place d’une commission pour la justice et la vérité ? Cela signifie quelque chose de très simple : nous devons impérativement découvrir les vérités de notre passé et nous confronter à elles, en en regardant les douleurs en face – sans faiblir et sans juger –, si nous souhaitons combattre le racisme actuel dans ce qu’il a de structurant économiquement, socialement et culturellement.
Cette histoire se doit d’être enseignée dans nos écoles afin de construire une conscience collective ancrée dans une histoire commune et non plus dans des origines différentes. Cette histoire doit également se refléter dans la construction de la justice sociale, ce qui semble particulièrement pertinent à l’heure où d’importantes réformes du modèle social sont à l’œuvre. Et enfin, cette histoire doit permettre de redéfinir un vivre-ensemble dont les objectifs sociétaux seraient renouvelés.
Nous n’effacerons pas le passé, et nous ne l’oublierons pas non plus. Mais nous avons besoin d’une rupture réelle avec celui-ci. Et le mot rupture doit ici prendre son vrai sens politique, c’est-à-dire celui de la possibilité d’une émancipation socio-économique réelle des dominés de l’histoire.