JOURNÉE DE LA LANGUE MATERNELLE : Pushpa Lallah, « Priver l’enfant de sa langue, c’est violer ses droits »

La Journée internationale de la Langue maternelle est célébrée aujourd’hui. L’Unesco a choisi comme thème cette année “L’éducation inclusive à travers et par la langue”. Dans ce contexte, Le Mauricien donne la parole à Pushpa Lallah, fondatrice de Playgroup, première organisation à utiliser le kreol dans l’enseignement. Elle parle de son expérience, mais également de ses craintes concernant la « commercialisation » des écoles maternelles de nos jours et d’une tentative de « changer la langue maternelle des enfants mauriciens de manière artificielle ».
Les écoles maternelles Playgroup ont fermé leurs portes. Par manque d’intérêts des parents d’une part et pour des problèmes infrastructurels d’autre part. Une ironie quand on sait qu’au même moment, le gouvernement a décidé d’introduire la langue kreol dans les écoles primaires. Car les écoles de la Federation of Pre-shool Playgroup (FPSP) étaient les seules à appliquer une pédagogie “Broad based, Mother tongue based, Multi-lingual education”, comme cela se fait en Angleterre ou en Nouvelle-Zélande.
Mais avec l’arrivée des écoles influencées par le système français et le penchant pour l’utilisation de cette langue dans les familles, il était devenu difficile de faire accepter l’idée d’une pédagogie basée sur la langue maternelle. « Il n’y a pas eu de sensibilisation auprès des familles pour leur faire comprendre l’importance de la langue maternelle. Notre but est de permettre le développement holistique des enfants. Cela passe par la liberté de s’exprimer dans sa langue. Chez Playgroup, toutes nos activités sont basées sur l’environnement immédiat de l’enfant. Ne pas lui donner la possibilité de s’exprimer dans sa langue maternelle représente une violation de ses droits. »
Pourtant, l’Unesco préconise « une éducation dans la langue maternelle dès le plus jeune âge en raison de son importance en termes de création de bases solides d’apprentissage ». Pushpa Lallah l’a compris depuis longtemps. Mais avant d’en arriver là, elle a dû elle-même expérimenter ce que sans doute de nombreux parents vivent encore aujourd’hui : « Mes propres enfants s’étaient retrouvés dans une école préscolaire où on parlait le français. Comme cela ne relevait pas de nos habitudes, mes filles avaient beaucoup de difficultés. Rajni en particulier l’a mal vécu, car elle essayait de parler le français et les enfants se moquaient d’elle. À un certain moment, elle ne voulait plus aller à l’école. »
Le hasard a voulu qu’à cette même période, la famille de l’ancien Chef Juge Rajsoomer Lallah passe quatre ans en Angleterre. « C’est là que j’ai découvert la pédagogie de Playgroup adaptée des Play Centres de Nouvelle-Zélande. J’ai eu l’occasion de suivre une formation – théorique et pratique – et je suis rentrée à Maurice avec le projet de mettre en place une philosophie sociale basée sur le travail en association avec les parents. »
Développement holistique
La première école Playgroup est fondée en 1975 à Curepipe. L’accent est mis sur l’apprentissage à travers le jeu, l’utilisation de la langue maternelle comme médium d’enseignement et la créativité, entre autres. « À cette époque, les écoles maternelles enseignaient encore l’alphabet et le comptage par coeur. Nous, nous avions d’abord mis l’accent sur les besoins des enfants. Nous avions aménagé plusieurs coins pour permettre aux enfants de jouer, tout en faisant leur apprentissage. Nous avions par exemple, un coin ‘labutik’ et un coin ‘zardin’. Nos matériels pédagogiques étaient faits pour la plupart de matériaux de récupération. Dans le coin ‘zardin’, les enfants pouvaient faire des observations dans le milieu naturel. Nous avions aussi aménagé un ‘circle time’, un temps de parole, pour permettre aux enfants de s’exprimer. C’est un “skill” nécessaire que les enfants doivent apprendre à développer. »
À cette époque, Pushpa Lallah trouve un soutien précieux en la personne de Cyril Dalais, alors responsable du Joint Child Health and Education Project. C’est lui qui trouve le financement nécessaire pour la publication du premier livre pédagogique de Playgroup. Cette approche novatrice intéresse également d’autres écoles, qui adoptent la pédagogie. « Après quelque temps, il y avait sept écoles Playgroup et nous avons lancé une fédération. On rencontrait les parents une fois par mois pour partager nos expériences. Nous apprenions d’eux et ils apprenaient de nous. Playgroup est basé sur une approche participative et non pas hiérarchique. »
Commencer son apprentissage en kreol et bhojpuri dans certains cas, pour aller ensuite vers l’anglais et le français, est une pédagogie qui avait de plus en plus de mal à se faire accepter dans le temps. Pushpa Lallah explique le fait l’arrivée d’une conseillère pédagogique française à Maurice a grandement influencé à modeler le système. Il y a eu par la suite l’OMEP, qui formait les enseignantes du préprimaire à un certain moment. « Il est malheureux que, par la suite, le gouvernement ait continué dans cette direction. »
Bataille légale
En 1997, Playgroup saisi la Cour suprême pour contester le nouveau curriculum du préscolaire, considéré comme une « atteinte aux droits des enfants ». Deux parents, Sylvaine Coureuse-Laval et Sooresh Ramsahok, portent alors plainte contre le ministère de l’Education. En cour, Playgroup produit comme “exhibits” les différents matériels pédagogiques, dont des livres, réalisés avec le financement d’organisations étrangères, pour soutenir sa démarche. Le gouvernement fait alors marche arrière et met en place un comité pour l’élaboration de “guidelines” pour le préscolaire, auquel participe Playgroup.
Mais en 2013, le gouvernement revient de l’avant avec un nouveau curriculum, accompagné d’un “activity book”. Playgroup écrit alors au ministre de l’Éducation de l’époque pour dire son indignation de l’absence d’un  livre en kreol pour respecter les droits des enfants. Mais jusqu’ici, rien n’a été fait. Ce qui mène Pushpa Lallah à dire que « la nouvelle ministre ayant dit son intention de revoir les curriculums de notre système, j’espère que celui du préscolaire en fait partie ».
Après la fermeture de la dernière école Playgroup à Curepipe récemment, Pushpa Lallah affirme sa volonté à mettre en place un “centre ressources” pour ceux qui s’intéressent à la pédagogie. Pendant des années, elle a accueilli des chercheurs, notamment des enseignants faisant leur PGCE, qui voulaient en savoir plus sur la méthode Playgroup. La fédération a également mis en place des cours pratiques pour compléter la formation du MIE, qui ne comportaient pas cet aspect. De même, les différentes observations des enfants constituent tout un matériel d’observation important. « À travers ce “centre ressources”, je souhaiterais expliquer aux personnes intéressées, comment fonctionner en association de manière démocratique et, surtout, partager notre expérience sur le développement holistique des enfants. »
Ce travail s’avère d’autant plus important pour Pushpa Lallah après avoir visité certaines écoles maternelles dans le but de conseiller les parents, après la fermeture de l’école Playgroup. « J’ai été choquée de voir le nombre d’enfants qui fréquentent ces écoles. Il n’y a même pas un espace où l’enfant peut jouer librement et encore moins un coin nature pour l’observation. Comment se fera le développement cognitif de l’enfant. J’ai senti que l’enfant est dirigé vers l’abstrait trop vite, sans avoir la possibilité de profiter du concret pour acquérir des concepts. Deuxièmement, l’enfant n’a pas la liberté d’expression, comme par exemple s’exprimer sur un dessin ou après une histoire. Je n’ai vu aucun livre dans la langue maternelle des enfants. J’ai senti comme une commercialisation des écoles maternelles. »
Avec l’utilisation presque imposée du français, Pushpa Lallah ressent une tentative de « changer la langue maternelle de l’enfant mauricien de manière artificielle ». Elle dit noter que, souvent, le français utilisé est « à l’à-peu-près ». L’entrée du kreol dans le primaire constitue, dans ce sens, un pas en avant, mais pas suffisant, dit Pushpa Lallah. « La langue est optionnelle. Si les parents ne sont pas sensibilisés et ne comprennent pas l’importance de la langue maternelle pour le développement de leurs enfants, ils ne vont pas le choisir. Chez Playgroup, le kreol est le médium d’enseignement. Pour un développement holistique, il faut plutôt aller dans ce sens. »
En 2012, Playgroup a obtenu un prix de la Kreol Speaking Union pour le travail entrepris pendant plus de 30 ans. Aujourd’hui, Pushpa Lallah souhaite partager son expérience avec d’autres à travers le “centre ressources”, qui sera lancé dès cette année… si tout se passe bien.

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