Judiciaire : La difficile mue

Notre judiciare ne tient pas la comparaison avec des juridictions similaires
En Grande Bretagne, la justice désavoue un PM qui suspend le Parlement et en Inde, les juges décriminalisent l’homosexualité et reconnaissent un troisième genre

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Parler de la manière dont le judiciaire mauricien fonctionne n’est pas tabou. Il n’y a ni chasse gardée ni vache sacrée en démocratie et tous les sujets qui touchent à l’organisation de la société doivent interpeller le citoyen et être ouvertement débattus. Et il faut bien dire que le citoyen est préoccupé depuis quelque temps par l’image que projette l’institution censée faire respecter le droit dans le pays. Décisions incomprises et tardives, manque d’audace, aucun ou plus de jugements fracassants qui font date. C’est dire que le judiciaire mauricien, probablement un des plus conservateurs au monde, est confronté à une difficile mue. Et même à une improbable réinvention.

C’est le directeur des poursuites publiques qui, avec raison, a lancé le débat récemment sur le besoin du judiciaire de voir de plus près ce qui est considéré comme les “privilèges” de l’Assemblée nationale.
Que certains puissent supputer que le DPP s’est  découvert un intérêt soudain pour cette question parce que son frère a eu recours à la Cour suprême pour contester sa suspension de 8 semaines du Parlement, on ne peut l’empêcher, mais il a au moins le mérite de poser cette importante question sur la table.
D’autant que les arrêts du passé doivent constamment être revisités. Si, dans les années 90, des juges avaient assez sommairement désavoué un brother judge — qui avait statué que le Speaker Sir Ramesh Jeewoolall avait eu tort de renvoyer le leader de l’opposition Paul Bérenger — en décrétant que le Parlement était souverain et libre de ses décisions, les abus du Speaker et de l’exécutif sont constamment et sans ménagement désavoués ailleurs.
Le cas de la Grande-Bretagne est fort instructif à cet effet. La République de Maurice aime se revendiquer de Westminster et des us et coutumes de l’ancienne puissance coloniale, mais la monarchie est arrivée, à bien des égards, à faire pâlir l’ancien petit territoire de sa majesté lorsqu’il s’agit de la témérité dans le respect des lois et dans une application bien plus étendue de leur interprétation.
En septembre 2019, la Cour suprême du Royaume Uni avait administré une grosse claque légale à Boris Johnson en observant que sa décision de proroger le House of Commons pour cinq semaines était illégale. Le Speaker d’alors John Bercow avait, en conséquence, rappelé le Parlement dans le meilleur délai pour continuer à débattre du Brexit avant la date butoir du 31 octobre.
Ici, jamais aucune urgence ni délai, même lorsqu’il s’agit de questions cruciales comme les suspensions du Parlement ou les pétitions électorales. Certains ont vu un terrible symbolisme dans la situation de l’ancien chef juge Ashraf Caunhye qui, alors Senior puisne Judge, avait présidé la commission d’enquête sur Ameenah Gurib-Fakim.
Cette commission instituée depuis août 2018 a tenu sa dernière audition, qui n’a duré que trois minutes, en janvier 2020. Aujourd’hui, toujours pas de rapport sur une enquête qui implique une ancienne chef de l’État, prise en grippe par nul autre que le Premier ministre Pravind Jugnauth après que la presse a révélé les libertés prises par la Présidente dans ses relations avec l’investisseur controversé Alvaro Sobrinho.
Les graves incidents qui se déroulent à l’Assemblée nationale et qui privent les élus de l’exercice de leur droit et devoir de représentation sont toujours en examen par la Cour suprême. Il en est de même pour les pétitions électorales. Si la loi donne 21 jours aux plaignants pour contester une élection, l’issue de leur pétition peut, lui, prendre le temps de tout un mandat législatif.
Ces pétitions qui traînent
De nombreuses pétitions ont été logées pour réclamer un recomptage des voix parce que, dans certaines circonscriptions, le nombre de voix séparant le 4e candidat de l’opposition et le 3e élu de la majorité est infime, 25 voix au No 16 entre Ashley Ittoo et Stéphanie Anquetil, 49 entre Cader Sayed-Hossen et Gilbert Bablee, et 97 entre Jenny Adebiro et Ivan Collendavelloo.
Le rôle de la Cour suprême est de faire respecter  la première clause de la Constitution qui dit que Maurice est un État souverain et démocratique. Or, lorsqu’elle est confrontée à la question de l’intégrité d’un scrutin, sa responsabilité de statuer est une exigence, voire une urgence.
Or, à part la pétition d’Ezra Jhuboo qui a été rejetée sur des bases qui laissent perplexe, les autres pétitions électorales restent toujours bloquées devant la Cour suprême. Deux ans sont passés, les affaires courent sur leur troisième année et traînent toujours.
La nouvelle chef juge Rehana Mungly-Gulbul devrait veiller à ce que cette question-là, au moins, bénéficie de toutes les attentions et de la priorité du judiciaire. C’est pas pour rien que l’expression “justice delayed is justice denied” est entrée dans le langage courant!
Mais il n’y a pas que la Grande-Bretagne à faire avancer le respect du droit et à actualiser son interprétation selon l’évolution de la société. Si la Grande-Bretagne n’a pas de constitution écrite, pour l’Inde et île Maurice, ce n’est pas la cas. Ce qui devrait a priori rendre les choses plus simples.
La comparaison ne tient toutefois pas parce que, contrairement à l’Inde, la justice mauricienne a une approche assez timorée et conservatrice de son rôle, de sa responsabilité et de sa mission.
En Afrique du Sud aussi
Autant qu’en Afrique du Sud qu’en Inde, l’interprétation des droits économiques et sociaux est devenue primordiale pour les plus hautes instances judiciaires de ces pays.
Il y a dans les arrêts prononcés dans ces juridictions une volonté de participer au changement socioéconomique de leur pays respectif. Plus de place pour une analyse et une application sommaire et minimaliste du droit. Là-bas, le judiciaire n’est pas une institution hors-sol, un cercle de juristes renfermé sur lui-même.
Il y a quelques exemples éloquents de l’affranchissement des hautes instances du judiciaire de ces pays, des normes et des pratiques anciennes. En 2016, la Cour suprême sud-africaine condamnait le gouvernement pour avoir permis une année plus tôt à Omar Al-Bechir de quitter le pays, alors même qu’il y avait un mandat d’arrêt international à son encontre lancé par la Cour pénale internationale.
Et il y a de nombreux jugements comme ceux-là qui témoignent de l’approche progressiste et humaniste des juges sud-africains. En Inde, c’est encore plus manifeste. La Cour suprême y exerce vraiment son rôle d’arbitre de l’équilibre des pouvoirs, du respect des Droits humains et de l’équité sociale.
On peut citer quelques arrêts édifiants comme ceux portant sur la répudiation express, l’accès des femmes aux sites religieux ou le rapport entre vie privée et carte biométrique. Mais pas que çà.
En 2017, à une courte majorité, certes, quatre contre trois, la Cour suprême indienne a statué qu’un candidat à une élection ne pouvait faire appel à la religion, à la caste aux origines d’un citoyen pour l’inciter à voter pour lui.
Les juges avaient aussi profité pour condamner la participation de chefs religieux à des meetings politiques et avaient aussi tenu à réaffirmer le caractère strictement laic du processus électoral.
On peut imaginer les conséquences d’une transposition de telles dispositions chez nous avec la prépondérance d’un socioculturel qui traite le supposé puissant du jour de “roi” et la présence honteuse de prêtres opportunistes dans le giron du pouvoir.
La Cour suprême indienne va encore plus loin dans la recherche d’une convergence de ses décisions avec l’évolution de la société. En avril 2014, elle reconnaissait l’existence d’un troisième genre et observait que “la reconnaissance des transgenres comme un troisième genre n’est pas une question sociale ou médicale, mais une question de Droits de l’homme.” Ce qui est très bien dit.
Et c’est dans la même perspective qu’elle décidait, quatre ans plus tard, de décriminaliser l’homosexualité suivant des recours d’associations LGBT. Le 6 septembre 2018, la Cour suprême a, en effet, décidé de mettre fin à des textes datant de l’ère coloniale britannique qui prévoyait de la prison à vie pour ceux jugés coupables de relations intimes entre personnes du même sexe.
Royalement ignoré
Ici, même lorsqu’il se prononce sur des sujets administratifs, le judiciaire est méprisé. Signe de l’irrespect grandissant vis-à-vis de la plus haute instance judiciaire du pays: ses décisions sont royalement ignorées.
La Cour suprême a, depuis août 2021, condamné le Mauritius Institute of Education pour avoir lésé le Dr Vishal Jaunky du poste de Lecturer, une bien connectée moins qualifiée ayant été favorisée à sa place. Près de six mois après, il n’a toujours pas été rétabli dans ses droits.
Même chose dans le secteur hippique où un président du Mauritius Turf Club, démocratiquement élu, ne peut toujours pas exercer pleinement sa mission parce que la Gambling Regulatory Authority (GRA) le prive d’un Personal Management Licence.
Il y a eu tous les organismes de l’État activités et ligués contre lui. Ce ne sont pas les tracasseries orchestrées à son encontre qui ont manqué: convocation au Central CID, enquêtes et réclamations fantaisistes de la Mauritius Revenue Authority, pour ne citer que quelques-unes d’entre elles. Toutes classées sans suite.
Jeudi, les juges Aruna Narain et Nicolas Bellepeau ont administré une claque bien sonore à la GRA dans un procès que lui avait intenté un bookmaker qui a été baladé de l’hippodrome à son extérieur. Les arguments des juges sont d’une extrême sévérité à l’encontre de la GRA.
Pour justifier un refus de la licence d’opérer au Champ de Mars, la GRA avait invoqué une décision gouvernementale. Et c’est précisément ce que critiquent vertement les juges qui observent que la GRA ne fait qu’agir sous les diktats du gouvernement et qu’elle se comporte comme une marionnette.
Des propos qui auraient pu aussi être appliqués au cas du PML de Jean Michel Giraud et il reste à savoir ce que fera la GRA et si puissants que ses agents politiques se sentent, ils obtempéreront ou feront comme si la Cour suprême était comme la dernière réunion du Comité central du MSM.
54 ans bientôt après l’indépendance, le judiciaire n’a pas ou peu changé et lorsqu’on sait qu’à Maurice, il n’y a ni Sénat ni conseil constitutionnel et même pas de commission parlementaire pour exercer un devoir de contrôle sur l’exécutif, le rôle du judiciaire n’en devient que plus fondamental.
Si hier, on avait affaire à Sir Henry Garrioch, Robert Ahnee, Rajsoomer Lallah ou Eddy Balancy, aujourd’hui, nos juges ne sont plus que des petits fonctionnaires de justice. L’audace a quitté le prétoire. Le dernier rempart s’est endormi. Le réveil, c’est peut-être pour 2022. Rêvons d’un année plus féconde pour la justice.

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