Le Trèfle, la plus vieille librairie francophone du sud-ouest de l’océan Indien, a quitté les arcades Currimjee , qu’elle occupait depuis sa création, il y a soixante -cinq ans. Elle a déménagé pour s’installer dans un bâtiment situé à la rue Sauzier, sur l’itinéraire qui mène de Curepipe à Floréal. Jean-Pierre Lenoir le fils du fondateur et propriétaire de la librairie raconte son histoire et explique les raisons du déménagement.
« Mon père, qui était féru d’histoire et de culture française et écrivain à ses heures perdues, eut l’idée de créer une librairie pour faire découvrir la littérature francophone en 1947, juste après la seconde guerre mondiale mais ce n’est qu’en 1955 qu’elle sera officiellement enregistrée. Le Trèfle, se trouve alors dans un vieux bâtiment, pratiquement en face de l’hôtel du gouvernement, dans le centre même de la capitale. C’était l’endroit où les employés de bureau déambulaient pendant leur pause-déjeuner, pour faire du lèche-vitrine, acheter un magazine ou un livre. C’était aussi l’endroit que les étudiants et les férus de lecture, qui était nombreux à l’époque, fréquentait régulièrement. Mais au fur et à mesure les habitudes ont changé, il n’y a plus eu de déambulation, le temps de la pause-déjeuner a diminué. Et puis le nombre de gens qui achetaient des livres ou des revues a également diminué : il n’y en avait pas suffisamment pour nourrir et faire fonctionner une librairie. Le Trèfle de Port Louis, qui n’était plus rentable économiquement, a fermé peu de temps après la mort de papa, en 2004, et on s’est replié sur la branche de Curepipe qui avait été ouverte dans ce qu’on appelait alors les Arcades Currimjee. » Pour la petite histoire il faut noter que les « arcades » de Curepipe étaient un bâtiment que les frères Guillemin occupaient depuis novembre 1912 et qui était la succursale curepipienne de leur grand magasin de Port-Louis surnommé a l’époque « the largest and finest shopping resort in Mauritius ».
« A Maurice c’est plus rentable de faire du food court, de vendre des bonbons et du chocolat que des livres. »
« A Curepipe on a tenu 65 ans au même endroit, mais au fur et à mesure le nombre de lecteurs a diminué, surtout les jeunes, plus attirés par la télévision, l’internet et les réseaux sociaux. Le nombre d’acheteurs de livres aussi a diminué. On s’est battu pendant des années pour tenter de faire perdurer le goût de la lecture et nous arrivions tout juste à « break even », à garder la tête juste hors de l’eau, au niveau financier. Au fil des années d’autres problèmes ont surgi : le manque de parkings pour notre clientèle au centre de Curepipe et avec une location dont le montant qui n’arrêtait pas d’être augmenté, avec des conditions impossibles à tenir, nous avons été poussé vers la fermeture. Il n’y avait pas d’autre choix. »
C’est en se résignant à mettre la clé sous la porte, pour céder aux impératifs financiers, que Jean-Pierre Lenoir s’est souvenu d’un conseil de son père. « Quelque temps avant de mourir il m’avait dit : « n’abandonne jamais le livre » que j’ai pris comme un de ses derniers vœux. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui a quatre-vingts ans, à la retraite, au lieu de me contenter de lire un livre, je me suis lancé dans le projet de déménager le Trèfle. J’ai réussi a convaincre mes frères et sœurs que le Trèfle n’est pas une simple librairie, mais un héritage, un patrimoine familial qu’il faut faire vivre. Aidé par ma femme et nos enfants, soutenus financièrement par mes frères et sœurs – et quelques amis qui ont joué au mécène – nous avons trouvé un bâtiment à louer en plein Curepipe, avec de l’espace et des parkings, que nous avons rénové de fond en compte et c’est ainsi que nous avons fait le pari de déménager le Trèfle. »
»C’est juste un changement d’adresse d’une librairie emblématique»
A la veille de l’ouverture officielle de la librairie, Jean-Pierre Lenoir supervise l’installation des rayons par Boris, Tatiana et les employés qui sont là depuis des années. Le Trèfle affiche 3000 titres dont un important rayon de livres d’auteurs mauriciens et sur Maurice. « Je n’utilise pas le terme réouverture, ou renaissance parce que le Trèfle n’a jamais fermé ses portes. C’est juste un changement d’adresse d’une librairie emblématique, la plus vieille librairie francophone du sud- ouest de l’océan Indien qui a toute une longue histoire derrière, un combat pour le livre français. » Est-ce que le fait de ne proposer que de la littérature francophone n’a pas été une des causes du déclin de la librairie ? « Peut-être. Sans doute, même. Mais la décision de ne faire que de la littérature francophone a été prise, dès le départ, par mon père et nous l’avons suivi. Financièrement ça nous coûte sans doute de ne pas proposer de la littérature anglophone, mais c’est une posture, un choix culturel assumé. »
Est-ce que le gouvernement dont les successifs ministres de l’Education et de la Culture n’arrêtent de déplorer le désintérêt des mauriciens, des jeunes en particulier, pour la lecture aide les librairies avec des subventions? « Si ces subventions existent, ce dont je doute, nous n’en bénéficions pas. Nous sommes aidés par les commandes que nous fait l’Institut Français Mauricien IFM, c’est tout. Face au manque de lecteurs/acheteurs de livres. Des librairies comme Allot à Curepipe, l’Atelier à Port-Louis, Papyrus à Grand-Baie ont fermé. Des premières librairies de Maurice, où il y a une vie, des échanges autour du livre, il ne reste que Le Cygne, à Rose-Hill, et maintenant le Trèfle, a sa nouvelle adresse. A Maurice c’est plus rentable de faire du food court, de vendre des bonbons et du chocolat que des livres. » Et comment se sent Jean-Pierre à la veille de l’ouverture du Trèfle dans ses nouveaux locaux ? « C’est un nouveau challenge pour mes quatre-vingt ans. Sans doute le dernier, dans lequel je me suis lancé avec l’aide de ma femme, de nos enfants, de nos amis et avec un personnel qui nous est resté fidèle. C’est, je trouve, une jolie histoire avec des acteurs assez vieux qui essayent de maintenir une valeur culturelle essentielle en voie de disparition : la lecture. »
Jean – Claude Antoine

