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« La NADC prend son temps (…) Mais ne tirons pas sur l’ambulance »
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« La stigmatisation est une grave erreur »
« La proposition du cannabis comme alternative aux drogues chimiques est un débat qui a sa place (…) Si la dépénalisation du cannabis peut aider les jeunes à décrocher des drogues de synthèse, alors, pourquoi pas ? » nous a déclaré le vice-président de la République, Robert Hungley, qui exprimait ses positions sur cette question dans un entretien qu’il nous a accordé, vendredi dernier. Sujet de préoccupation majeure pour lui, il explique avoir inscrit la lutte contre la drogue à son agenda dès son arrivée à la vice-présidence il y a bientôt un an, et s’investit dans son engagement. Il veut être un vice-président disponible et disposé à descendre dans des quartiers où son message sera entendu. Robert Hungley a aussi commenté la situation de la National Agency for Drug Control (NADC). Même s’il voudrait, lui aussi, en « homme pressé » voir les choses bouger vite du côté de l’agence, il est d’avis qu’il« ne faut pas tirer sur l’ambulance ». La NADC, dit-il, reste un acteur clé, malgré les lenteurs et les critiques. C’est avec émotion qu’il rend hommage à sa mère, Rolande, qui lui a transmis sa fibre sociale et trouvé les mots qui l’ont conduit à la politique.
Vous aviez entamé vos fonctions de vice-président, il y a presque un an, en affirmant votre engagement dans la lutte contre la drogue. Quelles actions avez-vous menées depuis ?
Dès mon installation à la vice-présidence, je me suis dit qu’il fallait que je donne un sens à mes fonctions. J’ai été témoin des dégâts causés par la drogue dans de nombreuses familles ; j’ai vu des femmes et des hommes brisés. J’ai grandi dans une région où il y avait pas mal de consommateurs de cannabis uniquement — ce qui, à l’époque, était déjà considéré comme scandaleux —, mais cette addiction ne faisait pas de victimes. Mais aujourd’hui, dans cette même région, de nombreux jeunes sont gravement affectés par la drogue. C’est toute une génération qui est à risque, exposée à ce fléau. Il est temps, pour moi comme pour l’île Maurice, de nous ressaisir et de réfléchir à la manière d’agir pour sauver notre société, car la drogue est un problème national. Il ne faut pas se leurrer, toutes les régions du pays en sont concernées. La drogue est aussi devenue un problème économique, car elle affecte directement la main-d’œuvre, alors que nous avons travaillé très dur pour développer le pays. C’est en ce sens que j’ai fait de la lutte contre la drogue l’une de mes priorités d’action. Derrière les faits divers et les chiffres liés à ce fléau, il y a tout de même des fils et des filles de famille, des êtres humains avant tout. Ce sujet mérite de la compassion. Nous ne devons pas les stigmatiser. Ils méritent notre effort et notre engagement. C’est toute l’île Maurice qui doit s’unir et s’impliquer dans cette action. On ne doit pas compter uniquement sur la politique et les dirigeants.
Mais depuis décembre dernier, comment le bureau de la vice-présidence, ou vous-même, avez-vous traduit cet engagement dans les faits ?
Lorsque je suis appelé à prendre la parole à chacune de mes sorties, dans des fonctions, lors de mes rencontres avec des organisations non-gouvernementales, je fais mention de ce problème. Le 17 octobre dernier, dans le cadre de la Journée internationale de la lutte contre la pauvreté, j’en ai parlé, car celle-ci est un facteur qui est souvent lié à la drogue. Quand je suis arrivé, ne connaissant pas tous les aspects de ce problème, j’ai pris contact avec des organisations pour comprendre ce qui se fait en matière de réhabilitation, entre autres, et comment je pourrais intervenir. J’ai rencontré des religieux, ainsi que le président de la NADC (ndlr : Sam Lauthan) et la police. Il ne s’agit aucunement d’exercer une pression sur la police, mais je voulais comprendre pourquoi certaines régions sont assiégées par le trafic de drogue.
Après ce temps d’observation et de consultation, est-ce que votre bureau compte venir avec un plan, un projet qui soulignera son intérêt dans la lutte contre la drogue ?
Bien sûr, je ne compte pas m’arrêter là. Je souhaite prendre une part plus active dans ce qui se fait déjà. D’ailleurs, avec le président de la République, Dharam Gokhool, nous en discutons souvent. Lui aussi souhaite traduire la parole en action, en allant sur le terrain. Pour ma part, je suis disponible et disposé à me rendre dans les quartiers touchés par le fléau. Par ailleurs, nous attendons que la NADC fonctionne pleinement afin que la communication et la prévention puissent être menées efficacement. Vous savez, on n’est pas obligé de partager le même avis que moi, mais si nous parvenons à réduire la consommation de drogues grâce à la prévention et à l’éducation dans les écoles et ailleurs, nous aurons gagné une partie de la bataille. Malheureusement, les trafiquants sont très rusés ! Ce qui me désole, c’est de voir des êtres humains détruits par la drogue. Plus le temps passe, plus nous voyons de jeunes, hommes et femmes, devenir de nouveaux consommateurs. À un moment, il faudra trouver les moyens de stopper cette progression et de soigner ceux qui ont développé une addiction. Mais il ne faut surtout pas les stigmatiser : la stigmatisation est une grave erreur. L’accompagnement des familles et de la communauté constitue un soutien essentiel.
Toutefois, l’accompagnement des familles de toxicomanes reste un maillon faible dans toute action gouvernementale. Qu’en pensez-vous ?
La souffrance des familles dont des proches sont tombés dans l’addiction des drogues est une réalité. La NADC a un plan d’action… Des actions se mettront en place. D’ailleurs, je suis plutôt impatient pour que les choses aillent vite, mais il y a de nouvelles dispositions qui seront prises. Le Premier ministre (Navin Ramgoolam), qui est lui aussi impatient, voit que les choses ne vont pas vite.
Le Premier ministre s’est également dit déçu de la NADC. Comme vous le savez depuis sa création, l’agence a été une source de déception pour beaucoup. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
Vous savez, je suis un homme pressé. Et il est vrai que la NADC prend son temps. Mais il faut aussi comprendre que la drogue est un problème complexe et que les critiques doivent être perçues de manière constructive. Ne tirons pas sur l’ambulance. Je fais ici allusion à Sam Lauthan, qui cumule tout de même des décennies d’expérience dans le travail social. Il ne faut pas lui faire un procès d’intention : il ne travaille pas seul, il fait partie d’une organisation. Je suis convaincu qu’il y aura un ressaisissement au sein de la NADC. Il faut accorder du temps à cette équipe composée de personnes expérimentées dans le domaine de la lutte contre la drogue. Par ailleurs, il est essentiel de mettre l’ego de côté : nous faisons face à un véritable problème national. Il ne fait aucun doute que la NADC peut — et doit — fonctionner, mais il faut agir dans le consensus. Je crois également qu’il faudrait trouver une solution, fondée sur la transparence, afin que les procédures de recrutement des ressources au sein de la NADC ne s’éternisent pas. Cela faciliterait le bon fonctionnement de l’agence, appelée à être présente et active sur le terrain.
La drogue poursuit ses ravages chez les jeunes. Pourtant, la prévention reste absente des établissements scolaires : leurs portes demeurent fermées aux ONG spécialisées, malgré les demandes de celles-ci. Qu’en pensez-vous ?
Les enseignants ont été formés pour sensibiliser leurs élèves aux dangers des addictions. Cependant, il semble que la participation de ces derniers ne soit pas au rendez-vous, sans doute parce que cette activité n’est pas sanctionnée par des examens. Il conviendrait donc de mettre en place un système incitant les jeunes à s’intéresser davantage à ces séances de prévention. Je laisse néanmoins le soin au ministère de l’Éducation et à la NADC d’élaborer conjointement un programme de prévention adapté aux écoles.
Il y a aussi ces jeunes laissés en marge du système scolaire, auxquels une politique nationale de loisirs et de culture n’offre aucune perspective. Ils sont livrés à l’oisiveté, faute d’infrastructures dans leurs quartiers qui pourraient leur proposer des alternatives susceptibles de les détourner de la drogue. Que vous inspire cette situation ?
On ne peut pas s’asseoir et attendre que les dirigeants politiques viennent tout résoudre ni leur reprocher de ne rien faire. Si, comme je le répète souvent, la drogue est l’affaire de tous, c’est dans cette optique que la société civile, les municipalités, les conseils de district et les comités de quartier peuvent, à leur niveau et de manière coordonnée, proposer et mettre en œuvre des idées concrètes.
Quelle est votre position sur la dépénalisation du cannabis ?
Si vous m’aviez posé cette question il y a quelques années, je vous aurais sans doute répondu que j’étais contre. Mais avec ce que nous vivons depuis ces dernières années, la question mérite d’être posée. La proposition du cannabis comme alternative aux drogues chimiques est un débat qui a sa place. Il faut étudier les pratiques des pays qui ont dépénalisé le cannabis et analyser ce qui a fonctionné et ce qui a échoué. Si la dépénalisation du cannabis peut aider les jeunes à décrocher des drogues de synthèse, alors pourquoi pas ? Mais cela mérite une discussion sérieuse avec toutes les parties concernées, y compris des scientifiques. Je suis là pour suivre la direction souhaitée par le pays et la population. Je ne suis ni pour ni contre ; mais si la dépénalisation s’avère une solution efficace, alors pourquoi pas ? Je voudrais mentionner Rodrigues, dont les jeunes se sentent très concernés par les problèmes de drogues. J’ai eu l’occasion de recevoir de jeunes Rodriguais qui m’ont fait part de leur préoccupation. Rodrigues ne doit pas être exclue dans les débats et combats.
Quelle trace souhaitez-vous que votre passage comme vice-président de la République laisse dans ce combat contre la drogue ?
Ce n’est que dans quelques semaines que cela fera un an que je suis en poste. Cette bataille ne peut se mener en une seule année, mais sur plusieurs. On ne peut pas prétendre résoudre un problème social d’une telle ampleur en si peu de temps. Mon objectif est d’apporter ma contribution, de participer à débarrasser Maurice de ce fléau, et de faire en sorte que notre jeunesse devienne cette génération capable de prendre part au développement et à l’avenir du pays. Nous avons besoin de l’intelligence mauricienne. C’est ce que j’aimerais constater lorsque je partirai… j’espère pas de sitôt, car il reste encore beaucoup à faire.
En parlant de la jeunesse, vous avez eu une carrière politique. Selon vous, qui dans cette sphère pourrait incarner un modèle pour les jeunes en quête de repères ?
Je préfère ne pas répondre à cette question…
Qui a été le vôtre ?
Cassam Uteem, pour ses actions, notamment en matière de lutte contre la drogue et la pauvreté. J’admire son état d’esprit et sa volonté de partager son expérience. Il a été président de la République (rires) ; cela ne veut pas dire que je me disais que je voulais devenir président !
Et dans tout cela, d’où vient votre intérêt pour le combat contre la drogue ?
À y réfléchir, j’aurais pu vous dire que ma mère, Rolande, qui nous a quittés, a été ma principale source d’inspiration. Elle était très impliquée socialement dans notre quartier pauvre de Plaisance. Elle avait une sensibilité particulière pour les enfants délaissés. Pourtant, nous étions nombreux à la maison ! Mais elle trouvait toujours du temps pour ces enfants. Elle s’organisait même pour accompagner à l’école ceux dont les mères travaillaient et leur donnait à manger quand ils n’en avaient pas. Nous n’étions pas riches, mais elle avait le cœur sur la main. Je la revois rentrer à la maison, affectée aussi par l’abandon des personnes âgées par leurs enfants. Elle disait toujours : « À quoi cela sert-il d’être riche si autour de nous il y a des personnes pauvres ? » Très croyante, elle voyait Dieu dans les plus pauvres. Elle a laissé une empreinte durable dans le quartier : on parle encore d’elle, et une salle à Plaisance porte aujourd’hui son nom. Ma mère me disait que si on voulait améliorer la société, il fallait passer par la politique. Ce qui était visionnaire de sa part. J’avais suivi son conseil et je n’ai pas de regret.
Quel est votre mot de la fin ?
Nous ne luttons pas seulement contre une crise de santé publique, mais pour l’avenir de notre société. La question n’est pas de punir ni de marginaliser les personnes prises dans la dépendance, mais de les accompagner avec dignité, de pardonner à ceux qui ont pu s’en sortir et de leur offrir la possibilité de rebondir. Que nous placions l’humain au centre de notre engagement. J’ai confiance dans la volonté du gouvernement de combattre ce fléau. Le travail doit se faire dans le consensus.
Sabrina Quirin

