Face à une gouvernance qu’il juge défaillante, Sanjeev Teeluckdharry a décidé de créer le Congrès citoyen mauricien (CCM). Dans cette interview exclusive, le leader du nouveau parti explique que cette initiative naît d’un profond sentiment d’urgence démocratique et sociale : l’érosion progressive des institutions, la stagnation économique, l’explosion du coût de la vie et la perte de perspectives pour la jeunesse mauricienne l’ont convaincu qu’il fallait agir. Entre dérives autoritaires, promesses électorales non tenues et crise morale de la politique traditionnelle, il dresse un constat alarmant de la situation nationale. Le CCM, selon lui, se veut une alternative citoyenne, indépendante des dynasties politiques pour reconstruire un État au service de tous les Mauriciens.
Qu’est-ce qui vous a motivé à créer le Congrès citoyen mauricien (CCM) et pourquoi maintenant ?
Le Congrès citoyen mauricien est né d’une rupture brutale avec le système politique en place et d’un refus catégorique de la résignation. Une grande partie de la population avait placé beaucoup d’espoir dans l’actuel gouvernement, croyant sincèrement à un changement de cap, à des réformes structurelles et à une gouvernance plus juste. Or, très rapidement, ces espoirs ont été déçus.
Au lieu de renforcer l’État providence, nous avons assisté à son démantèlement progressif. Le relèvement de l’âge de la pension à 65 ans a été un choc pour de nombreux travailleurs, en particulier ceux exerçant des métiers pénibles. À cela se sont ajoutés le retrait ou la réduction de plusieurs allocations sociales et la décision de rendre payantes certaines formations universitaires à temps partiel, fermant ainsi la porte à des milliers de Mauriciens qui comptaient sur l’éducation pour améliorer leur condition.
Parallèlement, l’inflation ne cesse de grimper. Le coût de la vie est devenu insoutenable pour de nombreuses familles. Faire ses courses au supermarché est désormais un véritable calvaire. Les prix augmentent, mais les salaires stagnent. Les classes moyennes s’appauvrissent, tandis que les plus vulnérables sombrent dans la précarité.
La situation des jeunes est particulièrement alarmante. Beaucoup ne peuvent envisager de fonder une famille, car construire ou acheter une maison coûte aujourd’hui une somme phénoménale. Les loyers explosent, le foncier est hors de portée, et l’accès au crédit devient de plus en plus difficile.
Mais au-delà des difficultés économiques, c’est surtout un sentiment d’injustice systémique, devenu insupportable, qui a rendu la création du CCM inévitable. Chaque semaine, ou presque, nous assistons à des nominations controversées. Les proches du pouvoir, amis, parents, alliés politiques, sont placés à des postes stratégiques, souvent sans compétence avérée. Le népotisme est devenu une norme, résumé par l’expression populaire : « nominasion zan, belfi, belser partou ».
Certains ministères fonctionnent aujourd’hui comme des cuisines privées, gérées sans rigueur ni respect des institutions, voire comme de véritables quartiers généraux de partis politiques, au mépris total de l’État de droit. Un ministre en particulier a transformé son ministère en véritable machine partisane, brouillant totalement la frontière entre l’État et le parti.
À cela s’ajoute le non‑respect flagrant des promesses électorales. On se souvient de l’engagement de baisser le prix des carburants de Rs 30 dès le lendemain des élections. Un an plus tard, la baisse effective n’a été que de Rs 2,75. Ce genre de reniement mine la confiance et renforce le cynisme.
Nous allons droit vers une catastrophe démocratique, sociale et économique si rien n’est fait, et le pouvoir en place porte une lourde responsabilité dans cette dérive. C’est face à cette dérive autoritaire, à ce mépris pour la démocratie, les droits humains et la séparation des pouvoirs, que l’idée de créer le CCM a émergé. Il fallait une équipe de citoyens‑soldats, prêts à se lever pour défendre l’intérêt général.
On a le choix soit de se plaindre et subir en silence des régimes successifs ou de prendre position. C’est pour cela que quand un groupe d’amis, dont Sacheen Boodhoo, Yousouf Jan Mohammed et d’autres, m’ont contacté, nous avons collectivement décidé que si les corrompus et les véreux s’unissent depuis des temps pour nous berner et nous piller, il faut nous unir et structurer pour les contrecarrer et libérer notre pays des dynasties et des cartels politiques qui nous dirigent depuis des décennies.
Quels sont, selon vous, les trois enjeux prioritaires auxquels votre nouveau parti souhaite répondre dès sa création ?
Le premier enjeu est économique et structurel, car le pays est aujourd’hui enlisé dans une stagnation entretenue par l’incompétence et l’absence de vision. Maurice doit impérativement engager des réformes profondes dans des secteurs clés : l’agriculture, la pêche, le tourisme et le secteur manufacturier. Ces piliers ont été négligés ou mal gérés, alors qu’ils pourraient être des moteurs puissants de création d’emplois et de richesses.
Nous devons garantir l’égalité des chances, notamment pour les jeunes. Aujourd’hui, trop de talents sont étouffés par un système verrouillé, où l’appartenance politique ou familiale prime sur la compétence.
Le deuxième enjeu est moral et institutionnel : mettre fin à une corruption devenue banale, à un népotisme assumé et à un favoritisme érigé en mode de gouvernance. Ces fléaux ont été institutionnalisés par les partis traditionnels, notamment à travers un financement politique opaque qui favorise la corruption à grande échelle et le blanchiment d’argent, tant au niveau local qu’international.
Le troisième enjeu est social et humain. Il s’agit d’enrayer l’exode des jeunes intellectuels et professionnels, qui quittent le pays faute de perspectives, et de s’attaquer sans complaisance au problème de la drogue, qu’il s’agisse de drogues synthétiques ou de drogues dures.
La drogue semble être au cœur de vos préoccupations. Que faut‑il faire concrètement ?
La politique du gouvernement concernant le combat contre la drogue est un fiasco total sur toute la ligne. Il y a beaucoup plus de drogués et de dealers. Le nombre a drastiquement augmenté pendant ces 13 derniers mois. Beaucoup de jeunes sont frustrés faute d’emploi. Il y a un climat d’insécurité à cause de la prolifération de la drogue.
La prolifération des stupéfiants est une bombe à retardement qui ravage la nation sous le regard passif, voire complice, de certaines autorités. Elle détruit des milliers de familles, brise des vies et compromet l’avenir de toute une génération. Soyons clairs : certaines personnes chargées de lutter contre ce fléau sont aujourd’hui dépassées, voire complices par leur inaction.
Le problème doit être traité à la racine. Cela exige une stratégie nationale cohérente, indépendante, transparente et fondée sur des données scientifiques. Il ne s’agit pas seulement de répression, mais aussi de prévention, de traitement et de réinsertion.
Les jeunes sombrent dans la dépression et la frustration lorsqu’ils constatent qu’après des années d’études et l’obtention de diplômes universitaires, ils se retrouvent sans perspectives d’emploi. Cette frustration est aggravée lorsqu’ils voient que les postes clés sont attribués à des proches du pouvoir. Ce sentiment d’injustice alimente les dérives, y compris la consommation de drogue.
Qu’en est‑il du pouvoir d’achat, devenu une préoccupation majeure des Mauriciens ?
Il faut une rupture nette et une série de mesures courageuses, quitte à bousculer des intérêts établis et des rentes de situation. D’abord, redonner à la roupie sa vraie valeur et restaurer le pouvoir d’achat des consommateurs. Ensuite, tendre vers une plus grande autosuffisance alimentaire. Maurice doit pouvoir produire davantage de produits essentiels comme la pomme de terre, l’oignon, et divers fruits à grande échelle.
Le secteur de la pêche doit être développé de manière stratégique. Il est absurde que Maurice importe massivement du poisson alors que nous disposons de ressources considérables autour d’Agalega, de Saint‑Brandon et de notre zone économique exclusive. Les navires étrangers ne devraient pas piller nos eaux territoriales sous couvert de permis complaisants.
Plutôt que de contracter des prêts auprès de grandes puissances comme l’Inde ou la Chine, nous devrions encourager ces pays à implanter chez nous des industries de pointe – technologie, fabrication de véhicules électriques, transformation industrielle. Si Maurice commence à produire, par exemple, des voitures électriques et téléphones portables, des devises entreront durablement dans les caisses de l’État.
Le secteur touristique doit également être réinventé. Lorsqu’un bateau de croisière accoste, ce sont parfois 5 000 à 7 000 visiteurs qui débarquent. Si les infrastructures et les services sont adaptés, ces touristes peuvent contribuer significativement à l’économie locale. Il faut se demander pourquoi des pays comme les Maldives ou Singapour attirent davantage de touristes que Maurice, malgré nos plages et notre potentiel.
La politique mauricienne est‑elle devenue un simple jeu financier ? En quoi le CCM se positionne‑t‑il en rupture avec les partis traditionnels ?
Depuis plus de 40 ans, la scène politique est confisquée par les mêmes formations et les mêmes figures, qui se transmettent le pouvoir comme un héritage privé. Les alliances changent, mais les pratiques demeurent. Pour beaucoup de citoyens, la politique est devenue un système fermé, contrôlé par quelques familles et dynasties.
Autour du pouvoir gravitent des réseaux d’influence, des pratiques de népotisme, des groupes de pression et des intérêts financiers opaques. Les soupçons de blanchiment d’argent via le financement politique sont récurrents. Des terres de l’État sont attribuées à des proches, des contrats publics de centaines de millions de roupies sont accordés dans des conditions douteuses, et les fonds publics sont dilapidés.
La politique ressemble de plus en plus à une entreprise familiale, servant parfois à recycler de l’argent douteux. Le financement des partis reste largement opaque, faussant le jeu démocratique. Certains investissent dans la politique comme on investit dans une entreprise, dans l’espoir de rentabiliser leur mise une fois élus.
Le CCM se positionne comme une alternative citoyenne de rupture, indépendante des lobbies financiers, déterminée à assainir la vie publique et à briser définitivement le cycle de la corruption et du népotisme.
Parlez-vous aujourd’hui d’une véritable crise institutionnelle à Maurice ?
Oui, et il faut avoir le courage de nommer les choses. Maurice traverse une crise institutionnelle profonde, insidieuse et dangereuse. Les institutions, qui devraient être les remparts de la démocratie, sont progressivement affaiblies, instrumentalisées ou contournées. La séparation des pouvoirs, pilier fondamental de tout État démocratique, est mise à mal par des interférences politiques répétées.
Le Parlement est réduit à une chambre d’enregistrement, où le débat est étouffé, les questions dérangeantes éludées et les décisions majeures prises sans réelle consultation. Des institutions indépendantes, censées jouer un rôle de contre-pouvoir, sont dirigées par des proches du régime ou par des personnalités redevables au pouvoir politique. Cette concentration excessive de pouvoir crée un climat de peur, d’autocensure et de résignation.
La démocratie ne meurt pas toujours dans le fracas. Elle s’érode lentement, par petites touches, lorsque les règles sont contournées, lorsque les normes sont banalisées, lorsque l’arbitraire devient acceptable. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui.
Vous insistez beaucoup sur la situation des jeunes. En quoi sont-ils, selon vous, les grandes victimes du système actuel ?
La jeunesse mauricienne est en train d’être sacrifiée. Sacrifiée par un système politique qui ne lui offre ni perspectives claires, ni mérite, ni justice sociale. Des milliers de jeunes investissent temps, énergie et ressources dans leurs études, obtiennent des diplômes, parfois au prix de lourds sacrifices familiaux, pour se retrouver face à un mur.
Le marché de l’emploi est verrouillé. Les recrutements se font trop souvent sur la base des connexions politiques, familiales ou communautaires. Le message envoyé aux jeunes est dévastateur : le travail, l’effort et la compétence ne suffisent plus. Il faut appartenir au bon réseau.
Cette situation alimente la frustration, la colère et le découragement. Beaucoup choisissent l’exil, privant le pays de ses meilleurs cerveaux. D’autres sombrent dans la dépression, l’économie informelle ou les fléaux sociaux, dont la drogue. Un pays qui abandonne sa jeunesse compromet irrémédiablement son avenir.
Parlez-vous d’une confusion volontaire entre l’État et le parti au pouvoir ?
Absolument. Nous assistons à une dérive vers un État-parti, où les ressources publiques, les institutions et même certains ministères sont mis au service d’un appareil politique. Les frontières entre l’État, le gouvernement et le parti sont volontairement brouillées.
Des ministères sont utilisés comme des plateformes politiques. Des fonds publics servent indirectement à renforcer des bases électorales. Des nominations stratégiques sont faites non pas dans l’intérêt du service public, mais pour consolider un pouvoir partisan. Cette confusion est extrêmement dangereuse, car elle vide l’État de sa neutralité et transforme l’administration en outil de domination politique.
Un État-parti ne sert pas la nation ; il sert ceux qui le contrôlent. Et l’histoire montre que ces dérives finissent toujours par affaiblir les démocraties et fracturer les sociétés.
Faut-il parler aujourd’hui d’une urgence démocratique ?
Oui, sans la moindre hésitation. Nous sommes à un moment charnière de notre histoire démocratique. Si rien n’est fait, si les citoyens continuent de détourner le regard, nous risquons de perdre des acquis obtenus au prix de longues luttes.
L’urgence démocratique impose une mobilisation citoyenne pacifique, responsable et déterminée. Il ne s’agit pas de chaos, mais de vigilance. Il faut exiger des comptes, réclamer la transparence, défendre l’indépendance des institutions et refuser la normalisation de l’inacceptable.
Le CCM se veut un catalyseur de cette prise de conscience. Nous appelons les Mauriciens à sortir de la peur et du fatalisme. L’histoire nous enseigne que lorsque les gens de bonne volonté se taisent, les corrompus prospèrent. Mais lorsqu’ils se lèvent, le cours des choses peut changer.
Avez‑vous déjà commencé à élaborer une stratégie en vue des élections générales de 2029 ?
Nous sommes encore à un stade embryonnaire. Pour l’instant, nous invitons les citoyens de bonne volonté, ainsi que des professionnels de tous horizons, à nous rejoindre. Notre ambition est de constituer une équipe de jeunes entrepreneurs, de cadres, d’experts et de militants capables de porter Maurice vers un avenir plus prospère et plus juste.
Le CCM veut d’abord construire une base solide, ancrée dans la société civile, avant de se projeter dans les échéances électorales.
Propos recueillis par
Jean-Denis PERMAL
CITATIONS
« Il suffit que les gens de bonne volonté ne fassent rien pour que les véreux et les corrompus puissent continuer à gouverner et à asservir davantage, au détriment du petit peuple »
« Nous allons droit vers une catastrophe démocratique, sociale et économique si rien n’est fait, et le pouvoir en place porte une lourde responsabilité dans cette dérive »
« La prolifération de stupéfiants est une bombe à retardement qui ravage la nation sous le regard passif, voire complice, de certaines autorités »
« La démocratie ne meurt pas toujours dans le fracas. Elle s’érode lentement, par petites touches, lorsque l’arbitraire devient acceptable »

