La pression était devenue intenable. Après plusieurs semaines de rumeurs internes, de grincements dans les couloirs de la compagnie nationale, et surtout deux articles-choc de Week-End, Air Mauritius a été contrainte de rompre le silence. Dans deux communiqués séparés mais publiés le même jour, le 12 mai, la direction de MK annonce avoir diligenté deux enquêtes d’ampleur : l’une interne, l’autre confiée à la firme Kroll. Une réaction aussi tardive que révélatrice d’un malaise plus profond au sein d’une entreprise déjà fragilisée.
Le long séjour à Naples du 3B-NBU : une panne, ou un symptôme ?
Le premier dossier, que Week-End a largement relayé sous le titre « Où est passé l’Aapravasi Ghat ? », concerne l’Airbus A330-941 immatriculé 3B-NBU. Cet appareil, fleuron de la flotte long-courrier, est cloué au sol depuis plus de deux mois à Naples, en Italie, dans les hangars de l’entreprise Atitech. Il y avait été envoyé pour une révision technique de routine (C-Check). Mais de routine, cette opération n’aura que le nom.
Le communiqué d’Air Mauritius parle désormais sans détour d’un «moteur complètement abîmé », malgré une quarantaine d’interventions entre novembre 2023 et février 2024. Une négligence grave, selon le consultant technique mandaté par la nouvelle direction. Le moteur en question — ESN 41426 — avait pourtant envoyé des signaux d’alerte dès novembre 2023. L’enchaînement des ratés, des diagnostics approximatifs et des mesures inefficaces a conduit à une ardoise de 8,45 millions de dollars et à une paralysie qui coûte encore aujourd’hui plusieurs millions de roupies par jour à la compagnie.
L’article de Week-End, publié avant même ce communiqué, s’interrogeait déjà sur le choix inhabituel du prestataire italien, sans historique avec Air Mauritius, préférée à des partenaires de confiance comme Sabena ou Crystal Aero. Ce changement, décidé en interne par deux employés — l’un récemment promu — semble aujourd’hui poser plus de questions qu’il n’apporte de réponses. À défaut d’explication, la direction se retranche derrière une promesse d’enquête élargie sur les responsabilités individuelles et collectives, tout en rappelant à son personnel l’importance de « l’accountability ».
Mais les employés, eux, y voient un signal tardif. Certains évoquent déjà des pressions internes pour que les véritables responsables ne soient jamais inquiétés.
2. Trochetia : l’oiseau national devenu cible de guerre
Plus troublant encore est le second dossier : celui du Trochetia, un ancien A330 d’Air Mauritius qui a trouvé une fin tragique le 6 mai à Sanaa, au Yémen, touché par une frappe israélienne. L’appareil, opéré alors par Yemenia Airways sous l’immatriculation 7O-AFE, aurait été transféré dans la plus grande discrétion depuis l’époque de l’administration volontaire d’Air Mauritius.
Ce n’est qu’après les révélations de Week-End, qui a reconstitué le parcours de cet avion vendu entre 2020 et 2021, que la direction d’Air Mauritius a décidé d’annoncer une vérification judiciaire confiée à la firme Kroll, l’une des plus grandes agences d’investigation au monde. Cette enquête couvre trois volets sensibles :
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La vente de cinq avions, dont le Trochetia, entre avril 2020 et septembre 2021 ;
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Le contrat de leasing de deux A330-200, signé en 2022, avec un examen complet des procédures d’appel d’offres et de conformité anticorruption ;
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La commande de trois A350-900 en 2023, dont la justification stratégique reste floue.
Selon le communiqué, Kroll devra scruter tous les documents de pré-sélection, de négociation, de validation et les éventuelles failles dans la gouvernance. Mais l’enjeu va bien au-delà de la seule conformité formelle : il s’agit de déterminer si des intérêts personnels ou des réseaux d’influence ont profité de la période d’instabilité de la compagnie pour faire passer des transactions douteuses sous le radar.
3. Un silence devenu insoutenable
Jusqu’ici, la direction d’Air Mauritius s’était enfermée dans une posture de mutisme, malgré les multiples appels à la transparence. Aucun mot sur le retard inexplicable de l’avion à Naples, aucun détail sur le transfert du Trochetia vers une zone de guerre, encore moins sur la disparition de plusieurs actifs vendus ou déplacés en toute discrétion pendant l’administration volontaire.
Il a fallu deux articles percutants dans nos colonnes pour que la digue cède. Le premier dénonçait les pertes opérationnelles et les dérives de gestion autour du 3B-NBU. Le second dressait l’oraison funèbre d’un appareil devenu symbole d’un naufrage moral: de fleuron national à cible de missile, sans que personne ne s’en émeuve publiquement.
Ces deux textes ont mis en lumière l’écart entre l’image officielle d’un redressement réussi et la réalité d’une gestion opaque, parfois cynique. La coïncidence des communiqués publiés le surlendemain de ces parutions ne laisse guère de doute sur l’effet de la pression médiatique.
4. Des questions qui restent en suspens
Malgré ces annonces, le doute persiste. Si Air Mauritius s’engage à «sanctionner toutes négligences, passées ou futures », encore faudra-t-il identifier les vrais coupables, rendre les rapports publics, et surtout, agir rapidement. Or, jusqu’à présent :
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Aucune date butoir n’est donnée pour les conclusions de l’enquête Kroll ;
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Aucun nom n’a été cité, ni parmi les vendeurs, ni parmi les décideurs internes ;
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Aucune instance politique ne s’est saisie du dossier.
Et le plus troublant : certaines des personnes impliquées dans ces décisions controversées occupent encore des fonctions importantes. Ce qui jette un froid sur la sincérité du processus de vérité engagé.
Conclusion : deux enquêtes, un test de crédibilité
L’avenir d’Air Mauritius ne se joue pas uniquement dans les airs, mais dans sa capacité à affronter ses vérités passées. Ces deux enquêtes ne sont pas de simples audits : elles sont un test crucial de transparence, de gouvernance et de responsabilité dans une entreprise publique qui a longtemps échappé au regard du public.
La population attend des réponses claires. Les employés veulent de la justice. Et les passagers, de la fiabilité. Encore faut-il que la direction transforme ces enquêtes en actes concrets, et que la vérité ne reste pas prisonnière des soutes verrouillées de l’entreprise.