Zaheer Allam, urbaniste et chercheur mauricien : « Nos villes ne seront résilientes que si elles restent humaines »

Nommé auteur principal pour le chapitre sur les villes et bâtiments du prochain rapport d’évaluation (ART 7) du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), l’urbaniste et chercheur mauricien, le Dr Zaheer Allam, s’apprête à contribuer à l’une des réflexions scientifiques les plus déterminantes de la décennie : comment rendre nos villes plus résilientes face aux crises climatiques, sans perdre leur âme ni leur dynamisme.
Dans cet entretien, il revient sur les priorités du futur rapport, les défis spécifiques des villes insulaires et du Sud global, et la nécessité de replacer la connaissance locale, la justice sociale et l’action collective au cœur des politiques urbaines. Pour lui, la transformation climatique ne se décrète pas : elle se construit, à échelle humaine, dans la confiance et la coopération.

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En tant qu’auteur principal pour le chapitre sur les villes et bâtiments du prochain rapport du GIEC (AR7), quelles sont vos priorités thématiques pour ce chapitre ?
Je m’intéresse surtout à une question : comment renforcer la résilience urbaine tout en accélérant l’innovation locale. Trop souvent, nos villes adoptent des solutions « prêtes à l’emploi » venues d’ailleurs, qui ne tiennent pas toujours compte des réalités locales. En faisant cela, on freine la créativité et l’investissement dans nos propres écosystèmes d’innovation.
Pour moi, l’enjeu est de remettre la connaissance locale au centre. Les acteurs qui vivent sur le territoire comprennent mieux ses contraintes, mais aussi ses opportunités. Si nous parvenons à relier ces acteurs – chercheurs, entrepreneurs, collectivités, investisseurs -, alors on crée un terrain fertile où émergent des solutions adaptées, abordables et durables.
Je crois aussi qu’il faut valoriser les approches décentralisées, souvent plus agiles face aux crises climatiques. Dans de nombreuses villes du Sud, des systèmes hybrides, communautaires ou informels montrent une capacité d’adaptation remarquable. Il faut les reconnaître, les documenter, et s’en inspirer.

Pouvez-vous expliquer comment vous et les co-auteurs envisagez d’articuler les liens entre urbanisation et résilience climatique dans ce chapitre ?
Nous n’avons pas encore tenu notre première réunion de travail – elle aura lieu à Paris au début décembre – et ce sera un moment clé. Des centaines de scientifiques du monde entier vont s’y retrouver pour aligner nos priorités et nos méthodologies. Dans notre cas, nous sommes sept auteurs principaux pour le chapitre sur les villes et les bâtiments, et je pense que ce sera l’occasion de poser les bases communes de notre réflexion.
Pour moi, la résilience ne peut pas être pensée isolément. Elle est le socle qui soutient la qualité de vie et la vitalité économique. Une ville résiliente n’est pas seulement une ville qui résiste aux chocs climatiques, mais une ville où les gens continuent de vivre, de créer et d’investir malgré l’incertitude. Si nous nous concentrons uniquement sur la résistance physique, nous passons à côté de cette dimension humaine et systémique. L’objectif, à mon sens, est d’articuler les liens entre urbanisation, résilience et prospérité urbaine, en examinant comment chaque mesure – qu’elle soit d’aménagement, d’énergie ou de gouvernance – influence les autres dimensions. C’est dans ces interconnexions que se construit la véritable durabilité.

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Vous mentionnez que les villes concentrent des vulnérabilités majeures (inondations, chaleur, montée des eaux). Quelles solutions innovantes pensez-vous mettre en avant pour les villes côtières ou insulaires ?
Il n’existe malheureusement pas de solution miracle pour les villes côtières et insulaires. Nous pouvons certes multiplier les petites interventions – digues, espaces verts, bassins de rétention – mais sans une vision intégrée, cela reste fragmentaire. La résilience urbaine, surtout dans les contextes côtiers, exige une approche systémique, qui tienne compte à la fois des infrastructures, des habitants, des activités économiques, et même du tissu culturel qui donne vie à la communauté.
Les villes côtières concentrent souvent des fonctions vitales – ports, réseaux logistiques, zones industrielles – qui assurent la continuité économique d’un pays. Cela les rend à la fois stratégiques et extrêmement vulnérables. Protéger ces villes, c’est donc protéger des chaînes d’approvisionnement entières, tout en garantissant la qualité de vie de leurs populations.
Les solutions que j’aimerais voir mises en avant sont celles qui associent l’ingénierie à la nature, soit restaurer les écosystèmes côtiers, réhabiliter les mangroves, repenser l’urbanisation pour cohabiter avec l’eau plutôt que la repousser. Et, surtout, replacer l’humain au centre – car une ville n’est pas résiliente par ses murs, mais par la capacité de sa population à s’adapter, à innover et à se mobiliser collectivement.

En tant que Mauricien issu d’un petit État insulaire, de quelle manière votre parcours influence-t-il votre vision de l’urbanisme durable ?
Grandir dans un petit État insulaire, c’est vivre chaque jour la tension entre la vulnérabilité et la résilience, entre la dépendance aux dynamiques mondiales et la nécessité de l’autonomie locale. Cela m’a appris à regarder le monde avec un double prisme : celui du local enraciné, et celui du global interconnecté.
À Maurice, nous n’avons pas le luxe de l’indifférence : chaque choc externe – économique, climatique, géopolitique – se ressent immédiatement. Mais en même temps, notre petite taille nous pousse à être agiles, créatifs, et souvent en avance sur certains modèles.
Je crois que cette échelle humaine de nos villes et de notre société peut devenir un laboratoire de pratiques durables, où l’innovation se marie à la cohésion sociale. Et puis, il y a cette richesse culturelle propre à Maurice : la coexistence, le dialogue, la diversité. Tout cela nourrit une vision de la ville inclusive et résiliente, capable d’accueillir les différences tout en avançant ensemble.
Mon parcours m’a appris que la durabilité n’est pas qu’une affaire de technologies ou de politiques publiques – c’est avant tout une affaire de valeurs collectives et de vision partagée.

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Selon vous, quelles sont les particularités des villes du Sud global (et des pays insulaires) qu’il faut absolument prendre en compte dans les politiques urbaines climatiques ?
Je dirais que trois éléments sont essentiels : l’inclusivité, la culture et l’échelle. Les petits États insulaires ont une configuration très particulière : ici, l’urbain et le rural se mêlent en quelques kilomètres seulement. Cette proximité rend les dynamiques sociales, économiques et environnementales beaucoup plus imbriquées que dans les grandes métropoles. Nous ne parlans pas seulement de villes, mais de communautés interconnectées, où chaque décision urbaine a un impact immédiat sur le territoire et les liens sociaux.
Dans le Sud global, il faut aussi tenir compte du contexte postcolonial. Beaucoup de pays cherchent encore à se réapproprier leur trajectoire de développement, à guérir leurs fractures sociales, et à construire une identité urbaine qui leur soit propre. Les politiques climatiques doivent reconnaître cette histoire et ne pas simplement importer des modèles venus d’ailleurs.

Comment les discontinuités sociales et économiques dans les villes affectent-elles la mise en œuvre de la résilience urbaine ?
Les inégalités sociales et économiques créent souvent les plus grands obstacles à la résilience urbaine. Lorsqu’une société est fragmentée, la capacité d’agir collectivement s’effrite. Les plus aisés peuvent se protéger – mieux loger, mieux assurer, mieux reconstruire – tandis que les plus vulnérables subissent de plein fouet les impacts climatiques. Cela crée une résilience à deux vitesses, profondément injuste et inefficace à long terme.
À l’échelle nationale, tout dépend de la capacité d’investissement et du cadre des politiques publiques. Les pays qui disposent de ressources ou d’accès facilité au financement peuvent agir plus vite. Mais dans beaucoup de pays du Sud, il faut naviguer entre prêts, subventions, et priorités budgétaires urgentes, ce qui rend l’action fragmentée. À l’échelle locale, il faut mobiliser les acteurs économiques – entreprises, propriétaires, institutions financières – pour qu’ils voient la résilience non comme une dépense, mais comme un investissement dans la pérennité de leurs actifs. C’est là que la politique joue un rôle clé : créer les incitations, les cadres et les partenariats nécessaires pour que chacun, à son niveau, puisse contribuer.

Vous parlez de « mettre le climat au cœur » de toutes les décisions publiques et privées. Quels sont les obstacles institutionnels que vous observez à Maurice ou dans d’autres pays pour y parvenir ?
L’un des principaux obstacles, à Maurice comme ailleurs, c’est la lenteur institutionnelle face à l’urgence climatique. Nous avons souvent les idées, parfois même les moyens, mais le passage à l’action reste freiné par les silos administratifs, la complexité des procédures et une certaine inertie politique. Pourtant, à Maurice, nous avons la capacité d’agir vite – le pays est petit, les circuits de décision sont courts, et avec une vraie volonté politique, les réformes pourraient être mises en œuvre en quelques mois. Je crois qu’il faut repenser la manière dont les politiques publiques sont construites : le climat doit devenir un filtre transversal, qui s’applique à chaque budget, chaque projet, chaque investissement.
Aujourd’hui encore, les décisions économiques et les décisions climatiques sont traitées séparément, alors qu’elles devraient être fusionnées. Sur le plan international, le défi reste celui du financement et de la gouvernance des fonds climatiques. Beaucoup de pays comptent sur les mécanismes de Loss and Damage”, mais ces ressources tardent à se concrétiser. En attendant, il faut stimuler les investissements locaux, créer des incitations pour le secteur privé, et permettre aux collectivités d’expérimenter. Si nous attendons toujours que les fonds viennent d’ailleurs, nous passons à côté d’une transformation qui, en réalité, peut commencer chez nous.

De quelle manière les inégalités urbaines (accès à logement, infrastructures, services) doivent-elles être traitées dans le cadre de stratégies climatiques ?
Les inégalités urbaines sont au cœur même de la question climatique, parce que le climat ne discrimine pas, mais ses impacts, eux, le font. Les récents épisodes d’inondations à Maurice l’ont bien montré : qu’on soit riche ou non, la vulnérabilité urbaine finit par nous atteindre tous, simplement à des degrés différents.
C’est pourquoi il faut arrêter de traiter le climat comme un dossier à part. La résilience doit devenir un fil conducteur qui traverse les politiques de logement, d’infrastructures, de santé et de transport. Si un quartier est mal desservi, mal drainé, ou construit sans normes adaptées, il sera toujours plus exposé, et cela se répercutera sur toute la ville. L’accès à un logement sûr, à des services de base et à des réseaux efficaces n’est pas qu’une question sociale : c’est une condition de résilience collective.
Il faut donc réintégrer la justice sociale dans les stratégies climatiques, non pas comme un supplément moral, mais comme une nécessité opérationnelle. Une ville ne peut être durable que si tous ses habitants, sans exception, ont les moyens de s’adapter et de vivre dignement face aux bouleversements à venir.

En quoi la coopération internationale (via Onu-Habitat, Unesco, l’UE, etc.) est-elle essentielle pour traduire les recommandations du GIEC en actions concrètes dans les villes ?
La coopération internationale est absolument essentielle, car elle permet de transformer la science en action. Le GIEC, en tant qu’organe scientifique, établit les faits, les scénarios et les priorités. Mais ce sont des institutions comme l’ONu-Habitat, l’Unesco ou l’Union européenne qui traduisent ces connaissances en cadres d’action concrets : programmes urbains, politiques éducatives, initiatives culturelles ou financières. Cependant, la chaîne ne s’arrête pas là.
Ces cadres doivent ensuite être appropriés localement, adaptés aux réalités des territoires, aux ressources disponibles et aux cultures locales. Sans cet ancrage, les meilleures recommandations restent lettre morte. Mais je crois aussi qu’il faut dépasser la dépendance aux structures internationales. Oui, elles sont cruciales pour harmoniser les efforts et assurer la cohérence mondiale, mais l’action ne doit pas attendre. Chaque pays, chaque ville a la responsabilité d’agir maintenant, avec ses propres moyens, même modestes. Nous pouvons ajuster, améliorer, affiner ensuite. Ce qui compte aujourd’hui, c’est de déclencher le mouvement – de passer de la connaissance à la transformation, en partenariat avec le monde, mais sans attendre qu’il agisse à notre place.

Quelles sont, selon vous, les meilleures pratiques ou modèles de villes (dans le monde ou dans l’océan Indien) qui peuvent inspirer des stratégies urbaines durables pour Maurice ?
Nous nous inspirons souvent de modèles venus d’Europe ou d’Asie, mais aucun modèle n’est transposable tel quel. Chaque territoire a son histoire, sa culture, sa géographie et surtout, sa capacité d’investissement. Par exemple, j’ai travaillé sur le concept de la ville du quart d’heure, qui a rencontré un immense succès dans plusieurs pays du Nord. Pourtant, à Maurice, ou dans d’autres pays insulaires, la question n’est pas de copier ce modèle, mais d’en adapter l’esprit : comment rapprocher les services, encourager la mobilité douce, et renforcer la vie de quartier – mais avec nos propres moyens et réalités.
Le véritable enjeu est de trouver des équivalents économiques et culturels qui permettent d’atteindre les mêmes objectifs sans dépendre de lourds investissements. Cela peut passer par des réformes foncières, des incitations fiscales pour la mixité fonctionnelle, ou encore par la revitalisation des centralités existantes au lieu de créer de nouvelles zones urbaines.

Comment les décideurs locaux (municipalités, gouvernements insulaires) peuvent-ils intégrer les conclusions scientifiques du GIEC dans leurs plans urbanistiques concrets ?
Les conclusions du GIEC ne doivent pas rester confinées dans les rapports scientifiques, elles doivent devenir des outils de planification concrets. À Maurice, par exemple, nous n’avons pas besoin d’attendre quatre ans pour agir. Les données, les tendances et les recommandations sont déjà là, et elles peuvent être traduites dès maintenant dans les politiques sectorielles. Mais cela exige un changement de mentalité : le climat ne relève pas uniquement du ministère de l’Environnement. Chaque ministère, chaque collectivité, chaque organisme parapublic doit intégrer la résilience dans son propre champ d’action.
Le ministère de la Santé, par exemple, doit anticiper les vagues de chaleur et les risques sanitaires associés ; celui du Travail doit réfléchir aux impacts économiques et sociaux de ces transformations ; les collectivités locales doivent adapter leurs plans d’aménagement et de mobilité. En réalité, la résilience doit devenir un principe fondateur de la gouvernance publique. Ce n’est plus une question de « verdir » les politiques, mais de garantir la continuité de notre société face aux crises à venir. C’est une mesure de survie nationale, et le rôle des décideurs locaux est crucial pour la traduire, concrètement, sur le terrain.

Quel rôle les citoyens, les communautés locales et le secteur privé doivent-ils jouer dans le processus de résilience urbaine que vous envisagez ?
Les citoyens, les communautés locales et le secteur privé sont les véritables moteurs de la résilience urbaine. L’État doit bien sûr donner la direction, poser le cadre et les incitations, mais sans l’adhésion du terrain, rien ne tient. Pour que cela fonctionne, il faut d’abord une structure cohérente et des politiques claires, qui donnent confiance et visibilité. Si les entreprises savent que leurs investissements verts seront soutenus, elles bougeront vite. Si les citoyens comprennent que leurs choix quotidiens – en matière d’énergie, de mobilité, de logement – ont un impact réel, ils s’engageront. Le rôle du gouvernement, c’est d’orchestrer cette mobilisation collective en créant un environnement d’action et d’incitation.
À Maurice, nous avons un avantage : notre taille. Nous pouvons agir plus vite que d’autres, tester, ajuster et montrer la voie. Mais il faut pour cela une approche volontariste : encourager les initiatives locales, impliquer les communautés dans la coconstruction des projets, et surtout, placer la confiance au cœur du processus.

En tant que chercheur ayant publié plus de 200 articles, comment comptez-vous assurer que ce chapitre soit accessible, influent et utilisable par les praticiens et non seulement par les scientifiques ?
Notre responsabilité n’est pas seulement de produire de la science de haut niveau, mais de la rendre intelligible, utile et mobilisable. Nous travaillons donc avec un double souci : la rigueur scientifique d’un côté, et la clarté pour les décideurs et praticiens de l’autre. Tous les rapports du GIEC sont en accès libre, justement pour garantir cette démocratisation du savoir. Le langage y est parfois technique – il le faut, car la précision est essentielle – mais les résumés pour décideurs sont conçus pour être lisibles par des non-scientifiques, tout en conservant la solidité des faits.
Pour ma part, je veille à ce que nos conclusions soient actionnables, qu’elles puissent être reprises dans des politiques publiques, des stratégies urbaines ou même des projets communautaires. La science ne doit pas rester dans les laboratoires : elle doit éclairer, inspirer, et outiller celles et ceux qui construisent et gèrent les villes au quotidien.

Enfin, quels messages clés souhaitez-vous transmettre aux jeunes urbanistes, architectes et décideurs insulaires qui seront amenés à construire les villes résilientes de demain ?
L’avenir des villes ne se construira pas dans des silos, mais dans les échanges entre domaines : santé, ingénierie, écologie, mobilité, économie, culture. La ville est le point de convergence de tous ces systèmes – elle est à la fois le théâtre et le laboratoire de nos modes de vie.
Pour concevoir des villes résilientes, il faut donc apprendre à écouter et à collaborer avec d’autres métiers, à comprendre comment chaque décision dans un secteur influence les autres. C’est cette lecture systémique du territoire qui permettra de bâtir des solutions durables, adaptées et équitables.

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