Sudesh Lallchand : « Ce budget est dangereux pour notre économie et les générations à venir »

Sudesh Lallchand, titulaire d’un doctorat en économie et finances de l’université de Cambridge, a travaillé à la Banque mondiale, à Washington, DC, au Tate & Lyle, à Londres, à la Banque de Maurice et au Rogers Group. Il a aussi été le Senior Advisor de Nando Bodha au ministère du Tourisme, aux Infrastructures publiques et aux Affaires étrangères. De plus, il a été directeur du conseil d’administration de la Financial Services Commission et est membre de la commission Économie et Finances de l’opposition.

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En tant qu’expert dans le domaine de l’économie et de la finance, quelle est votre analyse du budget 2021-2022 ?

Ce budget est dangereux pour notre économie, le social et les générations à venir. C’est un budget qui démasque l’amateurisme et l’incompétence du ministre des Finances et de son équipe. D’emblée, le ministre a brossé un tableau de bord qui paraît très beau, satisfaisant et optimiste alors que la réalité est tout autre. Ensuite il fait fi des prévisions des institutions internationales et prévoit un taux de croissance trop optimiste. Les revenus sont aussi trop gonflés. Je me demande si les revenus du ministre ne sont pas obtenus par une boule de cristal. Il nous présente des dettes qui sont, selon mes analyses, bien en dessous des vrais chiffres.

Selon moi, la dette publique a déjà dépassé la barre de Rs 400 milliards et atteindra Rs 500 milliards dans trois années. Cela équivaut à une dette de près d’un demi-million de roupies sur les épaules de chaque Mauricien, qu’il s’agisse d’un enfant, d’un nouveau-né ou d’un retraité. C’est l’état de l’économie géré par notre ministre des Finances. Nous sommes déjà criblés de dettes et allons devenir la prochaine Grèce si ça continue.

Mais le budget prévoit des investissements massifs pour relancer l’économie…

Le ministre a annoncé Rs 65 milliards dans l’infrastructure publique, y compris les drains. Encore une fois, ce sera une faillite totale car ces projets ne seront pas réalisés comme tant d’autres déjà annoncés dans les budgets précédents. Mais ce qui est inquiétant, c’est que ce budget ne répond pas aux vrais problèmes et enjeux économiques tels que le chômage et la baisse du pouvoir d’achat de la majorité de la population. On n’a qu’à voir les prix des produits dans les supermarchés. Aujourd’hui, les prix du beurre, de l’huile, des grains secs, du riz, du lait, des légumes, de l’essence, du diesel ont tous flambé. Le petit peuple n’arrive pas à joindre les deux bouts.

Il me semble que les ministres ne vont jamais faire leurs provisions et, de ce fait, ne sont pas au courant de la réalité. Dans tout ça, que fait le ministère du Commerce pour protéger les consommateurs face à cette situation ? Nous observons aussi une dépréciation dangereuse, de presque 30%, de la roupie durant ces derniers 18 mois.

N’est-ce pas la responsabilité de la Banque centrale de veiller à tout ça ?

Effectivement, cette situation est directement liée à l’irresponsabilité et l’incompétence totale de la Banque de Maurice. Il faut se rendre à l’évidence que la Banque de Maurice est régie par la Bank of Mauritius Act et son rôle, voire la raison principale de son existence même, est de stabiliser les prix, c’est-à-dire la valeur de notre roupie. Nous importons presque trois fois plus que nous exportons. Alors, toute dépréciation de la roupie impactera négativement sur presque 80% de notre économie et, ne bénéficiera qu’à 20% de notre économie, notamment des secteurs tels que le tourisme, l’export. Je suis convaincu que le Board of Governors de la Banque de Maurice, son top management et le Monetary Policy Committee n’ont pas vraiment compris l’existence principale de cette institution et doivent avoir le courage de partir. Si une banque centrale est l’otage des politiciens, alors autant la fermer.

On parle beaucoup d’escroquerie intellectuelle dans ce budget. Pourquoi ?

Beaucoup de ces chiffres sont fabriqués, manipulés ou erronés. On n’a qu’à voir les chiffres prévus pour la TVA, l’Income Tax et d’autres recettes. Ils ont tous été gonflés. De l’autre côté, les dépenses vont être beaucoup plus élevées que celles prévues, comme ça a été le cas lors du premier budget de Dr Padayachy.

Un élément qui saute aux yeux : des revenus pour l’État provenant des quasi-sociétés qui passent de Rs 1 milliard à Rs 9,5 milliards…

C’est simple : le ministre va piller les caisses de nos institutions et prendre Rs 9 milliards de leurs réserves. Ainsi, pour l’année financière 2021-2022, il prendra Rs 2,4 milliards de la Financial Services Commission, Rs 1,2 milliard de la Mauritius Ports Authority, Rs 2,4 milliards de la State Trading Corporation et Rs 3,5 milliards du Central Electricity Board. Du jamais vu, à ma connaissance. Il affaiblit ces institutions.

En deuxième lieu, compte tenu du récent jugement rendu dans l’affaire Betamax qui fait que la STC aura à verser plus de Rs 5 milliards à la famille Bhunjun d’ici une semaine, c’est la STC qui doit emprunter du gouvernement avec le risque d’une faillite sûre. Déjà, ça fait un gros trou pour le budget national. Mais le plus important est le fait que, sur la base du premier jugement de Singapore et du Prudential financial reporting, la STC aurait dû déjà avoir fait “full provision as a probable liability” de ces Rs 5 milliards dans ses comptes depuis la date du jugement de Singapore. Est ce que ça a été fait ? Si oui, comment le ministre de Finances a-t-il eu le courage de vouloir prendre Rs 2,4 M de la caisse de la STC ? Pour moi, c’est de la négligence et l’incompétence. Maintenant que les dés sont jetés, pour sortir de ce pétrin, il est probable que la STC va devoir augmenter fortement les prix de tous ses produits importés dont le riz, la farine, l’essence, le diesel, le gaz ménager.

D’ailleurs, il est important de comprendre que la STC doit conserver des fonds de réserve pour stabiliser les prix de l’essence sur le marché local. Déjà, malgré le faible prix du carburant sur le marché international (USD 60 le baril), les prix de détail actuels à Maurice sont à peu près les plus chers jamais atteints (c’est-à-dire lorsque les prix internationaux étaient de USD 140 le baril). Alors, où la STC trouvera-t-elle de l’argent pour stabiliser les prix de l’essence en cas de hausse des tarifs internationaux de ce carburant ? C’est une mesure très dangereuse et de très mauvais augure pour les consommateurs en général.

En troisième lieu, le CEB utilise le diesel pour alimenter un grand nombre de ses générateurs afin de produire de l’électricité à Maurice et Rodrigues. Maintenant, il devra payer la taxe supplémentaire de Rs 2/litre annoncée dans le budget. Alors comment peut-il transférer Rs 3,5 milliards sans augmenter les tarifs d’électricité ? En tout cas, de mauvaises surprises guettent les consommateurs.

Et quid de la polémique qui entoure les Rs 28 milliards de la Banque de Maurice ?

Ces Rs 28 milliards de la Banque de Maurice, étant une avance sur ses profits futurs, auraient dû être comptabilisées comme une dette de l’État envers la BoM, jusqu’à ce qu’elles soient complètement amorties par cette dernière durant les prochaines décennies. La raison est très simple : cet argent est déjà entre les mains de l’État, mais la Banque centrale continue à le comptabiliser comme un asset dans son balance sheet. Dans un exercice comptable, un bien d’une entreprise, qui se trouve physiquement dans les mains d’une autre entreprise, doit obligatoirement être reconnu comme étant un liability – donc une dette – dans le balance sheet de cette dernière qui se trouve être l’État mauricien. C’est ma compréhension de comptabilité élémentaire, et ce n’est pas le communiqué du 14 juin de la Banque de Maurice qui prétend que ces Rs 28 milliards n’ont rien à voir avec la dette publique qui va me faire changer d’avis.

L’impact du Covid-19 sur notre économie est déjà ressenti. D’après votre analyse du budget, croyez-vous que les plans de transformation de notre économie sont réellement abordés ?

Notre économie est essoufflée. On a besoin d’un rethinking et re-engineering profonde pour la relance. Je vous pose la question : où sont les bases de cette restructuration nécessaire ? Ou sont les mesures et la stratégie pour transformer Maurice en un “regional maritime hub” ? En augmentant la Bad Weather Allowance ? Ou sont les projets d’autosuffisance alimentaire ? Pourtant on dépense des fortunes dans l’importation de lait, de la pomme de terre et même de fruits de mer ? Nous ne voyons pas grand-chose dans le secteur de la santé, qui a un vrai potentiel pour devenir un nouveau pilier de notre économie. Le nouvel objectif de politique énergétique du gouvernement est d’atteindre 60% d’énergies renouvelables d’ici 2030, alors que l’objectif était de 40% dans le budget de l’année dernière. Aujourd’hui, nous sommes seulement entre 15 et 18%. Comment atteindre le seuil de 60% ? Certainement pas avec les quelques mesures timides qu’il a annoncées dans ce budget. Où est la suite de la mesure déjà annoncée dans le programme gouvernemental 2021-2024 concernant une “waste-to-energy plant” ? Le budget ne mentionne rien. Et sans un tel projet, nous stagnerons autour de la barre de 20%. Donc, arrêtons de rêver de 60% d’énergies renouvelables.

Le ministre n’a pas, non plus, abordé les vrais problèmes importants auxquels fait face la population aujourd’hui, tels que la réforme des pensions et des assurances pour mieux protéger les “policyholders”, les consommateurs de services financiers, la vente à la barre et la vente à l’encan des maisons saisies, ainsi que les consommateurs dans leur ensemble contraints de payer des prix exorbitants pour les produits de base.

Le ministre s’attend à 650 000 touristes l’année prochaine. Est-ce une prévision réaliste ?

C’est du “wishful thinking”. Deux questions : d’où vont venir les touristes et qui va les transporter jusqu’à Maurice ? Cette compagnie transporte près de 60% de tous les touristes vers Maurice mais son avenir est incertain. Toute l’Europe est toujours sous l’emprise du COVID-19. Et l’avis de Foreign Office de chaque pays est « travel abroad only for essential purposes ». La situation dans nos marchés principaux – l’Europe, l’Inde, l’Asie et l’Afrique su Sud – est très incertaine jusqu’à au moins janvier 2022. Ensuite, le coût des billets est très cher. Puis, il y a toujours de la frayeur psychologique d’être enfermé avec des centaines des gens dans un avion et d’attraper le virus.

Pire, le budget ne mentionne rien de concret sur l’avenir d’Air Mauritius qui, à ce jour, est en faillite et sous administration, donc qui peut disparaître sans crier gare. Même si on ouvre les frontières en juillet et qu’Air Mauritius commence à vendre des billets et des Holiday Package, on doit se poser la question de savoir si les touristes auront le courage d’acheter des produits d’Air Mauritius, sachant bien qu’elle peut disparaître à n’importe quel moment. Il est grand temps que le gouvernement, une fois pour toutes, décide de son avenir, sa mission et l’investissement nécessaire qui lui permettra de se débarrasser de ses administrateurs et de voler à nouveau.

Le prix de l’essence et du diesel accusera une hausse de Rs 2 le litre pour financer la vaccination de la population. Est-ce une mesure qui va dans la bonne direction ?

Pas du tout. Cette hausse aura un effet multiplicateur profond et entraînera une série d’augmentations de prix d’autres produits et, en conséquence, sur le coût de la vie de beaucoup de gens. Il est important de noter que le Premier ministre, les ministres et ceux qui ont des revenus élevés ne paieront pas cette taxe, car la plupart d’entre eux, bénéficient de “company cars” et de Petrol Allowance de leurs employeurs. Ce ne sont que les couches inférieures et la classe ouvrière qui paieront effectivement cette taxe et subventionneront la vaccination de toute la population, y compris pour les ministres et les riches. À cause de cette taxe, tous les petits commerces augmenteront leurs prix. Et cela aura un effet domino sur les autres prix.

De plus, le transport public aussi sera très affecté car le prix du diesel augmentera à environ Rs 37 le litre. Tous les propriétaires d’autobus, vont essayer, soit d’augmenter le prix du ticket d’autobus ou demander une subvention additionnelle du gouvernement. Normalement, le gouvernement subventionne toute hausse du prix du diesel à travers un fonds spécial – le Bus Companies Recovery Account – qui se remplit automatiquement à travers une taxe additionnelle sur chaque litre de carburant. Est-ce qu’on va augmenter cette taxe ? Si non, le gouvernement doit soit subventionner l’augmentation, soit hausser le ticket d’autobus. Il n’y a pas à sortir de là.

Le budget annonce une hausse dans la subvention pour l’achat des autobus électriques. Or, le prix de ces autobus est largement supérieur aux autobus conventionnels. À un moment où les compagnies de transport font face à des difficultés financières, cette subvention du gouvernement est-elle suffisante ?

Le ministre des Finances a annoncé que les autobus à moteur diesel seront progressivement “phased out” et remplacés par des bus électriques. Cela se fera à travers l’abolition de la subvention de Rs 1 million que le gouvernement offre à chaque propriétaire d’autobus pour l’achat d’un nouvel autobus. Le prix d’un autobus à moteur diesel coûte dans les Rs 3 millions. Avec la subvention de Rs 1 million de l’État, le prix revient à environ Rs 2 millions. Par contre, un autobus électrique coûte trois fois plus cher, c’est-à-dire Rs 9 millions. Avec la nouvelle subvention qui est de Rs 1,2 million et de Rs 1,5 million par autobus, les propriétaires d’autobus auront à débourser jusqu’à Rs 7,5 millions par autobus contre Rs 2 millions actuellement. À un moment, où toutes les compagnies d’autobus roulent à perte, cette nouvelle mesure vient mettre en danger l’avenir de ces compagnies et des milliers d’employés. C’est une mesure très grave. La subvention aurait dû être d’au moins Rs 3 millions par autobus.

Concernant le secteur financier, Maurice est toujours sur la liste noire de l’Union européenne. Nous constatons que peu de chose a été dit sur les efforts de Maurice à refaire sa réputation. Qu’en pensez-vous ?

Dans son budget précédent, le ministre des Finances avait annoncé avec fanfare que le gouvernement s’était engagé à compléter tous les critères requis par FATF-GAFI jusqu’au 30 septembre 2020 au plus tard. Aujourd’hui, un an plus tard, je constate que les plus importants critères du GAFI n’ont pas été remplis : les problèmes liés à une enquête, la poursuite, la compétence des régulateurs, les sanctions contre les personnes politiquement exposées n’ont pas été traités adéquatement par le gouvernement et on doit se poser la question : pourquoi ?

Pour empirer les choses, le GAFI a récemment inclus un nouvel élément dans l’évaluation d’une juridiction : la corruption. Avec l’image internationale de plus en plus négative de Maurice en matière de corruption et de trafic de drogue, ce nouvel élément ne peut qu’aggraver les choses pour notre pays dans sa lutte pour sortir de la liste noire de l’UE. Le budget ne contient quasiment rien de nouveau sur la lutte contre la corruption et la drogue.

Un permis de travail de dix ans sera accordé aux étudiants étrangers terminant leurs études. Votre réaction ?

Certes cela va attirer des investissements dans les secteurs de l’éducation et la construction. Mais c’est une décision brutale, dangereuse, qui affectera les opportunités d’emploi pour nos propres diplômés, et impactera nos traditions, cultures et la balance sociale et culturelle de ce pays. Il y a le risque que Maurice soit inondée d’étrangers, dont beaucoup d’Afrique, et dont l’intention première serait de fuir leur pays pour tenter de vivre en permanence à Maurice. Et dans ce processus, ils mettront en péril les possibilités d’emploi des Mauriciens quand on est déjà à 100 000 chômeurs aujourd’hui. De plus, nous avons aujourd’hui au sein de notre société des groupes ethniques, des communautés distinctes vivant en harmonie et en toute intégration. L’arrivée massive des étrangers, surtout si c’est du continent voisin, va bouleverser beaucoup de choses, comme tel a déjà été le cas dans beaucoup de pays à l’étranger. Si on ne veut pas finir comme un étranger dans son propre pays, c’est impératif de revoir cette décision au plus vite.

L’on veut aussi attirer 50 000 retraités étrangers à Maurice dans la prochaine année financière…

Encore une fois, c’est du “wishful thinking”, du bluff, du n’importe quoi. Un tel projet requiert beaucoup de planification et stratégie en amont d’au moins cinq ans. Pas plus de 1 000 ou 2 000 retraités dans un laps de temps d’un an. Impossible de faire plus.

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