Sudhir Sesungkur, ex-ministre de la Bonne gouvernance et des Services financiers : « La politique du gouvernement est marquée par l’indécision ! »

Nous avons rencontré Sudhir Sesungkur,  expert comptable et ex-ministre de la Bonne Gouvernance et des Services financiers du gouvernement MSM. Dans cette interview, réalisée jeudi de la semaine dernière , il partage son analyse de la situation économique et politique, commente les mesures budgétaires et fait le procès du gouvernement marqué par l’indécision.

- Publicité -

Bien qu’ancien ministre et membre du BP du MSM, pourquoi est-ce que votre parti ne vous a pas accordé un ticket aux dernières élections ?

– Parce que le MSM privilégie les membres de la kwizinn.

Quelle est votre définition, votre description de cette fameuse kwizinn ?

– C’est un groupe de personnes proches de madame-là (l’épouse du Premier ministre) qui décide de tout. Ensuite, la politique au MSM est devenue un business dans lequel il faut contribuer pour avoir une place sur la liste des candidats. Il y a aussi une stratégie pour éviter que le leader du parti soit « overshadowed » par qui que ce soit. En 2017, à mon arrivée, le ministère de la Bonne Gouvernance était celui qui avait causé le plus de problèmes au gouvernement MSM/ML/PMSD. J’y ai remis de l’ordre, rattrapé les retards, réglé les problèmes urgents, dont celui de la FSC et de l’Angolais Sobrinho et acquis une certaine réputation qui n’a pas plu au Premier ministre, qui préfère les courtisans à la compétence, les petits copains à l’efficacité.

Vous me parlez de compétence en tant que ministre de la Bonne Gouvernance et des Services financiers. Mais il ne faut pas oublier que c’est sous votre mandat que n’ont pas été respectés et appliqués les règlements et pratiques qui ont conduit Maurice sur la liste noire de l’Union européenne !

– Quand j’ai été nommé ministre en 2017, il y avait déjà le rapport ESAMLAG sur Maurice qui était désastreux pour le pays. J’ai fait appliquer les recommandations pour le combat contre le blanchiment d’argent et le terrorisme qui n’avaient pas été suivies avant. Quand j’ai quitté le ministère, en novembre 2019, les quarante recommandations concernant Maurice, dont les trente-cinq concernant le ministère, avaient été mises en pratique. Pendant que j’étais ministre, des reformes ont été faites et de nouvelles lois votées pour montrer notre engagement à respecter les règlements internationaux. On ne peut pas venir dire aujourd’hui que le travail n’a pas été fait quand j’étais ministre de la Bonne Gouvernance.

Si, comme vous le dites, le travail a été fait, comment se fait-il que Maurice se retrouve aujourd’hui sur la liste noire de l’Union européenne pour des faits qui, je le souligne, remontent à 2019 ?

– Je suis satisfait d’avoir fait ce qu’il fallait pendant les trois ans que j’ai passés au ministère. Pendant cette période, j’ai réussi à obtenir que Maurice ne soit pas sanctionnée et nous avions commencé les réformes nécessaires qu’on nous demandait de faire. Je ne sais pas ce qui a été fait pour ce dossier depuis que j’ai quitté le ministère. Je pense qu’il n’y a pas eu de suivi ou que le dossier n’a pas été défendu comme il le fallait aux réunions des organismes internationaux pour donner les réponses nécessaires et montrer la détermination de Maurice. Ce qu’on reproche surtout à Maurice, c’est que des institutions qui ne tombent pas sous la responsabilité du ministère — la FIU, la police, l’ICAC entre autres — ne mettent pas en pratique les lois et recommandations existantes.

Est-ce que la Financial Services Commission, qui se trouve sous le chapeau du ministère de la Bonne Gouvernance et des Services financiers, ne fait pas partie des organismes pointés du doigt par les instances internationales ?

– Je dois dire que je ne suis pas totalement satisfait du travail effectué par l’ex-président de la FSC, qui est aujourd’hui le ministre des Finances, et le CEO, aujourd’hui gouverneur de la Banque de Maurice, qui passait son temps à voyager. Il n’y avait pas de suivi ni de supervision des dossiers, et ces deux personnes bénéficiaient du soutien du PMO et de la kwizinn.

D’après ce que vous venez de dire, Maurice a mérité de se retrouver sur la liste noire de l’Union européenne ?

– C’est vous qui le dites ! Il ne suffit pas de faire des réformes et de faire voter les lois, mais il faut surtout les appliquer. C’est à ce niveau que Maurice a péché et n’a pas su montrer, par des actes, pas des discours, sa volonté d’appliquer les règlements internationaux. Il faut que les efforts nécessaires soient faits pour que Maurice soit rayée de cette liste, d’autant plus que des conséquences commencent à se faire sentir. La Reserve Bank de l’Inde n’accepte plus les transactions venant de notre juridiction et des Etats africains sont en train de s’organiser pour prendre la place de Maurice sur les marchés financiers. Il faut impérativement rétablir l’image et la bonne réputation de Maurice sur le plan international : il en va de notre survie économique. De notre survie tout court.

Quelle est votre analyse de la situation économique de Maurice aujourd’hui et du premier budget du ministre Padayachy ?

– Notre économie est à genoux, surtout par manque de prise de décision du gouvernement, qui n’a aucun plan pour relancer l’économie. D’ailleurs, le budget ne contient aucune orientation et manque d’indication sur ce que le gouvernement veut faire. Pendant des années Maurice a réussi avec une stratégie visant à attirer les investisseurs étrangers, à les inciter à venir habiter ici grâce à un système de taxation simple. Ce segment a permis à plusieurs secteurs, l’immobilier, la restauration, les services, le commerce en général et l’emploi, à se développer. Mais quand on commence à vouloir taxer de 25% ce secteur porteur, on a créé un choc psychologique, on a fait peur aux étrangers, les décourageant à venir investir et habiter à Maurice. Par ailleurs, la liste noire, les différents scandales, la manière dont fonctionne le Parlement, les différents dérapages indiquent qu’il y a un dysfonctionnement total de l’Etat. Il est causé par le fait que depuis quelque temps, il y a une tentative de centraliser le pouvoir entre les mains d’une seule personne et de ses proches, c’est-à-dire le Premier ministre, le PMO et la kwizinn. Ils agissent comme si le pays était leur propriété privée, casent leurs gens dans toutes les institutions ouvertement. Comme la nomination de Mme Bhoygah à la MSB, le frère du ministre Hurdoyal, qui avait fané à la SBM, à la tête de la Mauritius Shipping Corporation, et le père du ministre Gobin, à la tête du MGI.

Que pensez-vous du « don/loan » de Rs 60 milliards de la BoM au gouvernement pour qu’il puisse équilibrer son budget ?

– Il existe des lignes directrices précises sur la manière dont les réserves spéciales de la BoM doivent être utilisées. Il faut éviter de prendre des décisions qui vont faire que Maurice prenne le même chemin que la Grèce. Il y a eu d’abord les Rs 18 milliards de l’année dernière, ensuite le « grant » de Rs 60 milliards pour le budget et les $ 2 milliards en devises (Rs 80 milliards) que le gouvernement veut utiliser pour financer la Mauritius Investment Corporation (MIC). Si la BoM ne récupère pas ces sommes, elle va se retrouver en situation de faillite. Là aussi, il y a une totale incohérence dans la manière de faire du gouvernement en matière économique.

L’économiste Eric Ng a qualifié la MIC de Mickey. Partagez-vous ce jugement pour le moins lapidaire ?

– Mon opinion sur la MIC va dans le même sens, parce que ce n’est pas le job de la BoM de prêter de l’argent pour gérer les entreprises en difficultés ou en faillite. C’est une opération extrêmement complexe, qui demande des personnes très compétentes et qui comprennent les spécificités et les subtilités des fonctionnements des entreprises. Qui au sein de la MIC a une connaissance de l’aviation, du fonctionnement d’une compagnie aérienne pour voler à la rescousse d’Air Mauritius en analysant son dossier et son nouveau plan d’affaires ? Cette mesure, comme les autres, n’est pas le résultat d’un raisonnement rationnel et simple. Il a été pris par des gens qui n’ont pas l’expérience et la connaissance voulues.

Mais face aux retombées de la crise et des difficultés des entreprises, est-ce qu’il ne fallait pas trouver un moyen pour leur venir en aide, pour éviter des faillites et des pertes d’emploi ?

– J’aimerais d’abord souligner que beaucoup des compagnies, aujourd’hui en difficulté, étaient en difficultés financières depuis longtemps. Il faut les aider pour leur permettre de recommencer à fonctionner, et pour cela, il faut créer un mécanisme efficace avec toutes les parties prenantes concernées, ce qui n’est pas le cas de la MIC, qui par ailleurs est une émanation de la Banque de Maurice, laquelle pourrait demain se retrouver concurrente des banques commerciales en cas de non-remboursement des sommes prêtées. Comment est-ce que le régulateur des banques peut se retrouver concurrent de ces mêmes banques ? C’est à cause de toutes ces contradictions et incohérences que la MIC ne décolle pas, à cause du concept, qui n’est pas bon, et faute d’une équipe expérimentée. Pour faire marcher la MIC, il faut créer un instrument qui ne serait pas directement sous le contrôle de la BoM, placer à sa tête quelqu’un de compétent et dans son comité faire siéger des représentants de toutes les  parties prenantes concernées pour régler les problèmes au cas par cas.

Autre polémique suscitée par le budget la fameuse CSG censée remplacer le NPF et dont on ne sait pas encore comment elle va fonctionner. Votre avis sur cette proposition du ministre des Finances ?

– La CSG est censée venir régler le problème du NPF, mais beaucoup d’actuaires ont fait leurs calculs et déclaré que ce ne sera pas le cas. Il ne faut pas être un expert pour se rendre compte que ce n’est pas en changeant de nom et en apportant quelques petites mesurettes que soudainement la NFP va pouvoir rattraper des déficits se montant àdes dizaines de milliards. Dans ce cas aussi il n’y a pas eu de discussions et concertations avec les parties prenantes, ce qui est la marque de ce gouvernement : il décide, il annonce et il impose sans avoir la légitimité populaire pour le faire.

Auriez-vous tenu ce discours critique si vous aviez obtenu un ticket aux dernières élections ?

– J’ai toujours dit et fait ce que je croyais nécessaire pour le pays, ce qui n’a pas toujours été apprécié par ceux qui détiennent le pouvoir. Comme je vous l’ai dit, le système MSM privilégie ceux qui savent courber l’échine et lécher les bottes, ce qui n’est pas mon cas. C’est pour cette raison aussi que je n’ai pas eu de ticket.

Est-ce qu’il y a eu quand même des mesures prises par le gouvernement qui étaient nécessaires et efficaces ?

– Pratiquement toutes les mesures prises apportent des résultats contre-productifs. L’indécision dans la prise de décision affecte le secteur touristique, le secteur d’importation et même les investisseurs étrangers qui ne peuvent venir à Maurice explorer les possibilités offertes. Tous les opérateurs économiques le disent : l’indécision concernant la réouverture des frontières est en train de ruiner davantage l’économie et empêche les plans à court et moyen termes d’être réalisés. C’est vrai que c’est une décision difficile à prendre, mais il nous faut une certaine visibilité sur l’avenir. Plus nous tardons, plus nous ferons face à des difficultés et nos entreprises vont se retrouver dans des situations qui pourraient générer des crises sociales sans précédent. Déjà, d’après les dernières statistiques, les revenus de plus de la moitié des ménages ont diminué depuis la crise sanitaire. Rien n’a été fait de saillant dans le secteur agricole, alors que des possibilités existent pour atteindre, sinon l’autosuffisance, du moins une certaine sécurité alimentaire. Pas grand-chose n’a été fait pour développer le secteur de la pêche qui non seulement pourrait nous permettre de faire des économies de devises, mais aussi de créer des emplois annexes.

Question de brûlante actualité: selon vous, le Premier ministre et le gouvernement ont-ils fauté dans l’affaire Wakashio ?

– Même des gens du MSM m’ont dit que dans cette affaire « Pravin inn fané ». Il ne faut pas monter sur une montagne pour se rendre compte que Pravind a fauté dans la gestion de l’affaire Wakashio. Les équipements et les compétences disponibles n’ont pas été utilisés. Si Raj Dayal était à l’Environnement, la catastrophe aurait été évitée. Cette affaire illustre le fait dont je vous ai parlé : à Maurice, sous le MSM, le pouvoir est concentré entre les mains d’un petit groupe de personnes pas forcément compétentes. Résultat : les radars de Maurice, qui se targue de devenir un « maritime hub », sont en panne et n’ont pas été réparés ! Mais en même temps le gouvernement dépense Rs 19 milliards pour des caméras de sécurité ! Nous n’avons pas d’argent pour acheter des équipements nécessaires pour le port, mais en même temps nous dépensons Rs 5 milliards pour un stade qui n’est pas utilisé ! Sans oublier le métro, soi-disant express, pour lequel on a dépensé des milliards, mais qui n’est pas rentable. Ce sont des actions, des décisions, des gabegies, des dépenses inconsidérées qui révoltent la population. L’argent dépensé dans ces projets aurait pu être mieux dépensé ou investi dans des secteurs productifs. Il y a un dysfonctionnement parce que toutes les décisions sont centralisées. Il y a un seul petit groupe de personnes pour conseiller celui qui prend les décisions. Il est en plus entouré par des conseillers qui, eux-mêmes, reconnaissent qu’ils ne sont pas des experts tout en donnant des conseils ! Avec ce système, nous devons nous attendre à pire encore. C’est pour cette raison que les Mauriciens commencent à perdre patience, sont frustrés, ressentent un sentiment de ras-le-bol. On n’a jamais vu un gouvernement devenir aussi impopulaire seulement dix mois après son élection. Même des agents du MSM commencent à le dire. Et face à cette colère qui monte, que fait le gouvernement ? La répression contre les internautes, contre les gens qui osent s’exprimer, contre les adversaires politiques, contre tous ceux qui osent élever la voix.

En parlant de ceux qui élèvent la voix, la marche citoyenne de samedi dernier à Port-Louis a fait l’objet d’une campagne  de dénigrement carrément communale sur les réseaux sociaux.

– Cette campagne pour monter les uns contre les autres n’a pas marché. Il est clair qu’on a fait du matraquage, qu’on a voulu décourager et essayer de faire peur. Mais les Mauriciens sont intelligents, ont accès à l’information et ils ne se sont pas laissé intimider par ce gouvernement dont ils n’en peuvent plus.

Mais le gouvernement est en place pour encore quatre ans…

– Si le gouvernement persiste dans la même voie que jusqu’à présent, je lui souhaite bonne chance. Il aura à en subir les conséquences, dans la mesure où il est clair que la population a perdu patience, et que, d’après moi, tout cela va déboucher sur d’autres actions, et il sera de plus en plus difficile au gouvernement de diriger le pays. J’espère que les décisions et les réajustements nécessaires seront pris le plus vite possible pour effacer les mauvaises décisions, pour calmer la population et pour éviter que nous tombions dans une instabilité permanente dans cette période économique incertaine qui peut nous conduire à la ruine du pays. J’espère qu’un sursaut dans l’intérêt supérieur du pays va primer.

Question personnelle : après n’avoir pas obtenu de ticket en 2019, avez-vous abandonné la politique pour retourner au business ?

– Pas du tout. J’observe attentivement l’évolution de la situation politique. Avec une équipe d’anciens ministres et députés, nous avons formé un groupe de réflexion

Est-ce que le nom de ce groupe est un rassemblement de ceux qui n’ont pas obtenu de ticket du MSM aux dernières élections ?

– (Eclat de rire) Pas du tout. C’est un groupe qui veut réfléchir à l’avancement du pays et qui veut contribuer à cet avancement. Même si nous n’avons pas eu de tickets pour diverses raisons, nous avons toujours à cœur l’avenir du pays et voulons contribuer à son avancement, et pas nécessairement en passant par la case candidat aux élections. Je tiens à dire que mon but dans la vie n’est pas d’obtenir un ticket électoral, même si, honnêtement, j’ai été un peu frustré de ne pas en avoir obtenu un en 2019. Pour le moment, nous sommes seulement un groupe de réflexion.

Est-ce qu’on pourrait vous retrouver à l’avenir dans un autre parti politique que le MSM ?

– Je n’ai pris aucune décision dans ce sens. Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai envie de contribuer au développement et au redressement du pays afin de léguer quelque chose de solide aux prochaines générations. D’autant plus que, et je le répète, nous sommes dans une situation extrêmement grave et que nous devons faire appel à toutes les contributions pour redonner l’espoir à la population.

Vu la conjoncture politique, est-ce que vous pensez qu’on pourrait envisager des élections générales anticipées ?

– Dans la conjoncture politique, rien n’est impossible. Je pense qu’un mouvement va sortir de la Marche du 29 août qui sera, à mon avis, un tournant dans l’histoire de l’île Maurice moderne.

Pour rester dans l’actualité, j’ajoute une dernière question à cette rencontre, qui a eu lieu la semaine dernière. Justement quel est votre commentaire sur la marche citoyenne du samedi dernier 29 août, à Port-Louis ?

— Comme je le disais, c’est un tournant dans l’histoire qui montre le ras-le-bol du peuple mauricien contre la manière d’agir du gouvernement. Il faut féliciter la population qui a pris conscience qu’il faut suivre la situation du pays de près et, quand il le faut, faire entendre sa voix et montrer son mécontentement dans le cadre d’une démocratie active. C’est le début d’un mouvement qui va enchaîner sur une série d’autres évènements malheureux qui envenime la situation politique et sociale, comme le naufrage survenu lundi dernier. On dirait qu’un mauvais sort, qu’un « mofine », s’acharne sur le pays depuis quelque temps. Pour moi, nous sommes, comme disent les écrits sacrés, dans une période de Dharma-yuddha, le combat pour le triomphe de la vérité et de la droiture. La manifestation citoyenne du 29 août à Port-Louis était une étape dans ce combat.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -