Sunil Boodhoo (directeur de l’International Trade Division aux AE) : « Sous un angle commercial, le CEPCA est un accord extrêmement important »

Après la conclusion du CECPA, qui entre en vigueur le 1er avril prochain, Le Mauricien a rencontré Sunil Boodhoo, directeur de l’International Trade Division au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. Il fait partie de ceux qui ont suivi l’évolution des négociations depuis le lancement de ce projet, en 2003. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il fait l’historique de cet accord, tout en faisant une projection sur sa mise en œuvre et sur l’avenir du partenariat économique avec l’Inde. Pour lui, le CECPA, sous un angle commercial, « est un accord extrêmement important, aussi bien pour Maurice que pour l’Inde ».

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Le CECPA a été signé cette semaine. Vous avez été associé aux négociations entre Maurice et l’Inde depuis le départ. Pouvez-vous nous faire l’historique de cet accord de partenariat et de coopération économique ?
L’histoire du CECPA a débuté en 2003. À l’époque, nous souhaitions avoir un accord avec l’Inde afin d’ouvrir ce marché aux exportateurs mauriciens. Le Premier ministre d’alors, sir Anerood Jugnauth, avait fait une proposition dans ce sens au gouvernement indien lors d’une visite à Delhi. Le gouvernement indien avait accepté, à condition qu’il y ait une étude conjointe de faisabilité à cet effet.
C’est le gouverneur adjoint de la Banque Centrale d’alors, feu Anil Gajadhur, et le Dr Ashok Lahiri, du National Institute of Public Finance and Policy, en Inde, qui avaient dirigé cette étude. Anil Gajadhur était soutenu par toute une équipe de techniciens à Maurice, dont Assad Buglah et moi-même. L’étude a été complétée en 2004 et a démontré qu’il y avait un grand potentiel de coopération économique entre les deux pays et qu’un Comprehensive Agreement était justifié.
Nous avions, à cette époque, identifié quatre secteurs, à savoir le commerce de biens, le commerce des services, l’investissement et la coopération économique. Le rapport a été avalisé par les deux pays en 2005. À partir de là, des équipes de négociateurs ont été constituées des deux côtés. La partie mauricienne comprenait, entre autres, Guy Wong So, l’ambassadeur Neewoor et plusieurs techniciens. J’étais personnellement responsable du chapitre concernant le commerce des biens, alors qu’Assad Buglah avait pris le commerce des services, et que Patrick Ip, du ministère des Finances, avait la partie consacrée à l’investissement.
D’autres cadres s’étaient joints à nous. Je pense à Bobby Madhub et Mamade Cheeroo, qui sont aujourd’hui décédés, ainsi qu’à Anil Gajadhur, Raj Makoond et Amédée Darga, entre autres. Les négociations étaient très difficiles. Au fur et à mesure des négociations, il y avait des définitions qui risquaient d’avoir un impact sur le traité de non double imposition conclu avec l’Inde. Ce qui avait compliqué les choses. On avait complété la partie concernant le commerce des biens. Toutefois, les discussions ont été interrompues de 2007 à 2008, tenant en compte qu’on n’était pas arrivé à un accord concernant la définition d’un investisseur et d’une Shelf Company.

Les amendements du traité de non-double imposition sont intervenus par la suite…
Tout à fait, il y a eu un autre gouvernement en 2014. Les deux pays ont signé un protocole d’accord en 2016 pour modifier l’Accord de non-double imposition (DTAA), en vertu duquel les plus-values, réalisées par une entité mauricienne, seront imposables en Inde au taux d’imposition national complet à partir de l’exercice 2019-20.
Par la suite, le Premier ministre d’alors, sir Anerood Jugnauth, a insisté sur la nécessité de relancer les négociations lors d’une visite en Inde. Il y a ensuite eu la visite du Premier ministre indien à Maurice suivi de celle de l’actuel Premier ministre, Pravind Jugnauth, en Inde qui est aussi revenu sur cette question.
En septembre 2016, nous avons tout recommencé à zéro. Les négociations devaient s’avérer plus faciles parce qu’il y avait plus les contentieux qui existaient avec l’amendement du DTAA. Il y a eu une nouvelle étude de faisabilité, comme en 2003, qui a été réalisée sous ma direction pour Maurice. Alors que la partie indienne avait été assurée par un Joint Secretary.
Nous avons décidé que l’accord éventuel devrait être encore plus ambitieux que celui effectué en 2003 et devrait aller au-delà des relations bilatérales entre Maurice et l’Inde pour créer un encadrement susceptible de faciliter le développement des partenariats entre Maurice et l’Inde, afin d’explorer les opportunités dans les pays africains, d’autant plus que le pays dispose d’un agenda africain très clair. Des Special Economic Zones sont développées en Afrique. Nous investissons beaucoup en Afrique et avons des accords de gouvernement à gouvernement avec des pays africains. Nous avons déjà des accords de coopération avec l’Afrique, auxquels s’ajoute l’accord de libre-échange au niveau continental.

Parlez-nous donc de ce nouvel accord…
L’accord devait comprendre trois grands chapitres, touchant notamment le commerce des biens, celui des services, et aussi la coopération économique. Toutefois, tout ce qui a trait à l’investissement est couvert par l’Investment Promotion and Protection Agreement (IPPA) et tout ce qui a trait au DTAA n’est pas inclus dans le CECPA.
Par contre, le chapitre concernant le secteur des services couvre également le secteur financier. Le “trade in financial services” comprend des aspects différents de ceux du DTAA. Les négociations ont donc repris. Pour nous, il était important d’ouvrir le marché indien aux produits déjà manufacturés à Maurice, dont le textile, le rhum, la bière, les poissons, les équipements médicaux, entre autres, touchant au total 615 produits.
Le grand problème est que les produits que nous voulons exporter sont des produits sensibles en Inde. C’est ce qui explique que les négociations ont pris beaucoup de temps. Il a fallu par conséquent étudier les produits ligne par ligne. Le sucre par exemple comprend une longue liste de variétés. Il a fallu voir quelles sont les variétés de sucre qui peuvent être vendues en Inde. L’accord final comprend essentiellement des sucres spéciaux, qui, en Inde, sont utilisés surtout dans les Coffee Shops.

Quel quota de sucre a obtenu Maurice ?
Maurice a obtenu un quota de 40 000 tonnes de sucre. Alors qu’il est taxé à 70% en Inde, le sucre mauricien sera taxé à 10% seulement. Prenons l’exemple du rhum, nous pourrons exporter 1,5 million de litres annuellement. La taxe sur le rhum en Inde et de 150%. Nous avons des rhums de très bonne qualité à Maurice et nous venons d’ailleurs de recevoir le 1er prix dans le monde, il y a deux ou trois semaines.

Nous avons réussi à négocier une baisse de cette taxe, qui a été ramenée à 50%, au lieu des 150%. Ce qui nous permet d’avoir un avantage comparatif sur toutes les variétés de rhum importées en Inde en provenance d’autres pays dans le monde. Ce qui veut dire qu’il y aura à payer autour de Rs 1,5 milliard de taxes en moins en Inde.
Nous avons obtenu tout ce que nous voulions, soit 40 000 tonnes de sucres spéciaux, 1,5 million de litres de rhum, 2 millions de litres de bière, taxée à 25% au lieu de 150%, 5 000 litres de vin. Ensuite 7,5 millions de pièces de prêts-à-porter “duty free”. À Maurice, nous fabriquons des vêtements à très haute valeur ajoutée.
En fin de compte, les exportateurs mauriciens peuvent potentiellement exporter pour une valeur de Rs 15 à Rs 20 milliards uniquement au chapitre du commerce des biens. D’ailleurs, lors de la signature de l’accord lundi dernier, le ministre des Affaires étrangères, Subrahmaniam Jaishankar, a expliqué que l’Inde importe de l’étranger pour une valeur de USD 15 milliards les produits que Maurice peut désormais exporter vers la grande péninsule à des tarifs douaniers avantageux.
Imaginez un instant que les exportateurs mauriciens peuvent obtenir seulement une petite partie de ce marché… C’est la raison pour laquelle, lorsque nous regardons le CECPA sous un angle purement commercial, c’est un accord extrêmement important. La mise en œuvre de l’accord débute à partir du 1er avril. Nous comptons non seulement faire le suivi dans la mise en œuvre de l’accord mais également les autorités indiennes sont d’accord pour poursuivre les négociations en vue d’améliorer l’accord. Il est donc toujours possible d’augmenter le quota du sucre spécial, du rhum, etc. D’ailleurs, notre demande est beaucoup plus élevée que ce que nous avons obtenu.

Les exportateurs pourront-ils bénéficier de ces baisses de tarifs immédiatement ?
Pour les produits que je viens de citer, la baisse des tarifs entrera en vigueur dès le 1er avril. Il existe d’autres produits pour une baisse qui s’échelonnera sur une période de sept et huit ans.

Abordons maintenant les facilités introduites pour le secteur de service…
Le secteur des services concerne surtout les réglementations existantes dans un pays et qui peuvent aller jusqu’à interdire les investisseurs étrangers d’entrer. Ce secteur comprend quatre Mode of Supply. Il y a d’abord les services transfrontaliers, ensuite la consommation à l’extérieur, l’investissement et le mouvement des professionnels.
Lors des négociations de l’accord, notre objectif était de nous assurer qu’il n’y ait aucune restriction dans ces quatre Modes of Supply, autant que possible. Prenons le secteur de distribution. Il est très difficile, pour une chaîne de supermarchés par exemple, de s’installer en Inde. Or aujourd’hui, si une chaîne de supermarchés mauricienne souhaite le faire, il le pourra. Le CECPA vise donc à éliminer les entraves à la bonne marche du secteur de service à travers les règlements.
Ce CECPA couvre 11 grands secteurs, dont le secteur financier, le TICS, l’éducation, la distribution et les services professionnels, etc. Il sera désormais plus facile pour un professionnel mauricien d’offrir ses services en Inde comme ce sera plus facile pour un spécialiste indien dans le domaine médical, légal ou comptable d’offrir ses services à Maurice. Pour ce qui concerne le pays, il a été convenu qu’une liste de secteurs, où il y a un manque de spécialiste, sera établie.
Pour développer une économie, il est important d’avoir des ressources humaines. Par exemple, si nous voulons que le secteur des services devienne un pilier de l’économie, il faut en premier lieu s’assurer que nous ayons des professionnels de calibre dans tous les domaines. D’autre part, il sera plus facile pour une banque d’ouvrir des branches en Inde. Ce sera le cas pour les compagnies d’assurances également.
Nous pourrons aussi attirer des Indiens qui s’intéressent non seulement au marché mauricien, mais également au marché régional. C’est là que les synergies deviennent plus importantes, en tenant en compte les accords commerciaux entre Maurice et les autres pays de la région. À ce propos, à chaque fois que nous avions négocié des accords, nous nous sommes assurés que les règles d’origine soient le plus souple possible. Ce qui nous permet de faire davantage de Processing à Maurice, à partir des intrants importés, et exporter les produits finis dans les marchés où nous disposons des facilités d’entrée.

Ces règles d’origine sont-elles valables pour tous les produits ?
Les règles d’origine ne sont pas généralisées. Ainsi, lorsque nous parlons de vêtements, on peut importer des tissus en provenance d’autres pays. Pour la plupart des produits, les règles d’origine s’appliquent pour 35% à 40% des intrants. Un opérateur indien peut réaliser jusqu’à 60% de Processing dans son pays et terminer le produit à Maurice et présenter le produit comme étant « Made in Mauritius ». Ce système vise à attirer les investisseurs à venir à Maurice pour exporter sur d’autres marchés.

Il y a maintenant un chapitre du CECPA consacré à la coopération économique. De quoi en est-il ?
À ce chapitre, 25 secteurs ont été identifiés et nous comptons travailler avec l’Inde pour les développer. Il concerne tous les grands chantiers qui intéressent Maurice, dont les produits pharmaceutiques. Nous savons que l’Inde est un gros producteur des produits pharmaceutiques.
Nous souhaitons donner une nouvelle impulsion aux Petites et moyennes entreprises et au secteur manufacturier, de l’agro-industrie, de l’économie bleue. Il est également question de « fight against financial fraud » à travers une collaboration avec l’Independent Commission Against Corruption, de l’innovation, de l’informatique, etc. Il sera également possible pour l’Inde de créer des Special Economic Zones à Maurice. Des incitations leur seront accordées.

Dans la pratique, comment tout cela sera mis en place ?
La mise en place d’un certain nombre de structures est prévue entre les deux pays pour analyser tous ces secteurs en détail et ensuite, un plan d’action sera mis à exécution. Un Joint Infrastructure Development Fund sera opéré pour le développement des infrastructures, non seulement à Maurice, mais également en Afrique, où nous disposons déjà des Special Economic Zones.
Il nous faudra des capitaux pour mettre en place des infrastructures en Afrique. Nous avons déjà commencé les SEZ au Ghana, au Sénégal. Nos discussions sont en cours pour le développement des SEZ au Kenya ou Madagascar, où les investissements pourraient être réalisés conjointement par Maurice et l’Inde. D’ailleurs, les accords de gouvernement à gouvernement (G to G) que nous avons signés avec les pays africains font provision pour l’apport des investissements étrangers conjointement à Maurice. Nous souhaitons créer une Textile City à Madagascar et avec l’Inde nous souhaitons que cela puisse se faire facilement.

N’y a-t-il pas un risque que nous soyons envahis par les produits indiens ?
La population doit comprendre qu’à Maurice, 95% de nos importations sont “free of tax”. Il ne reste donc que 5%. Nous avons pris la précaution de mettre de côté les produits sensibles, comme le poulet, la peinture, l’huile, le yaourt etc.
Dans ce contexte, nous pouvons limiter le quota de produits importés de manière à ne pas affecter les producteurs mauriciens. Si demain une industrie locale est affectée, nous pouvons déclencher une mesure de sauvegarde.
La production locale ne sera pas affectée et nous ne perdrons pas grand-chose en termes de revenus. Il faut souligner que l’Inde ne conclut pas ce genre d’accord avec tous les pays. D’ailleurs, Maurice est le premier pays africain avec qui un tel accord a été conclu.

Quelle stratégie faut-il adopter pour exploiter au maximum ce type d’accord ?
En termes de stratégie, il est important de développer une synergie entre les principaux acteurs à Maurice. Si chacun tente d’opérer séparément et de faire bande à part sans qu’il y ait une action bien organisée impliquant tout le monde, cela ne vaudra pas la peine.
Il est important que le ministre des Affaires étrangères ainsi que les autres ministères et l’Economic Development Board (EDB) se concertent afin de faire une promotion pertinente et efficace des produits mauriciens en Inde, et de faire la promotion des investissements à Maurice. Toutes ces démarches doivent se faire en partenariat avec les institutions du secteur privé.
Business Mauritius, la Mauritius Chamber of Commerce and Industry, la Mauritius Export Association ainsi que les opérateurs intéressés doivent se rencontrer et établir une feuille de route de manière à bénéficier du CECPA au maximum. Il est bon que l’EBD ait déjà une présence en Inde. Je me demande s’il n’est pas temps d’ouvrir un bureau beaucoup plus conséquent. Il est important de comprendre le marché indien et de prendre contact avec les grands importateurs ainsi que les investisseurs.

En plus du CECPA, ne faudrait-il pas vulgariser l’accord de libre-échange avec la Chine ?
Justement l’EDB organise un séminaire sur la Chine ce lundi. La bonne chose est que ce séminaire réunira les opérateurs du privé. L’intention est d’expliquer en détail le contenu de l’accord conclu avec la Chine. Les opérateurs pourront ainsi parler librement de leurs contraintes et faire des propositions. Ce “brainstorming” devrait déboucher sur une synergie entre les parties prenantes et améliorer nos exportations vers la Chine.
Après la Chine, l’EDB devra faire le même exercice pour l’Inde. Il faut noter que pour la première fois, nous avons accès en même temps aux marchés chinois, africain et indien. Si nous n’arrivons pas à tirer profit des facilités mises à notre disposition, cela voudra dire que nous avons un grand problème.

Où en sommes-nous avec l’accord de libre-échange continental ?
Cet accord n’est pas encore en vigueur complètement. Il nous faut encore négocier quelques éléments concernant les règles d’origine. L’accord entrera en vigueur définitivement en juillet de cette année. Il nous faut comprendre que le processus de démantèlement tarifaire prendra encore quelque temps.
Pour les pays en développement, cela prendra cinq ans. Pour les “least developping countries”, cela en prendra au moins dix. Pour obtenir les premiers résultats, il faudra attendre encore quatre ans. L’important, c’est que le FTA continental a été très bien accueilli, tant sur le plan continental que dans le reste du monde. Tout dépendra de la connectivité sur le plan aérien et maritime.

Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux Mauriciens ?
Nous avons réussi à conclure des accords économiques et commerciaux avec des pays traditionnellement fermés. Nous avons obtenu les meilleures conditions qui peuvent exister dans les plus grands marchés mondiaux. Il faut maintenant définir une stratégie correcte aussi bien pour le commerce que pour l’investissement. Si nous voulons donner une nouvelle impulsion à notre développement économique, il faut mettre en valeur tous ces accords que nous avons signés, parce qu’ils ouvrent des possibilités énormes.

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