Tourisme : Se ressaisir pour éviter la catastrophe

Le secteur touristique est à bout de souffle. Croissance au ralenti, perte de compétitivité par rapport aux principaux concurrents, manque de personnel formé, environnement dégradé, lagon abîmé, plages jonchées d’ordures… La carte postale mauricienne en a pris un coup dans la figure. L’industrie est aujourd’hui à un carrefour. Si elle n’évolue pas, le pire est à venir. Les bons choix doivent être faits afin d’éviter une catastrophe qui pourrait avoir des effets en cascade sur l’économie. Philippe Espitalier-Noël (CEO de Rogers) et Philip Taylor (CEO de Hospitality Plus) ont livré leur analyse de la situation actuelle lors d’une conférence tenue dans le cadre de Hotelworld 2019. Philip Taylor argue que notre modèle touristique est dépassé tandis que Philippe Espitalier-Noël, lui, s’inquiète de l’état lamentable de notre environnement. Si rien n’est fait pour changer les choses, la situation risque d’être dramatique pour le pays, préviennent-ils.

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Philip Taylor, CEO de Hospitality Plus, estime que le modèle touristique actuel n’est plus soutenable dans le temps. Il rappelle que 2007 était la meilleure année pour le secteur touristique en termes de profitabilité. « Les profits sont importants car, sans eux, on ne peut même pas rêver d’un développement durable. » Toutefois, depuis 2007, l’eau a coulé sous les ponts et le secteur « régresse d’année en année », observe Philip Taylor. « Our tourism industry is suffering badly from a latent life-cycle issue. Nous sommes à la traîne par rapport à nos principaux concurrents. Ce qui est grave, c’est que le secteur est lié à l’ensemble de l’économie, et si le tourisme se détériore, cela contaminera l’ensemble de l’économie : compagnies aériennes, voyagistes, magasins, industrie de la construction, transport, logistique, manufacture, commerce, restaurants, hôtels, sécurité, etc., car tout ce que nous faisons est en quelque sorte lié au tourisme. »

Il met en garde également eu égard à la situation mondiale où certains faits pourraient impacter Maurice, citant les grosses enseignes comme Thomas Cook, qui est en “receivership”, alors le géant touristique international TUI, lui, perd de l’argent. « Ces deux compagnies ne peuvent “sustain” leur “business model”. Cela doit nous interpeller car près de 35% de nos arrivées touristiques sont contribuées par ces deux compagnies », dit Philip Taylor.

« Excessive liabilities »

Le CEO d’Hospitality Plus soutient que notre industrie touristique n’est simplement plus soutenable, vu la manière dont elle est structurée. Il cite l’exemple du transporteur national, Air Mauritius, qui est « entièrement contrôlé par le gouvernement ». Il évoque ensuite des boulets que traîne le secteur touristique depuis quelques années, « excessive liabilities, shortage of cash generation, rising interest bearing debt, complex funding structures, shortened product ad service life cycles… », sans oublier la difficulté grandissante de trouver du personnel qualifié localement, un problème maintes fois mis en avant par l’AHRIM ces dernières années. « You must note how soon and how bad the numbers have gone », insiste Philip Taylor.

Evoquant la situation financière des trois plus grands groupes hôteliers mauriciens cotés en Bourse (Sun Ltd, Lux et New Mauritius Hotels), le CEO d’Hospitality Plus parle de « combined and averaged unsustainable trends » pour ces trois groupes. Et son constat sur la période 2007-2018 fait froid dans le dos et devrait nous ouvrir les yeux sur la pertinence de notre modèle touristique actuel : « Average EBITAD margins of three biggest hotel companies has dropped by 38%, profit before tax margins have dropped by 75% over the period under review, debt as a percentage of EBITAD increased by 94% and interest bearing debt has increased by 402%. »

Par ailleurs, le CEO d’Hospitality Plus rappelle que des destinations concurrentes de Maurice, soit les Seychelles et les Maldives, font bien mieux que nous. Pour prouver encore que notre modèle actuel n’est pas soutenable dans le temps, il aborde le volet de l’hébergement hôtelier et para-hôtelier : « Nous avons analysé l’évolution de la croissance des arrivées selon les chiffres de Statistics Mauritius et, selon nos calculs, d’ici 2030, nous devrions avoir 2,1 millions de touristes, 16 904 chambres d’hôtel et 56 000 “alternative rooms”, soit un total de 72 904 chambres. Le taux de remplissage sera théoriquement de 22% », et ce à cause d’une surcapacité de chambres. « Ce ne sont que des analyses qui doivent être affinées, but we may end out with 56 000 alternative rooms by 2030… Our business model is clearly not sustanable. »

« Indiscipline effrayante » dans le pays

Il n’y a pas que le “business model” qui est en souffrance. Avec un environnement dégradé et un lagon abîmé, Maurice a perdu de sa superbe face aux visiteurs étrangers. C’est dire l’importance de l’environnement dans le secteur touristique, et dans l’économie de manière plus large. Philippe Espitalier-Noël, CEO de Rogers, s’inspire des propos de Malcolm de Chazal, datant des années 50′, pour interpeller tout un chacun sur l’urgence de la situation et notre rôle à tous en matière de protection de l’environnement. « Il y a des choses que nous prenons pour acquis. Il faut anticiper et constamment se remettre en question. Le comble, c’est que depuis 1950, Malcolm de Chazal attirait l’attention sur ces sujets et disait qu’il fallait trouver autre chose que la canne à sucre pour faire venir les étrangers et dépenser ici, et ce alors que les vols commerciaux n’avaient même pas commencé. »

Citant Sebastien Bazin, CEO des hôtels Accor, qui soutient que le touriste a besoin de davantage que d’une belle chambre et d’un morceau de plage, Philippe Espitalier-Noël s’insurge : « On a intérêt à réfléchir ! » Et d’ajouter, sans doute à l’adresse de ceux qui ne veulent plus entendre parler de la canne à sucre : « Le jour où la canne à sucre ne sera plus là, on aura un gros problème. Comment allons-nous maintenir notre écosystème ? Nous rendons-nous compte que nous avons déjà une perte de biodiversité incroyable ? Notre faune et notre flore sont sérieusement menacées. Nous avons beaucoup à faire pour protéger notre île. La biodiversité disparaît. On parle de nous-mêmes là. Souvent, on pense que l’état de l’environnement ne concerne que les autres » lance le CEO de Rogers, qui parle aussi d’indiscipline « effrayante » dans le pays par rapport à la protection de l’environnement.

« Urbanisation sans planification »

Abordant le volet du développement infrastructurel, il déplore une « urbanisation sans planification ». Et pour éveiller les consciences, il lance en boutade : « Aujourd’hui, pour trouver une belle photo de Maurice, il faut prendre une carte postale ou aller sur Google. » Notre environnement s’est dégradé et « à ce rythme, nous allons perdre toutes nos plages », dit-il. Le patron de Rogers mentionne également la situation dramatique de notre lagon et de nos coraux. Il insiste sur le fait qu’il faut « “reboiser” la mer » et « déstresser les coraux », qui ont été sérieusement affectés par l’utilisation d’engrais, les plaisanciers, les pêcheurs et autres activités nautiques.

Par ailleurs, avant le coup de chaleur « énorme » vers fin mars-avril cette année, selon des spécialistes, nous avions déjà perdu 75% de nos coraux, qui sont très abîmés, voire morts, dit-il. « Nos coraux ont été sévèrement affectés et peut-être de manière irréversible, mais personne ne s’en soucie ! Personne n’en parle. C’est ahurissant, alors que c’est essentiel pour notre industrie touristique et l’avenir même de notre pays. » Et de poursuivre : « Nous ne sommes pas à l’abri d’ici 40 ou 50 ans d’avoir toutes nos plages sous l’eau. Malheureusement, c’est tellement difficile de toucher les consciences, alors qu’il s’agit d’un enjeu fondamental pour une petite île touristique. »

Il souligne qu’un travail a commencé sur toute la question au sein de Business Mauritius sur des sujets vitaux pour l’avenir du pays, comme la gestion des déchets, l’inclusion et le partage des richesses, la protection du lagon, la “smart” agriculture pour diminuer les pesticides et des moyens d’éviter la « pollution architecturale » dans nos villes. Son message aux compagnies est le suivant : « Sustainable business is good business ! » Et le CEO de Rogers de poursuivre : « Ne suivez pas les autres. N’attendez pas pour agir. La situation est grave, d’autant que Maurice est un petit pays. Agissez ! »

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