Vassen Kauppaymuthoo, ingénieur en environnement : «Le pire est à venir et on ne s’y prépare pas»

Notre premier invité de 2021 est Vassen Kauppaymuthoo, ingénieur en environnement et océanographe. Dans cette interview réalisée jeudi dernier, il analyse les événements de l’année écoulée du point de vue écologique. Mais il met aussi l’accent sur la nécessité pour Maurice de remettre en question son système qui pourrait créer la renaissance économique et sociale indispensable pour faire face à la pandémie et ses conséquences.

- Publicité -

l Au début de l’année dernière et par rapport à ce qui s’était passé en 2019, on pensait que le monde allait vers une prise de conscience forte des problèmes de l’environnement. Un an plus tard, peut-on dire que les espoirs de 2019 ont été réalisés en 2020?
— Ce qui s’est passé sur le plan planétaire en 2019 a quand même provoqué une prise de conscience. L’action de Greta Thunberg, une lycéenne de moins de 18 ans, qui a mobilisé et fait former des groupes à travers le monde, et qui a aussi interpellé les dirigeants de la planète, a provoqué un choc. On a vu, en 2020, comment une petite épidémie pouvait se transformer en pandémie et montrer la vulnérabilité du système économique mondial. Le naufrage du Wakashio a provoqué, à Maurice, une mobilisation sans précédent. On pensait que la population mauricienne dormait ou était en léthargie, mais a constaté qu’en ce quiconcerne certains thèmes, elle sait se rassembler, se faire entendre. Mais aujourd’hui, en ce début d’année, quand on regarde la situation, on dirait que malgré tout ce que je viens de dire, le monde est retourné à la situation du business as usual.

l Est-ce qu’en 2020 le monde ne s’est pas plus focalisé sur le côté risques économiques de la pandémie que sur le menaces qu’elle fait planer sur l’écologie ?
— On a découvert, pendant le confinement, que pour revivre, la nature avait besoin de se reposer. La nature s’équilibre par elle-même, et on le constate, par exemple, dans les grands systèmes océaniques. Quand le plancton se multiplie de façon trop importante, il y a des épidémies virales qui diminuent l’importance de ce plancton.

La pandémie aurait corrigé certains déséquilibres?
— Elle nous a remis un peu à notre place. Nous sommes devenus des humains arrogants, qui se croient au-dessus de tout, plus intelligents que les autres, et qui pensent que la technologie peut aider à tout faire. La pandémie vient nous dire que nous avons beau avoir tout ça, nous n’en faisons pas moins partie d’un grand système qui doit s’équilibrer à un moment ou à un autre, que nous dépassons les limites de ce que la Terre produit, que nous vivons à crédit par rapport à notre capital naturel, mais nous continuons à le faire, que nous sommes en ce qui concerne le climat au bord de la falaise, que la planète se réchauffe, que l’humanité est menacée et qu’en dépit de cela, nous ne prenons pas les mesures correctives nécessaires. Ou si on les prend, on y va très lentement. Comme on a souvent l’habitude de le faire, à Maurice, on se penche sur un aspect d’un problème sans l’étudier dans sa globalité, et surtout, sans regarder comment on doit se transformer pour y faire face. Avec la pandémie, en se concentrant sur son aspect sanitaire, nous avons négligé l’aspect de la remise en question. Dès la fin du confinement, on s’est dit: comment on va faire pour vite retourner à la situation business as usual d’avant la pandémie.

Il n’y a pas eu remise en question, compte tenu de la pandémie?
— Il y a eu un questionnement, une forme de prise de conscience, pas une remise en question fondamentale. On ne pense qu’à faire repartir la machine économique, à essayer de sauver le bateau qui coule en ne se posant pas des questions sur la viabilité de certains secteurs économiques, comme le tourisme.

l Sur le plan mondial, quel a été le point positif pour l’écologie en 2020?
— Il y a eu 7% de réduction de gaz à effet de serre: pas grand-chose, mais un petit acquis; des jeunes qui se sont mobilisés en faveur d’un futur différent, mais attention, cette mobilisation reste souvent dans le monde virtuel, plus pour impressionner sur le moment que dans la durée, alors que nous sommes dans une étape propice, non seulement pour une remise en cause, mais pour une renaissance. On ne peut plus continuer avec le «business as usual» qui consiste, grosso modo, à toujours faire la même chose avec quelques permutations, à maintenir en place la même système.

l Est-ce que, malgré la pandémie, le système est toujours aussi fort et bien organisé?
— Il est en train de se transformer lentement, mais tant que les intérêts économiques seront les mêmes, il n’y aura aucun changement majeur. Pour que le système change, il faut se mobiliser contre. Facebook, c’est bien, ça permet de se défouler, mais il faut surtout faire dans le concret, s’engager dans la vraie vie, pas dans le virtuel. Est-ce qu’on trouvera demain, à Maurice, des jeunes qui descendront dans les rues pour se battre pour une idéologie sans attendre, en contrepartie, une place dans un autobus spéciale route et un briani/bière à la plage après le meeting?

l Ces jeunes ne sont-ils pas le produit du système éducatif qui pousse à ne pas avoir d’idéologie, à ne rien remettre en question et à suivre plutôt?
— Vous avez malheureusement raison. Nous sommes dans un système qui ne pousse pas au questionnement et à la remise en cause, mais à l’acceptation des choses. Par ailleurs, on passe de plus en plus de temps sur les réseaux sociaux où, là aussi, on ne pousse pas à la réflexion, à la remise en cause des théories les plus ridicules, mais à accepter, à croire et même à défendre tout ce qui est posté, même les choses les plus invraisemblables, bref, à faire passer le faux pour le vrai. Sur internet on a des milliards d’informations qu’on n’a pas appris à trier.

l Est-ce que cette masse d’informations sur la Toile que l’on ne sait pas trier est le point noir de l’année écoulée?
— C’en est un. L’être humain ne s’est pas remis en question, car pour le faire, il faut avoir une réflexion pour pouvoir trier les informations. On a tendance à croire, par exemple, qu’avec le vaccin, la pandémie est finie, alors que pour moi, cela ne fait que commencer. On ignore encore la durée de l’immunité des vaccins que l’on commence déjà à administrer. Toutes les statistiques disent que cela peut aller jusqu’en 2025 et au-delà, et que le virus pourrait muter et devenir comme la grippe. Et cet aspect des choses n’est pas considéré: on veut juste savoir quand on va revenir à la situation comme avant. L’OMS alerte sur les risques d’une troisième vague mondiale et cela passe dans les brèves. C’est comme si les gens veulent passer à autre chose.

l Cette attitude ne signifie-t-elle pas que l’on s’est habitués au pire en faisant abstraction de la réalité.
— C’est peut-être un système de défense psychologique de s’enfermer dans une bulle pour essayer de passer à travers l’épreuve. A Maurice on imprime des billets en augmentant la masse monétaire, on vit à crédit. On vit sous sérum, mais la maladie est toujours là. Si l’on n’arrive pas à se remettre en question et à réinventer notre secteur économique et notre secteur touristique, par exemple, comment allons-nous faire face à 2021? On a tendance à cacher, à minimiser, à décaler, plutôt que de faire face à la réalité. Les Mauriciens croient encore au père Noël, pensent que la pandémie n’était qu’une parenthèse et que tout va revenir comme avant, ils n’ont qu’une hâte, que ce soit fini. On ne pose pas l’autre question, fondamentale: et si ce n’était pas fini? S’il fallait nous réinventer pour faire face aux défis, trouver des nouveaux secteurs? On est à côté de la plaque et il faut qu’on soit encore plus mal barrés pour nous en rendre compte. Le Mauricien est assez peureux, conservateur, aime vivre sa petite vie tranquille, mais dans les moments très difficiles, il sait réagir, créer une industrie textile, une industrie touristique. Mais ces dernières années, il a vécu dans trop de confort pour se dire qu’il faut tout remettre en question. On en est encore au stade ou il se dit on va attendre que les frontières soient ouvertes et que le tourisme relance l’économie. Je crois qu’on est dans l’erreur, on vit encore dans le rêve et on n’a pas encore les deux pieds sur terre. Le pire est à venir et on ne s’y prépare pas. Un autre de nos points faibles, c’est que nous sommes encore très divisés en tant que nation. Tout nous divise  la politique, la religion, la communauté, la société. Je pensais que les jeunes seraient beaucoup plus Mauriciens, je suis un peu déçu, même s’il y a eu un grand espoir avec la mobilisation concernant le Wakashio.

l Parlons du Wakashio. Le naufrage nous a révélé que non seulement Maurice n’est pas préparée à ce genre de catastrophe, mais qu’en plus, les autorités dites responsables étaient totalement dépassées.
— Et pourtant, en 2016, il y a seulement quatre ans, on avait eu le naufrage du MV Benita au Souffleur! On n’a pas à Maurice cette vision à long terme qui permet de construire un futur, avec un soubassement très solide, pierre par pierre. Dans l’affaire du Wakashio il y a eu, dans la chaîne des décisions, beaucoup de défaillances. Il faut nous mettre debout et nous comporter comme une nation avec un plan pour le long terme pour assurer notre avenir et ne plus attendre que les autres viennent nous aider. On croit qu’on est «dans bien» et pour longtemps, pour ne pas dire, pour toujours. Tant qu’on n’aura pas pris un grand choc de plein fouet, on n’arrivera pas à construire le mauricianisme.
l Mais il y a eu, quand même, la mobilisation nationale pour nettoyer les plages après le naufrage du Wakashio…
—  C’est vrai. Peut-être que ce mouvement n’a pas été bien canalisé. Mais après cette mobilisation spontanée, les Mauriciens ne sont-ils pas retournés dans leurs coquilles et leur bulles.

l La firme Polyeco a terminé, avec des semaines d’avance, le nettoyage d’une partie des plages du Sud, et son directeur affirme que «l’eau est plus propre qu’avant le naufrage». Les experts écologiques avaient pourtant dit qu’il faudrait dix ans pour que dans cette région la situation revienne à la normale. Se seraient-ils trompés?
— Une catastrophe pétrolière a un impact qui équivaut à une décennie ou plus. La surface est propre, mais le poison est toujours là dans les sédiments, les animaux marins, les plantes, mais il n’est plus visible. La problématique est toujours là et ça va durer des années. Donc, nous devons rester mobilisés et revoir tous les plans de protection et de surveillance de la mer, le fonctionnement des garde-côtes, qui est, pour dire le moins, désuet.

l Vous évoquiez, l’année dernière, la difficulté à faire voter une loi pour les consignes sur les bouteilles en plastique et pour le recyclage des déchets électroniques. Est-ce qu’on a avancé sur ces deux dossiers?
— Je crois que le ministère de L’Environnement a bien avancé, mais il doit fonctionner dans un système économique avec la pression des lobbies, qui est malheureusement encore très fortes. Savez-vous qu’on produit chaque année, à Maurice, 50 millions de bouteilles en plastique et qu’on n’en ramasse que 30 à 40%, et dès qu’on parle de consigne, des embouteilleurs menacent de fermer les usines?

l La conscience environnementale des Mauriciens n’est-elle pas plus forte que les lobbies?
— La conscience environnementale des Mauriciens est encore très faible. Quand on regarde les plages après le week-end, on se demande si on a une bonne conscience environnementale ou de bonnes équipes de nettoyage après? Une majorité de Mauriciens vit encore dans un monde où l’on jette les déchets de construction chez son voisin. On a assez utilisé la sensibilisation, il faut maintenant des méthodes plus répressives par rapport à l’environnement. Les lobbies sont puissants, puisqu’ils financent les partis politiques. Tant qu’on n’aura pas de loi transparente sur le financement des partis politiques, les lobbies vont continuer à imposer leur loi aux gouvernements. Ce système a duré parce que, quelque part, le Mauricien est devenu, comme le politicien, un «rodeur boutte» qui cherche son avantage et choisit en fonction de ce que son vote pourrait lui rapporter personnellement. Cette situation provoque aussi la démotivation des jeunes — les non-rodeur boutte — à s’engager en politique et à prendre la relève.

l Quelle est la solution que vous préconisez?
— Pour moi, tout passe par la remise en cause du système de financement des partis politiques. Il ne suffit pas de se contenter de la déclaration de candidats qui disent avoir dépensé Rs 250 000 pour l’ensemble d’une campagne électorale, alors que le moindre grand meeting avec défilé de voitures coûte plus d’un million! Il faut aussi un discours fédérateur allant dans le sens du mauricianisme, de la nation à construire, pas dans l’encouragement des divisions, des groupes et des lobbies.

l Vous êtes en train de décrire une situation pratiquement impossible à réaliser…
— Je ne crois pas que ce soit impossible. J’ai vu un mouvement dans cette direction avec la manifestation contre la gestion du Wakashio à Port-Louis. Vous allez me dire que rien ne s’est passé par la suite, mais cette manifestation mauricienne et citoyenne a montré qu’un déclic rassembleur est possible et il faut la canaliser et la rendre pérenne. On a eu un sursaut citoyen au moment des élections villageoises…

l Très vite récupéré au moment des élections des Conseils de districts…
— Oui, parce que le système est fort, mais on a eu des signes avec ces élections et la marche à Port-Louis que le Mauricien peut se mobiliser. Il y a des choses qui sont en train de se passer qui vont mener, avec la pandémie et ses conséquences économiques, à cette nécessaire remise en question qui va déboucher sur la renaissance. Un groupe de la population vit dans l’opulence et ignore la réalité. Ils ne savent pas — ou ne veulent pas savoir — ce qui se passe sur le terrain. Les gens qui n’ont plus d’emploi, plus d’espoir et rien à perdre, peuvent être poussés à la criminalité, mais ils peuvent aussi se remettre en question pour construire ensemble l’avenir. Je suis positif sur l’avenir, parce que le Mauricien a su, quand il s’est trouvé face à des situations de crise, réagir et créer le textile, le tourisme. D’autres Mauriciens vont le faire: il faut se battre pour construire notre avenir, puisque de toutes les façons, il n’y a pas d’autre solution.

l Le 15 janvier, la loi sur les sacs en plastique sera appliquée. Est-ce que cette mesure environnementale sera respectée, selon vous?
— En pratique, il faut proposer une alternative, comme des sacs en jute fabriqués à partir de l’aloès qui pousse sur les flancs des montagnes. Il faudra prendre des mesures impopulaires pour appliquer cette loi en sanctionnant par des amendes. Est-ce que c’est la politique politicienne ou le respect de l’environnement qui va l’emporter? On va le savoir rapidement.

l Quelle doit être la priorité de Maurice pour cette nouvelle année sur le plan de la défense de l’environnement?
— Mettre en pratique la recommandation du Secrétaire général des Nations unies: faire la paix avec la nature. Se rendre compte que ce ne sont pas l’argent et le développement qui vont nous protéger par rapport aux changements climatiques, qui auront des répercussions économiques immenses, mais des «nature-based solutions». Les récifs protègent nos plages, pas les murs; les forets nous protègent du réchauffement climatique et de l’érosion, et pendant que je vous parle, je fais face à la Tourelle de Tamarin où, en dépit de la loi qui interdit la construction sur les flancs, cette montagne a été coupée pour les besoins d’un développement immobilier! La priorité des priorités, c’est de laisser la nature se reposer pendant une période donnée, comme on le fait pour la pêche à la senne à Rodrigues. 2021 doit être l’année de la renaissance, de la remise en question, de la reconstruction de Maurice dans le respect de l’environnement.

l Ça, c’est le vœu de l’écologiste, est-ce qu’il coïncide avec celui du décideur politique dit responsable?
— Je sais qu’au ministère de l’Environnement, il y a eu pas mal de rapports faits préconisant des «nature-based solutions». Si demain un investisseur arrive avec beaucoup de devises, dans une période où l’argent est rare, on ne va pas lui donner un permis pour un projet qui risque de causer un dommage à l’environnement? Pour moi, le ministère de l’Environnement va dans la bonne direction, le ministre a compris que l’écologie est une opportunité, mais est-ce qu’il a les mains libres a 100%, je n’en suis pas sûr.

l Terminons cette interview par un sujet qui divise les Mauriciens. Quelle est votre opinion sur la prolifération des chauves-souris qui dévastent les vergers mauriciens en provoquant la ruine des planteurs?
— L’équilibre naturel qui permettait de limiter la population des chauves-souris n’existe plus en raison du manque de cyclones au cours des presque vingt dernières années. Pour moi, l’invasion des chauves-souris est un signe qu’il existe un déséquilibre au niveau écologique à Maurice, mais il y a aussi les signes et il faut rétablir l’équilibre en limitant ces populations. Il faut réguler la population des chauves-souris à Maurice.

l Vous allez vous faire lyncher par les écologistes purs et durs qui n’ont pas d’arbres fruitiers chez eux!
— Il ne faut pas défendre l’écologie seulement avec passion, comme un phénomène de mode qui peut rendre populaire, mais avec une approche scientifique et pragmatique. Parlons des chats et des chiens errants libres , qui sont des animaux qui transportent des maladies. Faut-il, au nom de l’amour pour des animaux, laisser les chiens et les chats errants ou prendre des précautions sanitaires en régulant leur population? Le même raisonnement s’applique aux chauves-souris et aux singes, même si cela fait débat.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -