Alain Laridon : le plus beau cadeau des partis serait qu’ils aillent seuls aux générales »

L’ancien syndicaliste Alain Laridon, qui a connu un passage comme diplomate et qui milite actuellement au sein du Ptr, considère que le plus grand cadeau que les forces politiques pourraient offrir à la population pour les 50 ans de l’indépendance seraient qu’elles se rendent seules aux prochaines élections générales, prévues normalement pour l’année prochaine. Il constate toutefois que l’alternance ne s’est pas bien dessinée et que les partis doivent bâtir dès maintenant une équipe solide capable de former un gouvernement et de diriger le pays. Dans cette interview accordée au Mauricien, il parle longuement de la signification du 1er mai, de la lutte syndicale et du rôle des syndicats dans un contexte mondialisé.

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À quelques jours du 1er mai, comment cette célébration vous interpelle-t-elle ?
Le 1er mai a depuis très longtemps été une date associée aux travailleurs. C’était parfois un mo- ment de réjouissance mais aussi un moment de rassemblements et de manifestations et l’occasion de transmettre aux gouvernements les récriminations des travail- leurs. Aux États-Unis, le 1er mai, appelé aussi May Day, est né dans le sillage d’une vaste mobilisation syndicale de 1917 à 1918 en faveur d’une journée de travail de huit heures. Cela ne s’est pas fait sans difficultés car ce mouvement a donné lieu à des morts. Partant de là, toutes les organisations de travailleurs du monde, sans exception, ont veillé à ce que cette jour- née soit consacrée à la fête du Travail. Au fil des années, dans tous les pays du monde, les travailleurs ont commencé à se rassembler afin de manifester leurs forces pour réclamer des conditions et des salaires décents. Dans plusieurs pays, le 1er mai avait été décrété jour férié avec salaire.

À Maurice, le mouvement des travailleurs a pris forme petit à petit. On observe une tentative d’un certain Willie Moutou de former un syndicat dès 1921. Il voulait lancer la National Trade Union of Mauritius. Sa démarche n’a pas fait long feu. Graduellement, la conscience de classe a fait son chemin. Ainsi, dans les années 1930, les travailleurs ont commencé à se mobiliser. Ce qui a débouché sur la naissance du Parti travailliste le 23 février 1936. À partir de ce moment, on a assisté à la création de plusieurs syndicats. Il y a également eu la création de la Société de bienfaisance des travailleurs de Maurice. Durant cette période, on a vu l’apparition d’hommes politiques comme Curé, Anquetil et Rozemont. Une fédération des travailleurs voit le jour durant la même période. En 1949, Guy Rozemont, après son élection, présente une motion au Conseil pour demander que « this Council is of opinion that the 1st of may be considered a public holiday to allow the sorkers of this colony to have a day’s rest to celebrate labour ideal ».

L’idée de congé public a-t-elle été acceptée facilement ?
Il faut dire que le principe de célébration de la fête du Travail avait fait l’unanimité. Mais le principe de jour férié avait rencontré une certaine opposition de la part des représentants des conservateurs d’alors, en particulier de la part du Dr Arthur De Chazal et de M. Nairac. Il est très intéressant de prendre connaissance de ce débat qui a eu lieu le 29 avril 1949. Rozemont avait alors insisté pour que ce soit un jour de congé payé. «You cannot ask somebody do have a day for him enjoying himself or to do somthing which is of his liking without having his day’s pay in his pocket; the least which should be given to him is a public huliday with pay and my motion is coming to that in order to reach that goal », avait-il dit.

Il a poursuivi en expliquant que le jour férié a été une des principales revendications des travailleurs durant les huit à dix dernières années. « It is an old fact that during eight or years it has been in mass public meetings the expression of opinion of the population that there is an overwhelming desire that thy should be given the 1st of May as a public holiday for their associating themselves with their other comrades throughout the whole world in order to celebrate the ideals of workers. We can say on that day that we are proud to be worker earning our living and causing the prosperity of the country for which we are working. » Il avait insisté pour que ce congé public touche tous les travailleurs du pays, que ce soit pour ceux travaillant pour le gouvernement et ceux travaillant dans l’industrie sucrière. À cette époque, il y avait une différence propre à Maurice entre “public holidays” et “estate holidays”. Il y avait au total 14 “public holidays” pour les employés du gouvernement auxquels s’ajoutaient les “estate holidays”, qui concernaient toutes les fêtes religieuses.

La motion a été soutenue par Sookdeo Bissoondoyal. Il a fait l’historique de la fête du 1er mai à travers le monde. « The 1st of may the world over symbolises and ideal; it at times makes us remember that we do not know what viscissitudes of life can be upon us, what difficuties we shall have for our children and when we listen to the claims of workers we should broaden our mind and understand those claims patiently and sympathetically for who knows whether tomorrow he himself or his children will not have, in the event of an emergency, to be converted into mere workers. » Il cite les cas des familles européennes qui, durant la guerre 1939-45, a dû mendier pour vivre.

Invitant les membres du conseil à voter pour la motion, il a déclaré : « It is a very good opportunity for us all to join our hands and later when the thing has been granted we can join our heads for the good of the community. » Seewoosagur Ramgoolam a soutenu pour sa part que « there is no doupt that our honourable friends will look upon this motion not as a sign of any unwarranted intrusion into the normal affairs of the colony but as a sign of something normal that should really take place in the country and which should work for a better prosperity and better happiness for all of us ». Je cite ces discours pour montrer le niveau des interventions des orateurs et parlementaires de cette époque. Le principe de congé public a été adopté et la teneur de la motion a été traduite dans un texte de loi. Le 1er mai est devenu jour férié à partir de 1950.

Dès le départ, le 1er mai était donc une célébration politico-syndicale…
On ne peut séparer la politique et le 1er mai. Cette fête a toujours été un symbole politique et syndical. Elle était associée à la IIe internationale, qui était caractérisée par les grands rassemblements ouvriers à travers les syndicats et les partis. À Maurice, elle était associée au travaillisme et, après l’indépendance, soit une période durant laquelle les rassemblements étaient interdits, le MMM a organisé son premier “meeting” du 1er mai en 1975, et il a continué à le faire depuis. Aujourd’hui, comme on le sait tous, les partis politiques et les syndicats organisent une manifestation le 1er mai. C’est une journée où tous les ouvriers peuvent partager leurs valeurs et leur participation dans la production.

Vous avez été syndicaliste. Parlez-nous de votre expérience personnelle du 1er mai ?
Mon intérêt pour la politique date de 1970. Je me suis alors familiarisé avec l’histoire de Maurice à travers les commissions de l’histoire, qui permettaient de réfléchir sur l’histoire des ouvriers à Maurice. J’ai commencé à m’engager à partir de 1970. Depuis cette date, j’ai toujours participé à des rassemblements politiques ou syndicaux et aux hommages rendus aux tribuns politiques, tels Curé, Anquetil, Rozemont, Pandit Sahadeo et Dr Jeetoo, à travers des cérémonies de dépôt de gerbes. Il est intéressant de noter que le Dr Jeetoo réservait ses honoraires obtenus durant une journée par semaine pour Emmanuel Anquetil et les travailleurs. Il était un grand travailleur social. Parfois, Emmanuel Anquetil utilisait son bureau pour rencontrer les travailleurs.

Vous êtes également un des fondateurs de la FTU ?
Avant cela, j’ai accompagné d’une certaine manière la General Workers Federation. J’étais dans la périphérie de la grève générale de 1971. J’ai participé à des piquets de grève devant l’UBS. Je rencontrais souvent les leaders syndicaux de la GWF, qui n’étaient pas loin des Casernes. En 1977, aux termes d’une analyse, on s’est rendu compte que certains secteurs, comme l’agroalimentaire, n’étaient pas couverts. La fédération des travailleurs unis a été fondée par des activistes, comme Alan Ganoo et Peter Craig. Nous avons commencé à sensibiliser les travailleurs des industries agroalimentaires et les regrouper au sein de la Fédération des travailleurs unis.

À cette époque, l’exploitation pratiquée par les employeurs hongkongais était inimaginable. Je me souviens avoir participé à une grève de la faim au Jardin de la Compagnie avec Ram Seegoobin, Paul Bérenger et Ramsewak pour amener le gouvernement à reconnaître les syndicats. Nous avons été parties prenantes dans toutes les grandes grèves et manifestations. Nous avons participé à la grande grève des travailleurs de la zone franche en mai 1985. Vous verrez dans les journaux une photo de moi en compagnie de Showkutally Soodhun.

Pensez-vous que la célébration de la fête du Travail a contribué à mobiliser les ouvriers ?
Absolument. Les syndicats sont des foyers de lutte pour la mobilisation des forces du travail vis-à-vis des inspectorats du ministère du Travail et face aux employeurs. Aujourd’hui, il est vrai qu’un mécanisme de conciliation a été institué. Il facilite la résolution des conflits entre employés et employeurs en tenant en compte bien entendu des rapports de force. Les mobilisations pour la fête du Travail ont permis de mieux sensibiliser les travailleurs sur l’importance des syndicats et de manifester la force des travailleurs réunis tant au sein des syndicats qu’au sein des partis politiques.

Quels sont les grands thèmes qui vous viennent en mémoire et qui ont dominé ces rassemblements ?
Parmi les grands thèmes qui ont dominé l’actualité figurent la reconnaissance des syndicats dans différents secteurs de l’économie, la semaine de 40 heures et l’institution du comité tripartite, qui a été introduite en 1977. À travers la reconnaissance syndicale, les travailleurs ont retrouvé leur dignité. Les mobilisations organisées à l’occasion du 1er mai ont contribué à faire avancer la cause des travailleurs. La première mobilisation, organisée en 1937, a mobilisé quelque 30 000 à 37 000 travailleurs au Champ de Mars, même si les travailleurs n’étaient pas rémunérés pour ce jour d’absence.

Aujourd’hui, le 1er mai est essentiellement l’occasion pour des rassemblements politiques…
C’est vrai, mais les données également ont changé. Il y a eu une transformation sociologique à travers le monde. Aujourd’hui, Maurice opère dans un environnement mondialisé. Le monde du travail a connu une transformation importante grâce à la révolution numérique, la robotisation, l’automatisation et l’intelligence artificielle. Nous ne devons pas ignorer ces développements. Il nous faut nous recentrer et nous adapter à la situation nouvelle. Ce sont autant de nouveaux défis que les syndicats et les travailleurs sont appelés à relever.

Quelle est la pertinence de cette célébration aujourd’hui ?
Cette célébration maintient toute sa pertinence en raison des nouveaux défis auxquels les employés sont confrontés dans le cadre de la mondialisation. La défense des droits des travailleurs est une lutte permanente face à toutes les formes d’oppression qui peuvent se développer. Il y a également les législations, qui ne favorisent pas nécessairement les intérêts des employés. Au nom de la productivité, les entreprises parlent de plus en plus de dégraissage. Ce qui amène des licenciements sauvages. Il y a également la fermeture brutale des entreprises sans tenir en compte l’intérêt des travailleurs. Si les revendications salariales et la défense des droits et de la dignité des travailleurs occupent une place importante dans l’agenda des syndicats, ces derniers peuvent s’intéresser à d’autres sujets, comme la hausse des prix, la protection des consommateurs, la privatisation et ses implications, les droits de l’homme, la liberté d’expression, la démocratie, la lutte contre la pauvreté, les effets du changement climatique, l’environnement et les émissions de gaz à effet de serre, qui sont autant de sujets qui affectent la vie quotidienne de la population et, en particulier, des plus faibles et des chômeurs.

Que devrait être le thème de la fête du Travail cette année ?
Je pense que c’est la modernisation de Maurice. Je pense aux États océan, entre autres. Aujourd’hui, tout le monde réclame la modernité. Il s’agit d’être visionnaire.

Que pensez-vous de la présence de travailleurs étrangers à Maurice ?
Il ne faut pas oublier que nous sommes des immigrants à Maurice. Personne ne peut se présenter comme les propriétaires de ce pays. J’ai personnellement un grand respect pour les travailleurs étrangers à Maurice. Il faudrait pousser plus loin l’ouverture du pays en envisageant la possibilité que les travailleurs étrangers qui le souhaitent puissent s’installer dans le pays. Il faut créer les conditions nécessaires pour qu’ils puissent s’intégrer dans la société mauricienne. Il ne faut pas oublier que notre population se rétrécit.

Estimez-vous que le salaire minimum constitue une évolution majeure pour les salariés ?
Certainement. Il faut maintenant mieux le structurer et trouver une formule pour ne pas tuer les petits entrepreneurs et les PME. Il s’agit d’un climat propice nécessaire pour que les petites entreprises puissent créer de l’emploi tout en disposant des moyens pour payer convenablement les travailleurs.

Quelle est votre analyse de la situation politique actuelle ?
Le gouvernement actuel a été élu par la population. Toutefois, ce qui est dommage, c’est qu’il fait le contraire de ce qu’il avait annoncé. Cela pose un problème de confiance vis-à-vis de l’électorat. De plus, le comportement de certains parlementaires à l’Assemblée ne fait pas honneur au pays et transmet une mauvaise image. Ce qui peut décourager certaines personnes à entrer en politique. Il nous revient de convaincre la population que la politique est un art et que tous les politiciens ne sont pas pareils.

Les tractations politiques ont commencé et les questions d’alliance commencent à faire surface. Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est pas facile à dire. La politique a ses raisons que la raison ne connaît pas. La MMM a annoncé qu’il compte se rendre seul aux élections mais en même temps semble hésiter à le faire. Ses options semblent toutefois limitées. Le MSM, qui a démenti toute possibilité d’alliance avec le MMM, mise sur les projets qui ont été lancés par le gouvernement en espérant qu’ils lui permettront de gagner les faveurs de la population lors de leurs réalisations. Il ne serait pas étonnant que les prochaines élections ne soient pas affectées par l’économie et la croissance.

C’est la moralité qui occupera une place importante. Les gens jugeront le gouvernement sur son comportement et tiendront en considération la corruption, les passe-droits, le népotisme, le chômage des jeunes, etc. Il est vrai que l’alternance ne s’est pas encore bien précisée. Le Ptr a remporté les élections partielles, ce qui est un bon coup de sérum. Or, une nouvelle alternance ne se construit pas du jour au lendemain, comme cela avait été le cas en 2014 avec l’Alliance Lepep.

Pour moi, le plus grand cadeau que les forces politiques actives du pays pourraient offrir à notre peuple admirable, alors que nous célébrons cette année le 50e anniversaire de l’indépendance, serait que chacune se présente seule aux élections l’année prochaine. S’il faut une coalition, elle devrait être conclue après les élections sur la base d’un programme bien défini. Personnellement, je serai très mal à l’aise de participer à une élection générale au sein d’une alliance.

Avez-vous pris connaissance des propositions de réformes électorales ?
C’est une réforme à la va-vite. Il faut bien étudier les conséquences. Personnellement, je pense que nous avons le meilleur système électoral de Maurice à ce stade, que ce soit au niveau de l’organisation qu’en ce qui concerne le décompte des voix. Les pays du Sud peuvent apprendre de nous. Nous pouvons agir comme un consultant dans ce domaine à Maurice.

Vous avez été ambassadeur de Maurice au Mozambique. Que pensez-vous de la stratégie africaine de Maurice ?
On parle de stratégie africaine mais nous constatons que Maurice ne dispose que de trois chancelleries, soit à Pretoria, à Maputo et à Addis-Abeba. Si nous sommes sérieux, alors il serait temps de revoir cette politique. C’est vrai que l’Afrique représente l’avenir si nous observons les changements en cour sur le continent, mais Maurice doit mettre les ressources humaines adéquates pour faire avancer sa stratégie avec une diplomatie plus agressive et une meilleure présence diplomatique, que ce soit en Afrique anglophone, francophone ou lusophone.

Vous êtes également proche des Sahraouis…
Je me souviens que, lors de la conférence de l’Organisation de l’unité africaine à Maurice en 1976, le Maroc avait protesté contre la présence des Sahraouis. SSR et sir Harold Water, qui avaient insisté sur la présence des Sarahouis, avaient convaincu les Algériens de prendre les délégués dans leurs délégations sahraouies. Maurice est un des premiers pays à reconnaître la République Sahraouie. Il est intéressant de noter le Maroc n’a pas bousculé les Sahraouis à son retour au sein de l’Union africaine. Le Front Polisario continue de mener une lutte en faveur de l’indépendance.

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