André Espitalier-Noël : « L’industrie locale mérite beaucoup plus de considération »

André Espitalier-Noël, Managing Director de Moroil, parle dans l’interview qui suit des difficultés de son entreprise à évoluer dans les conditions de marché actuelles. Il met en garde contre l’invasion des produits égyptiens et de ses effets pervers sur notre économie et nos emplois. « La concurrence est déloyale », dit-il. Il réitère son souhait pour que le gouvernement rétablisse un “level playing field”, en intervenant notamment au niveau du COMESA.

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L’industrie locale est en proie à des difficultés. Quelle est la situation chez Moroil ?

Moroil a été créé il y a 50 ans pour remplacer les produits importés et pour donner de l’emploi aux Mauriciens. Aujourd’hui, nous sommes fiers de ce que nous avons accompli et de notre contribution au développement du pays. Depuis quelques années, nous faisons face à une concurrence que nous trouvons déloyale de la part des produits importés, et ce alors que nous garantissons le travail de centaines de Mauriciens. Cette invasion de produits importés a commencé depuis 2015. La plupart des huiles importées aujourd’hui viennent d’Égypte, à travers les facilités sous le COMESA. À l’époque, les importations d’Égypte représentaient 60% des importations d’huile. Aujourd’hui, l’Égypte représente 98% des importations et environ 13 millions de litres sont importés par an dans ce pays, ce qui est énorme. Cela a directement un impact sur nous.

Le marché local représente combien de litres ?

On estime que c’est environ 25 à 27 millions de litres. À Moroil, nous avons la capacité de fournir la totalité des besoins du marché local mais il y a d’autres raffineries dans le pays. Moroil n’est pas le seul raffineur de Maurice. Nous ne sommes pas contre la concurrence mais lorsqu’elle devient déloyale, cela ne peut continuer. Il faut savoir qu’en Égypte, ils ont énormément d’incitations, de subsides, ce qui fait qu’ils arrivent sur le marché ici à des prix anormalement bas. Nous avons fait des enquêtes et des représentations auprès des autorités locales et nous leur avons mis en garde que, si cela continue ainsi, notre département raffinage ne sera plus viable. On a beau essayer d’améliorer les “process” et tout le système de production, cela ne peut remplacer les subsides et les incitations que les autorités égyptiennes donnent à leurs producteurs. Nous voulons défendre l’emploi mauricien, mais nous nageons à contre-courant. J’ai moi-même toujours travaillé dans l’industrie et je suis un fervent défenseur de l’industrie locale. Aujourd’hui, après cinquante ans de bons et loyaux services, nous demandons une reconnaissance et une protection. Oui, une protection et il ne faut pas avoir peur de dire ce mot.

Une protection sous quelle forme ?

Il y a beaucoup de possibilités. Il faut déjà regarder à travers le COMESA, dont font partie Maurice et l’Égypte car c’est à travers le COMESA que nous sommes affectés actuellement. S’il y a “surge” des importations et s’il y a une “unfair competition”, il y a des règles dans le système du COMESA qui disent que le gouvernement doit pouvoir mettre une “safeguard measure”, sous forme de taxe à l’importation. Cette taxe viendrait en quelque sorte rééquilibrer le jeu. Actuellement, les règles du jeu ne sont pas équitables. Les Égyptiens ont un rabais de 50% sur leur fret maritime, c’est énorme ! Ils achètent de l’huile en Égypte à travers la General Authority for Supply Commodities (GASC), l’équivalent de la STC à Maurice, qui elle-même achète de l’huile en gros et la redistribue pour être revendue à des prix intéressants. Et maintenant, vu le volume d’exportation, ils ont découvert un marché niche; ils transforment les graines en huile brute. Ils ont commencé à importer des graines et à développer des unités pour les broyer. Ainsi, ils bénéficient d’un changement de HS Code qui fait qu’ils sont éligibles à l’exemption de taxe à travers le COMESA. Vu tous ces avantages de l’Égypte, Maurice ne peut plus être compétitive dans ce secteur. C’est impossible. J’entends dire également que Madagascar serait dans la même tourmente puisque le marché malgache est envahi par les produits égyptiens, ce qui pose problème. Donc, jusqu’où accepterons-nous de donner à manger aux Égyptiens ? Il faut un “level-playing field”.

Concrètement, comment cette concurrence déloyale vous affecte-t-elle ?

Notre profitabilité a chuté. Il n’y a qu’à voir les chiffres dans notre rapport annuel. C’est clair que la profitabilité du segment huile a chuté drastiquement. Notre chance, c’est d’avoir diversifié nos opérations. Nous avons quatre pôles d’activité, l’unité de raffinage qui vend de l’huile raffinée, la revente d’huile brute à des industriels en particulier, l’importation d’huiles d’olive, de produits Lesieur et de tomates pelées et le quatrième pôle consiste en nos investissements effectués ces dernières années dans d’autres business, comme Metal Can Manufacturers, Proton Ltd, Pharmalab et Plastic Industries. Nous résistons parce que nous croyons dans l’emploi mauricien. Maurice doit certainement passer à un niveau de vie plus élevé; mais il y a toujours une frange de la population qui malheureusement ne sait ni lire ni écrire. Dans notre unité de production, nous en avons beaucoup. Ils ont appris sur le tas et si demain ils se retrouvent à la rue, ils ne sauront pas où aller. Et nous n’allons pas faire des chômeurs mais des voleurs parce qu’ils ne pourront vivre de rien. Heureusement, nous n’en sommes pas encore là. Nous sommes encore en territoire positif mais notre “core business”, c’est notre raffinerie et c’est le département qui emploie le plus de Mauriciens. C’est cette activité que nous devons sauver.

La raffinerie représente quelle proportion de vos emplois ?

Presque 70%. Si demain il n’y a plus de raffinerie, ces pères de famille perdront leur travail. Pendant cinquante ans d’existence, Moroil a toujours pleinement joué son rôle de partenaire des autorités, et ce tant en termes de qualité mais aussi de prix. Savez-vous que Moroil n’a jamais fait plus de 2% de marge sur l’huile raffinée ? Certains trouvent cela ridicule mais nous avons toujours opéré ainsi. Aujourd’hui, les prix ne sont plus contrôlés comme avant mais nous avons gardé le même système de travail et opérons en toute transparence. Nous n’avons rien à cacher et jouons carte sur table. Nous sommes là pour défendre l’industrie locale et l’emploi du Mauricien et c’est pour cela que nous nous battons.

Quand vous voyez les licenciements autour de vous, comment réagissez-vous ? Certains observateurs tirent la sonnette d’alarme en disant que l’économie va mal. Êtes-vous du même avis ?

Je suis triste car je considère que le secteur manufacturier n’a pas été suffisamment pris en compte. Je ne parle pas de textile mais des Domestic Oriented Enterprises. De mon point de vue, ce secteur mérite beaucoup plus de considération, vu le nombre d’emplois qu’il génère. Et je le répète, il ne faut pas avoir peur de parler de protection. Nous sommes minuscules au milieu de l’océan contrairement aux Égyptiens, aux Sud-africains ou aux Américains, qui ont un marché énorme à portée de main alors que, nous, nous devons traverser l’océan pour atteindre ces marchés. On a beau nous dire de développer nos exportations mais tant que notre base locale n’est pas solide, comment allons-nous exporter ? Je ne peux laisser ma base locale s’effondrer et prétendre vouloir exporter, c’est impossible. Il faut que nous soyons solides localement pour pouvoir exporter.

Je pense que nous devons viser le développement régional et c’est là où les autorités peuvent aussi nous aider : à créer des partenariats avec les pays de la région, mis à part le COMESA, la SADC et autres accords bilatéraux dans lesquels le pays s’est engagé. Mais quand il y a concurrence déloyale, il faut pouvoir dire “stop”, là il y a “injury”, etc. Il faut arrêter l’hémorragie.

Vous exportez vers quels pays ?

Nous exportons très peu, principalement vers Madagascar. Nous avons aussi envoyé quelques conteneurs aux Seychelles. Le problème, c’est que l’Égypte est en train d’envahir toute la région. Au vu de tout cela, il faut réellement prendre compte du secteur manufacturier. Il y a une absence de “level playing field”. Il faut rétablir l’équilibre car, valeur du jour, nous ne pouvons lutter et ne pouvons comparer nos économies. L’Égypte dispose d’une puissante force de frappe avec des incitations et un salaire minimum à USD 68, donc nous devons trouver des solutions pour arrêter l’hémorragie et rétablir un “level playing field” afin de protéger les emplois mauriciens.

À défaut de créer des emplois, on a l’impression que la préservation de l’emploi en elle-même est un gros challenge pour les industriels dans le présent contexte ?

Vous avez raison, nous nous battons sans cesse pour cela. Nous ne parlons que de cela dans nos multiples représentations aux autorités. C’est vrai que, politiquement parlant, c’est difficile de venir dire qu’on mettra 10% de taxe sur tel ou tel produit importé à quelques mois des élections mais ce sont les règles du jeu du COMESA ! Celles-ci nous donnent le droit de le faire si nous sommes lésés comme je vous l’ai expliqué. C’est tout aussi difficile de mettre 150 personnes à la porte. Ça fait mal qu’on laisse ces problèmes perdurer. En tant que Mauriciens, nous sommes tristes.

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