Bernard Reber : « Le grand débat a permis de démocratiser la démocratie »

Nous allons, ce dimanche, mettre de côté les JIOI sept étoiles, les dénonciations de Macarena ou d’escroc intellectuel du siècle et les défis pour les prochaines élections générales pour parler de débat démocratique avec Bernard Reber. Citoyen suisse vivant en France, Bernard Reber a été séminariste et journaliste et a séjourné à Maurice pendant deux ans. Après ses études de théologie et de sciences politiques et économiques, il a occupé un poste de théologien laïque à l’école polytechnique de Lausanne où il s’est intéressé à l’éthique des nouvelles technologies, puis est entré au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), en France, comme directeur. Au CNRS, il s’est intéressé aux formes de discussions plus ou moins civilisées à mettre en place pour faire avancer le débat citoyen. De ce fait, Bernard Reber s’est particulièrement intéressé au grand débat citoyen organisé par le gouvernement français, dont il nous propose son analyse dans l’interview qui suit.

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Qui organise le débat citoyen et pour qui ? Quelle en est la légitimité ?
– Très souvent, ce sont des universités, des ONG très progressistes et aussi, en Europe, des offices d’évaluation scientifiques et technologiques destinés à aider les parlementaires qui organisent ce genre de débat. Il consiste à proposer des informations non biaisées, qui présentent le pour et le contre, les difficultés et les bonnes perspectives de la mise en place d’un projet de la façon la plus neutre possible. On constitue un panel qui doit se mettre d’accord sur les grandes questions découlant des informations sur le sujet.

On permet aux participants de découvrir et de comprendre le sujet, notamment en interrogeant des experts dans des conférences ou des tables rondes, et terminer par des propositions.

Comment faire pour que les informations destinées à alimenter ces débats soient sérieuses et ne proviennent pas de lobbies prêts à vendre telle ou telle technologie en utilisant de la communication ciblée ?
– Il y a, effectivement, une certaine méfiance envers les experts. Cela vient du fait de la prise de position partisane de certains d’entre eux dans des débats. Il faut avoir recours à des experts crédibles qui ne soient pas impliqués de façon partisane dans le débat et ne soient pas en position de conflit d’intérêts. Le premier grand débat de ce genre a eu lieu au cours des années 1980 en France sur l’OGM, après des actions spectaculaires des militants anti-OGM. Le gouvernement français a été obligé d’arbitrer et il a organisé un débat avec les experts, mais aussi avec des citoyens à l’Assemblée nationale.

Et tout cela avait abouti à quoi ?
– Les participants rédigent, après des heures de discussions, un rapport en commun qui contient des préconisations, qui doit être présenté lors d’une conférence de presse.

Et que fait-on de ce rapport final ?
– Un rapport de ce genre, qui est toujours très perfectible, cela sert toujours à inspirer et à informer les politiques avant leur prise de décision lors d’un vote. Une année après la première conférence citoyenne en France, celle sur les OGM, des scientifiques et des chercheurs sont allés interviewer des parlementaires pour leur demander ce qu’ils en avaient retenu, ce qu’ils en avaient pensé. Tenez-vous bien : tous les parlementaires interrogés ne savaient pas qu’une conférence de citoyens avait été organisée à l’Assemblée nationale.

Certains, très conservateurs, pensaient que le débat devait avoir lieu entre les parlementaires qui sont les représentants du peuple et non avec les citoyens dont la seule expression démocratique au débat, selon eux, est de voter pour des élections.

On dirait que depuis, les idées sur la participation des citoyens au débat a évolué positivement si l’on se rapporte au grand débat qui vient d’être organisé en France.
Et comment ! Même avant les dernières élections en France, pratiquement tous les grands partis — à l’exception du FN — ont organisé des débats pour demander à leurs partisans de choisir leurs candidats à la présidentielle, à partir de leurs programmes respectifs. Aujourd’hui, en France, plus personne ne peut ignorer le fait que les citoyens veulent et peuvent participer au débat, même si certains scientifiques sont septiques par rapport au désir des citoyens de participer réellement au débat national. Après le grand débat, qu’il avait lui-même organisé, le gouvernement ne pouvait pas dire, comme les parlementaires des années 1980, qu’il ne savait pas ce que les citoyens veulent. Aujourd’hui, après le grand débat national en France, nous avons eu une expérience hors norme qui n’a jamais eu lieu dans une des démocraties du monde. Il s’agissait de permettre au maximum des 60 millions de citoyens français de participer à ce grand débat national par rapport aux quatre grandes questions proposées par le gouvernement sur une plate-forme internet gérée par la mission du grand débat, composée d’une trentaine de hauts fonctionnaires et de leurs équipes.

Je voudrais quand même souligner que si le gouvernement français a organisé le grand débat, c’était, après beaucoup de réticences et de tergiversations, pour répondre à une demande exprimée par les Gilets jaunes et reprise par les citoyens.
C’est vrai, mais c’est le gouvernement qui a organisé le débat en posant quatre grandes questions : la transition écologique, la fiscalité, la réforme de l’Etat et, finalement, citoyenneté et démocratie. Les citoyens pouvaient répondre à un questionnaire très court et/ou ajouter leurs commentaires sur les sujets. Après la crise des Gilets jaunes, les maires sont revenus à une pratique un peu abandonnée : le cahier des doléances de leurs administrés où ces derniers peuvent exprimer des doléances, faire des critiques ou des propositions. Tous les cahiers de doléances ont été scannés ainsi que les propositions libres, faites parfois des courriers de plus de deux cents pages envoyés par des généraux, des énarques, mais aussi des citoyens lambda qui voulaient s’exprimer. Il y a eu des millions d’envois. Il y a eu ensuite des réunions d’initiatives locales aux quatre coins de la France sur les quatre questions : il y a eu, en un mois, plus de 10, 000 débats de ce type en France. C’est faramineux ! A titre de comparaison, l’Union européenne a organisé, l’an passé, un débat sur l’avenir de l’Europe dans tous les pays européens qui n’a eu que mille séances ! Après chaque débat, ses organisateurs et ses participants ont eu le loisir d’organiser la suite par des publications, par d’autres débats.

Effectivement c’était faramineux ces centaines de milliers de débats citoyens à travers la France. Mais ils ont débouché sur quoi ? Est-ce que l’organisation du grand débat n’était pas un moyen pour le gouvernement français de dire aux citoyens en colère : dites ce que vous voulez dire, défoulez-vous et rentrez chez vous ?
Avant de répondre à la dernière question, il faut dire que l’organisation de ce grand débat, qui a donné un matériau extraordinaire aux chercheurs, a démontré une chose inouïe : que des gens qui ne se connaissaient pas, venant d’horizons divers, et avec des idées différentes, ont accepté de se parler et de s’écouter pendant une, deux et parfois plusieurs heures sur questions difficiles à aborder : la morale, la religion, la politique. Que l’on accepte de parler publiquement sur des sujets qui d’ordinaire fâchent, c’est déjà excellent.

Les gens se sont exprimés, parfois de façon très individualiste. Ceux qu’on n’entend jamais et au nom de qui on parle tout le temps se sont emparés de la parole. Ceux qui croyaient qu’ils ne savaient pas s’exprimer se sont rendu compte du contraire, qu’ils pouvaient décrire leur problème et leur contexte et montrer la situation dans laquelle ils vivent et comment ils veulent la changer en mieux, avec bien entendu des contradictions, des dérapages, une méconnaissance des enjeux géopolitiques et économiques qui font que tout n’est pas possible et qu’avant de revendiquer, il faut s’informer du contexte, des possibilités, de ce qu’on ne pourra pas faire, malgré toute la bonne volonté. C’est tout ça, le grand débat national citoyen qui a eu lieu en France et je le redis, c’était une grande première dans l’expression de la démocratie participative.

Moi, j’ai surtout retenu, grâce aux télévisions françaises, le président de la République faisant des marathons verbaux devant des salles remplies.
Le fait que le président de la République française se soit exprimé dans des débats extrêmement médiatisés n’était qu’une partie, qu’une annexe du grand débat national. L’essentiel était de dire aux citoyens français : saisissez-vous de l’occasion pour vous exprimer, vous faire entendre sur ce qui vous préoccupe. Il y a eu des réunions d’initiative locale, ensuite un deuxième niveau de débats où le président n’est pas intervenu, c’est-à-dire des réunions dans toutes les régions de France et de l’Outremer.

Avec des gens tirés au sort sur une des quatre grandes questions pour finir sur un classement des solutions proposées soumis au gouvernement et à tous ceux qui ont suivi le grand débat pour dire : voilà ce que pensent les gens et voilà quels sont les sujets qu’ils estiment prioritaires. Le problème est qu’il aurait fallu beaucoup plus de temps pour que les chercheurs puissent travailler sur les propositions, une année au moins au lieu de quelques mois.

Compte tenu de ce manque de temps, peut-on dire que le processus mis sur pied pour organiser le grand débat était incomplet ?
Je dirais que les chercheurs n’ont pas encore eu la possibilité d’extraire des choses beaucoup plus signifiantes par rapport à la masse d’informations recueillies. Plus de deux millions de personnes se sont exprimées sur le site du grand débat et avec le peu de temps dont ils disposaient, les informaticiens n’ont pas pu aller au-delà des quatre grands sujets.

Il serait beaucoup plus intéressant de pouvoir creuser davantage dans la masse des envois pour déterminer ce qui qui fait consensus, sur la base de quoi, dans quel contexte et comment tout cela s’exprime. Quelqu’un de bien informé, et concerné par le sujet m’a dit : C’est un miracle qu’avec un débat qui n’avait pas de but, pas vraiment de structures organisationnelles, avec des gens très sceptiques qui disent qu’ils n’ont pas confiance et n’ont rien à faire avec la politique, on ait eu une participation aussi élevée. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle les gens préfèrent voter, plutôt que de savoir comment la politique fonctionne, les gens se sont intéressés à la question et se sont informés pour pouvoir participer au débat sur la complexité de la prise de décision politique et de la nécessité du compromis pour faire avancer les choses. Ils sont appris à dire ce qu’ils pensaient, mais aussi à comprendre les limites de leur réflexion, la nécessité d’écouter les autres, de dialoguer et de faire des compromis qui ne sont pas des compromissions.

Donc, le grand débat a montré au citoyen français comment pratiquer la politique dans le sens noble du terme ?
Oui, on peut dire ça. On peut également dire que le grand débat a permis de mieux comprendre, de se familiariser à la démocratie participative. J’en viens maintenant à vos questions à qui ça a servi et s’il n’y a eu d’instrmentalisation pour calmer les gens. Si le grand débat a été organisé pour calmer les Gilets jaunes, cela n’a pas eu de prise sur les plus acharnés d’entre eux. D’autres étaient contre le grand débat. Certains sont pour le grand débat, mais ils n’avaient pas les moyens de leurs ambitions.

Peut-on dire que le grand débat national a montré que le citoyen a besoin de s’exprimer politiquement et pas uniquement lors des élections et que la crise des Gilets jaunes a été le déclencheur de ce besoin ?
Ce besoin date de bien avant la crise des Gilets jaunes. Cela fait bien longtemps, en France, que des citoyens sont intéressés à participer au débat politique et c’est une excellente nouvelle par rapport à ce qu’on appelle aujourd’hui la citoyenneté critique. C’est-à-dire une critique dans le sens de la défiance du citoyen qui ne croit plus du tout dans la représentation politique traditionnelle et se laisse convaincre par les thèses populistes très simplistes, qui sont une menace pour la démocratie.

Il y a eu, sans doute, une volonté de dire, au lieu de crier dans la rue et de bloquer les ronds-points : Venez dire ce que vous avez à dire de manière civilisé dans le cadre d’un débat. Personne ne le conteste. Mais le grand débat a aussi montré tous les problèmes que la participation au débat peut poser.

Ce grand débat a montré le souhait du citoyen d’une démocratie participative, mais en même temps les limites de ce mode d’expression.
– Oui. Il y a des pas de géants à faire pour passer d’une démocratie participative sans but et, si je puis dire, très molle, à une démocratie délibérative. C’est-à-dire, comment, par la délibération, on est capable d’avancer avec des gens qui n’ont pas du tout la même idéologie, les mêmes intérêts et les mêmes solutions. La délibération est une sorte de réflexion pour dire qu’il faut délibérer, argumenter, justifier sur des positions.

Vous êtes en train de me raconter l’émerveillement du scientifique face au mécanisme du grand débat, mais le citoyen lambda, qu’en a-t-il retenu ? Qu’est-ce que le grand débat lui a apporté ?
– Cela dépend qui est ce citoyen lambda. Si c’est un citoyen qui a participé aux premières réunions, c’est une personne qui sera contente et satisfaite. Ce sera également le cas pour celles qui ont participé à plusieurs réunions et ont demandé qu’on n’en reste pas là et qu’on organise des débats sur d’autres sujets touchant à la vie collective. Dans d’autres régions, les gens ont pris goût à la discussion, au fait de participer au débat régional et ils ont décidé de dresser des listes pour les prochaines élections.

Mais la majorité des Français n’a vu que la petite partie du grand débat avec la performance d’Emmanuel Macron. Je dis performance parce que je ne connais pas beaucoup de chefs d’Etat qui ont accepté d’écouter, pendant des heures, des questions du public, des questions pas toujours faciles, et ensuite de leur répondre. Après, ce qu’il va faire de tout ça, c’est tout un travail. J’en conclus après l’avoir écouté qu’il a reconnu qu’il devait changer de méthode.

C’est en quelque sorte la grande leçon tirée de ce grand débat. Autant, après son élection, il voulait aller très vite et gouverner par ordonnances, autant maintenant il reconnaît qu’il faut écouter et retenir ce qui a été dit lors du grand débat. Le gouvernement a voulu continuer dans la ligne du grand débat en créant une convention avec 150 citoyens tirés au sort, sous le contrôle du Conseil économique et environnemental, un organisme du Parlement, sur la question de la transition écologique.

En quelque sorte, on revient à la case départ, puisque la crise a commencé avec la hausse du prix du diesel décidée par le gouvernement pour l’environnement. Le grand débat à souligné l’inquiétude des Français qui savent que si l’on ne fait rien pour l’environnement, on va droit dans le mur. Le grand débat a appris, en tout cas à ceux qui y ont participé, à expliquer leurs points de vue, à les articuler et à les exposer à la contradiction, ce qui autrement dit est d’apprendre à faire de la politique dans le sens premier du terme, d’en être un acteur au lieu d’en être le spectateur qui se contente de glisser son bulletin de vote dans l’urne.

En quelque sorte, de démocratiser la démocratie. Les électeurs ne sont pas simplement là pour voter, mais pour apprécier les problèmes et, éventuellement, sont prêts à se confronter, à passer des compromis avec les autres, ceux qui ne pensent pas comme eux, ce qui leur fait devenir plus modestes par rapport à leurs exigences et plus critiques, parce qu’aujourd’hui, un des plus gros problèmes est celui de la fausse vérité. Il y a des élus qui ont très bien compris qu’il vaut mieux des solutions simplistes, simplettes, détourner les vrais problèmes, faire disparaître la complexité, supprimer le pluralisme.

Le grand débat nous a donné une expérience grandeur nature des problèmes que nous aurons à affronter si nous voulons plus de démocratie et vraiment de la participation. La politique est un exercice très compliqué, encore plus compliqué dans une démocratie qui est une machine à décevoir, parce qu’elle passe par l’autocritique.

Finalement est-ce que vous pensez que la démocratie participative, telle qu’elle se pratique en France, pourrait l’être à Maurice ?
– Si la démocratique participative, telle qu’elle existe en France était pratiquée à Maurice, on ne pourrait pas construire les voies ferrées comme on est en train de le faire aujourd’hui. En France, a été créée depuis 2005 la Commission nationale du débat public, une institution qui fait obligation au maître d’ouvrage qui construit une grosse infrastructure d’organiser des débats publics avec les personnes qui sont directement concernées pour qu’elles puissent donner leur avis.

Ces débats contradictoires doivent être organisés entre des experts et des citoyens pour expliquer tous les détails du projet à toutes les personnes concernées et susceptibles d’être affectées. Dans une démocratie respectable et moderne, marquée par des choix technologiques qui sont irréversibles — les arbres coupés de la rue Vandermeersch, à Rose Hill, par exemple —, les citoyens doivent avoir leur mot à dire sur ce qui peut affecter leur quotidien.

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