Cassam Uteem : “ J’accorde à Pravind Jugnauth le bénéfice du doute ”

Notre invité de ce dimanche post-électoral est l’ancien Président de la République Cassam Uteem. Au cours de l’interview qu’il nous a accordée, jeudi après midi, Cassam Uteem nous livre son analyse des élections et dit souhaiter que, comme il l’a déclaré, Pravind Jugnauth se comporte comme le Premier ministre de tous les Mauriciens. Pas comme celui de son électorat.

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Sans vous demander d’être — comme beaucoup ces jours-ci — « wise after the event », vous attendiez-vous aux résultats des dernières élections générales ?

Je n’avais pas prévu les résultats obtenus, mais j’avais envisagé la possibilité que le MSM puisse remporter les élections, tout comme le PTr d’ailleurs. Je pensais qu’aucune des deux grandes alliances n’allait obtenir une majorité suffisante pour gouverner et que l’apport du MMM serait nécessaire, qu’il allait être le joker. Tout laissait croire que nous allions dans cette direction, surtout après les derniers grands meetings qui laissaient espérer la montée d’une grande vague.

Par conséquent, le MMM n’a pas réussi à renaître de ses cendres électorales de 2014…

Il a fait un bien meilleur score qu’à la partielle de Quatre-Bornes, passant d’environ 14% à environ 20%, mais ce n’était pas suffisant, surtout à cause de notre système électoral.

Il est vrai que ce système électoral a de quoi surprendre. On vous cite le cas des trois anciens ministres Daureeawoo, Husnoo et Toussaint, nettement rejetés par les électeurs et qui, grâce à ce fameux système sont non seulement “repêchés”, mais en en plus sont renommés ministres. C’est un déni de la volonté des électeurs des trois circonscriptions concernées !

Ce système ne date pas d’aujourd’hui. En 1967, le leader du Comité d’Action Musulman, sir Razack Mohamed, un des principaux acteurs de la lutte pour l’indépendance, perd les élections. Mais il rentre au Parlement comme best loser, est nommé ministre et No 3 du gouvernement, grâce au système électoral. Aussi longtemps que ce système existera, nous aurons au Parlement des best losers, des personnes rejetées par les électeurs qui auront les mêmes droits que les soixante députés élus. Ce qu’il faut faire pour y remédier, c’est revoir le système électoral dans son ensemble pour mettre fin au first past the post et ses mécanismes correctifs. Ce système est injuste, désuet et constitue une perversion de la démocratie, car avec 37% des voix, l’Alliance Morisien a obtenu plus de 60% de sièges au Parlement. L’Alliance Nationale, qui a obtenu 32% et le MMM qui a obtenu 20% des voix, ce qui fait 52% en tout, n’ont obtenu qu’environ 30% des sièges ! La représentation au Parlement ne reflète pas le choix des électeurs. Sans oublier que 10% de l’électorat qui ont voté pour les “petits” partis et les indépendants ne sont pas représentés au Parlement !

Que faudrait-il faire pour corriger ce système que vous qualifiez de perversion de la démocratie ?

Il est plus que temps de créer un système électoral qui, tout en maintenant le first past the post, qui assure une certaine stabilité au système, aura une dose de proportionnelle pour corriger l’anomalie dont nous venons de parler. Il faut un système électoral plus juste qui permette que le vote de la population soit mieux représenté au Parlement.

Mais le problème, Cassam Uteem, est que le discours que vous tenez on l’entend depuis des années, par tous les partis politiques, quand ils sont dans l’opposition. Quand ils arrivent au pouvoir et ont la possibilité d’amender ou de changer le système électoral, il se gardent bien de le  faire…

Vous avez malheureusement raison. Il faut toutefois dire qu’il y a eu une tentative du précédent gouvernement en ce sens, mais sa proposition était inacceptable pour diverses raisons, les autres partis ne l’ont pas voté. Il faudrait créer une Assemblée constituante réunissant tous les partis politiques pour revoir la Constitution de Maurice, plus particulièrement le système électoral, pour le corriger et l’amender afin qu’il soit plus représentatif du vote des électeurs au Parlement.

Quelle aura été pour vous la principale caractéristique des dernières élections générales ?

Le Premier ministre sortant a fait une campagne intelligente en centrant la campagne sur sa personne, en l’opposant à son rival, Navin Ramgoolam, et en ignorant presque Paul Bérenger. Il a demandé à l’électorat de faire la comparaison entre lui et son rival, en martelant ses qualités et en soulignant les défauts de son adversaire. Deuxièmement, il a fait une liste de ses réalisations durant son court premier mandat : le salaire minimal, la Negative Income Tax, le métro…

Et surtout en pratiquant le nanny politics avec l’augmentation de la pension de vieillesse…

Effectivement. Le MSM-ML-PMSD avait d’ailleurs déjà augmenté la pension de vieillesse en 2015. À partir de ses réalisations, quand le Premier ministre sortant est venu faire des promesses électorales, une majorité d’électeurs l’a cru. Troisièmement, il fait des promesses ciblées pour des électorats particuliers : les vieux, les jeunes, les fonctionnaires, les propriétaires de taxi, les policiers.

Est-ce de la politique ou un exercice de marketing ?

Appelez ça comme vous voulez, il a donné des résultats. C’était en tout cas une présentation de ce qu’il est, de ce qu’il a fait et de ce qu’il se propose de faire. Un quatrième élément réside dans son équipe de laquelle il a enlevé une vingtaine de députés et ministres avec des casseroles pour les remplacer par des candidats de proximité avec certaines compétences. Il a su choisir ses candidats. C’est pour ces raisons que Pravind Jugnauth a remporté les élections.

Est-ce qu’on se trompe ou est-ce que j’entends dans votre discours une certaine admiration pour Pravind Jugnauth et sa stratégie électorale ?

(Rires) J’admire la façon dont il a mené sa campagne électorale malgré le fait que le PTr était donné favori après tous les scandales qu’a connus le gouvernement sortant, et il y en a eu ! Il est arrivé à remporter les élections en dépit de ces conditions négatives et malgré le fait que son premier mandat, et surtout la manière dont il l’a obtenu, avait fait l’objet de beaucoup de critiques. Je suis admiratif de la stratégie politique qu’il a su mener.

Il y a eu effectivement des scandales par dizaines sous le gouvernement sortant. Et malgré cela, une majorité d’électeurs a choisi de voter pour Pravind Jugnauth. Est-ce que cela signifie que pour l’électeur mauricien les scandales sont des choses tout à fait acceptables ?

Il y a eu, dans cette élection, des candidats considérés comme des transfuges politiques qui ont été élus en tête de liste dans certaines circonscriptions. Nous avons aujourd’hui un Parlement qui reflète en gros le vœu de la population. On dirait que beaucoup de Mauriciens ont oublié les scandales et accepté les changements de partis politiques que l’on appelle le transfugisme.

À tel point qu’on peut se demander si pour l’électeur mauricien le transfugisme n’est pas devenu une valeur, un atout politique…

Cette situation n’est pas arrivée subitement en 2019. Cela fait des années que le transfugisme politique est pratiqué, accepté. Nous avons eu dans le passé des cas où des transfuges sont non seulement devenus ministres, mais ont posé leur candidature par la suite et ont été réélus. Savez-vous combien d’électeurs sont allés voir leurs élus dans l’opposition après une élection pour leur demander de “sauter” parce qu’ils se sentent orphelins en dehors du pouvoir ? Nous sommes arrivés à cette situation grâce aux politiciens qui “sautent” mais aussi aux électeurs qui, non seulement l’acceptent, mais dans beaucoup de cas les poussent à le faire ! Au niveau des scandales trop facilement oubliés et dans les élections des transfuges politiques arrivés en tête de liste, la population a également une grande responsabilité. Cette manière de faire encourage aujourd’hui et à l’avenir des élus à cross the floor pour des avantages, car trahir son camp et ses électeurs ne semble plus être un acte sanctionnable. C’est devenu un acte acceptable, pour ne pas dire souhaitable.

À quoi faut-il attribuer ce comportement ?

Au fait que les valeurs essentielles ne sont plus enseignées, pratiquées, respectées. Au cours des dernières années, tous les grands partis politiques — qui portent une lourde responsabilité dans cette “évolution” — ont, à un moment ou un autre, dormi dans le même lit appelé alliance. Ils ont tous été des bed fellows, ce qui a incité les électeurs à suivre leur exemple. Pourquoi voter pour un candidat qui a des valeurs mais “ne sait pas tracer”, alors qu’il existe des candidats qui savent comment “rod so bout” ? Dans la perception du public aujourd’hui, tous les partis se valent et il y a en leur sein des personnes et des personnalités qui sont meilleures que les autres. Ce qui explique le vote “coupé-tranché” qui est aussi, il faut le souligner, le résultat d’instructions précises données.

Avant d’arriver au vote “coupé-tranché”, parlons du “vote bloc”. À un moment de la campagne, les grandes alliances, et même le MMM, ont commencé à répéter « bizin vot blok ». Cela signifie qu’ils ont senti que le “coupé-tranché” commençait à prendre de l’ampleur sur le vote bloc, qui est communal…

Le “coupé-tranché” ne l’est pas moins. Oui, parce qu’à un moment, des personnalités – et non des moindres – sont venues dire « na pa vot blok », ce qui est une façon à peine déguisée de dire « al vot ou dimounn ». Plus tard, certains viendront dire qu’ils pensaient « al vot konpétans », mais dans la pratique et l’esprit de l’électeur, le « ou dimounn » veut dire « ou bann ».

L’électeur accepte de suivre ce genre de mot d’ordre ?

Cela dépend de qui lance le mot d’ordre. S’il émane de personnes ayant une réputation, un certain respect, occupent des postes de responsabilité, le mot d’ordre est suivi. Mais si ça marche pour les élections, ce n’est pas le cas dans la vie quotidienne du Mauricien et c’est ce qui me donne de l’espoir pour l’avenir. Quand vous êtes malade, vous ne choisissez pas le médecin en termes de “ou bann”, mais cherchez le meilleur. De la même manière, quand un élève de SC ou de HSC doit prendre des leçons pour les examens, il va chercher le meilleur, même s’il ne fait pas partie de “so bann”. Mais le problème est que beaucoup d’ institutions qui sont censées être au service de la nation, donc de tous les Mauriciens et pas seulement d’une partie d’entre eux, ne fonctionnement pas comme ça.

Citez-nous un exemple précis…

Prenons un exemple visible de tous : la MBC, qui est subventionnée par la redevance obligatoire que paient tous les Mauriciens. La manière dont elle a couvert la campagne électorale est immorale et personne dans ce pays ne peut dire que la MBC est un organisme indépendant. L’Alliance Morisien doit aussi sa victoire grâce à la manière dont la MBC a couvert la campagne électorale. En ne regardant que la MBC, on aurait pu croire qu’il n’y avait qu’un seul candidat dans cette élection : le leader du MSM, présenté sous son meilleur jour possible. Après cela, comment croire dans le sérieux et l’objectivité des informations que la MBC diffuse ?

Croyez-vous que ce gouvernement voudra revoir le système et les institutions qui ont lui ont permis de se faire élire ?

Écoutez, il a nommé un Speaker que personne n’attendait. Le nouveau gouvernement a été élu — selon le pourcentage que l’on sait — pour un nouveau mandat. Laissons-le commencer à travailler et jugeons-le sur son travail. Je veux espérer qu’il va prendre toutes les questions et lois qui font reculer notre démocratie et qui font que nous ressemblons de moins en moins à une démocratie. Le Premier ministre a dit qu’il sera le Premier ministre de tous les Mauriciens, j’espère qu’il va répondre aux attentes de la population et pas seulement à ceux de son électorat. Pour le moment, j’accorde à Pravind Jugnauth le bénéfice du doute.

Est-ce que, selon vous, il y a eu plus, moins ou autant de communalisme pendant la dernière élection ?

Il y a eu deux circonscriptions rurales, à majorité hindoue, qui ont élu deux musulmans et du coup certains ont écrit que le vote n’était pas communal. Mais on oublie une chose essentielle : quand un électeur va voter, il ne choisit pas seulement trois candidats pour le représenter, mais également celui qu’il veut voir accéder au poste de Premier ministre. Dans notre système first past the post, le choix n’est pas seulement celui des trois candidats, mais aussi celui du Premier ministre et de son gouvernement. Pour en revenir à votre question, il n’y a aucune indication pour dire qu’il y a eu un changement au niveau du communalisme.

Vous attendiez-vous au comportement de Navin Ramgoolam pendant les derniers jours de la campagne ?

Personne ne pouvait le prévoir. Était-ce une inattention ou l’illustration de l’expression “chassez le naturel, il revient au galop” ? Était-ce l’euphorie que l’on ressent quand on croit que la victoire est acquise ? En tout cas, il a commis une bêtise monumentale qui lui a fait perdre les élections, alors que le PTr avait toutes les chances de l’emporter.

C’est le désormais fameux “katori” qui a fait chuter Ramgoolam et son alliance ?

Cet incident, plus exactement ce dérapage, que ses adversaires ont exploité, lui a fait perdre les 3% ou 4% qui lui auraient permis de remporter la victoire.

En fin de compte, Pravind Jugnauth a réussi à ne pas faire élire Navin Ramgoolam, à ramener à sa juste proportion le PMSD de Xavier Duval et à affaiblir encore un peu plus le MMM. Avec un tel bilan, le leader du MSM est installé à l’Hôtel du gouvernement pour au moins une décennie !

Il n’a aucun rival qui a la capacité de s’opposer à lui, de le “mater”. Bérenger et Ramgoolam sont sur le chemin du départ et s’ils ne réalisent pas enfin que leurs partis doivent être rajeunis, ils ne le réaliseront jamais. Pravind Jugnauth n’a pas d’adversaire et si, comme il l’a promis, il mène une politique pour les Mauriciens et au-delà des partis, pour faire prévaloir la justice, rendre plus solide la démocratie, il a tout un boulevard devant lui.

Vous ne voyez pas l’opposition — qui se déclare unie — relever la tête et mener la vie dure au gouvernement ?

Je souhaite que le gouvernement tienne ses promesses et que l’opposition joue pleinement son rôle. Je dois dire qu’Arvin Boolell est un bon choix comme leader de l’opposition. Il a une personnalité plaisante, il est accommodant et a annoncé qu’il veut fédérer l’opposition, ce qui est une bonne chose pour la démocratie. Si cela se confirme, l’opposition va devenir le vrai chien de garde du gouvernement et le forcer à travailler pour l’ensemble du pays.

Un mot sur les 20% de votre ancien parti le MMM, dont fait partie votre fils Reza ?

Merci d’avoir, comme on dit, déclaré mon intérêt sur cette question et il va sans dire que ce je dis sur le MMM n’est que mon opinion. Si les bonnes décisions sont prises par le leader du MMM, dont la sortie de Bérenger, si la réorganisation est bien faite, si les objectifs sont clairs comme le discours, il n’y aucune raison pour que le MMM n’augmente pas ses 20%.

La sortie de Bérenger ? Vous pensez qu’il doit quitter le MMM ?

Oui, sinon les militants ne le laisseront pas partir — on sait comment fonctionnent les instances mauves — et le problème ne sera pas réglé. Pour le bien du MMM, il faut que Bérenger se retire.

Vous croyez que c’est possible ?

Il peut et doit jouer le rôle de mentor avec la formidable expérience qu’il a acquise depuis cinquante ans. Pour lui rendre justice, il faut également dire que ce qu’il a fait pour les travailleurs est extraordinaire. Avec son passé, son expérience, sa connaissance et sa capacité de travail, il n’a aucune raison de ne pas se retirer pour permettre à son parti d’avancer avec, dans un premier temps, un leadership collégial, en attendant l’émergence du prochain leader mauve.

Est-ce que, selon vous, la deuxième défaite électorale de Navin Ramgoolam est également sa dernière ?

Il est difficile de parler de défaite ultime pour un politicien mauricien. Sir Anerood Jugnauth est bien revenu au pouvoir après sa défaite de 2005. Depuis 1982, le PTr a maintenu ses 30% de l’électorat et il n’y a aucune raison de penser que si le PTr se remet en question, revoit ses structures, il ne peut pas faire une remontée.

Nous avons été surpris que Diego Garcia n’ait pas occupé une place plus importante dans la campagne électorale. Pas vous ?

Pas du tout. Parce que cette question n’apporte pas de votes. Mais aussi parce que le problème des Chagossiens n’a jamais vraiment intéressé les Mauriciens. Si ce n’était pas le cas, les Chagossiens n’auraient pas vécu pendant des années dans les conditions dans lesquelles ils ont survécu, sans aucune aide. Ils ont appris à se mettre debout tout seuls, à aller se battre à Londres et à La Haye, devant toutes les instances nécessaires avec l’aide de quelques rares Mauriciens dans les partis politiques, pas dans la population. Il n’y a jamais eu une grande manifestation où les Mauriciens sont venus supporter en masse les Chagossiens.

Si jamais, dans le cadre de sa déclaration qu’il sera le Premier ministre de tous les Mauriciens, Pravind Jugnauth vous propose un poste dans un corps paraétatique, est-ce que vous accepteriez ?

Je ne suis pas demandeur de quoi que ce soit. Je n’ai pas besoin des propositions du Premier ministre pour servir mon pays au mieux de mes capacités. Je le fais déjà au niveau local et international. Ces précisions indispensables faites, permettez-moi de souligner, pour terminer, un autre travers de notre système électoral : celui qui veut que the winner takes all. C’est-à-dire que le gouvernement qui a remporté les électeurs prenne le contrôle de toutes institutions qui existent, nomme ses gens à leur tête, qu’ils soient compétents ou non, qu’ils soient méritants ou pas, qu’ils soient ou non qualifiés. Si tous les postes qui existent sont donnés aux proches du gouvernement et à leurs copains et copines, Pravind Jugnauth va exclure du pays plus la moitié de l’électorat qui n’a pas voté pour lui. S’il agit comme le PM de tous les Mauriciens et donne la chance à tous sur leurs mérites, quelle que soit leur appartenance communale, religieuse ou politique, en utilisant leurs compétences, Maurice pourra enfin décoller et devenir un grand pays. C’est ce que je souhaite en tout cas.

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