JAZZ : Jacky Terrasson fait voeu de joie et d’exaltation

Jacky Terrasson, pianiste de jazz, et Lukmil Pérez ont investi l’auditorium du conservatoire François Mitterrand depuis mardi pour des répétitions des plus intenses avec le trompettiste Philippe Thomas et le contrebassiste Kersley Pitambar. Mercredi la séance jouait les prolongations lorsque nous avons rencontré le pianiste franco-new-yorkais. Philippe Thomas, qui monte sur la pointe de ses baskets dans un final, Kersley Pitambar, qui rejoue une phrase 10, 12 fois jusqu’à ce qu’il l’ait vraiment dans les doigts… Des séances denses qui ont amené les musiciens mauriciens à ouvrir la porte sur un style très différent de ce qu’ils pratiquent habituellement. Rendez-vous au même endroit samedi à 20 heures pour un concert qui promet un vrai dialogue.
Jacky Terrasson et son batteur, Lukmil Pérez, ne sont pas tout à fait des inconnus dans la région puisqu’ils ont joué en 2014 au théâtre Saint-Gilles dans le cadre de Total Jazz, et y ont même partagé la scène avec la chanteuse Laurence Beaumarchais. Mais, Maurice est une première. Le pianiste ne cache pas son plaisir d’échanger avec d’autres musiciens dans un contexte musical qui lui est très différent. Au pays, Philippe Thomas est venu prendre en quelque sorte la relève de Stéphane Belmondo, avec lequel Jacky Terrasson a d’ailleurs préparé un album plutôt atypique dans sa discographie, dont la sortie est prévue en septembre.
Malgré un penchant naturel pour l’éclectisme et les morceaux particulièrement toniques, comme en témoigne Take this, le dernier album qu’il a sorti l’an dernier sous le label Impulse, le musicien a cette fois choisi d’enregistrer exclusivement des ballades « pour changer des trucs énervés », dit-il, avec un léger accent américain, et notamment pour « installer un climat particulier, qui dure tout au long du disque… Puis je me suis dit que ce serait bien de se poser au calme ». Cet album, dont le titre n’a pas encore été décidé, viendra aussi documenter à sa manière et à travers des duos, 25 ans d’amitié et de collaboration avec le trompettiste de l’école new-yorkaise. Calme, il était aussi extrêmement lumineux lors de l’interprétation du morceau Mothers, qui sera sur ce disque, et qu’il répétait avec Philippe Thomas quelques minutes auparavant.
La générosité dans le jeu du pianiste passe aussi parfois, par la discrétion, un toucher presque minimaliste, et même les silences auxquels il se livre volontiers pour laisser surgir autre chose. « Dans une conversation à trois, quand tout le monde parle en même temps, quelques fois il faut savoir s’arrêter quand il y a quelqu’un qui a quelque chose de plus important à dire. Je préfère que tout soit intéressant sur le plan sonore plutôt que de déblatérer des notes à n’en plus finir… Je préfère m’arrêter quand le bassiste ou le batteur m’interpelle par son jeu. Cela peut aussi être un tremplin vers autre chose. Il faut se maintenir réceptif à ça si on veut vraiment raconter des choses ensemble. Je ne suis pas pour le format où chacun joue à son tour et où on enchaîne le solo de piano, solo de batterie ou de basse… »
Un autre jus…
Lorsqu’il s’empare de ce morceau d’anthologie, Caravane de Duke Ellington, il oublie quasiment son piano, en fait simplement une caisse de résonance, pour offrir une interprétation essentiellement percussive en orchestrant le jeu des musiciens. « Je prends plaisir à sortir les choses de leur contexte et les mettre dans un autre jus, un autre univers. Quand vous vous appropriez un morceau, qui a déjà été joué des milliers de fois, l’enjeu est justement de donner l’impression que c’est la première fois. Quelques fois, sans entrer dans la comédie, j’aime bien cet humour, ce déguisement, ce dépaysement quand on fait en sorte qu’un morceau pourtant hyperconnu ne soit pas reconnu, du moins jusqu’à un certain moment. » La délicatesse et le minimalisme se manifestent, entre autres, dans son interprétation purement instrumentale et en solo du Chemin de l’amour (le), dont il déclare être tombé littéralement amoureux. Cette chanson de Francis Poulenc, écrite pour Yvonne Printemps, offre une capacité assez irrésistible au point d’envoûter l’auditeur, mais devient particulièrement aérienne, sans paroles et sous les doigts de Jacky Terrasson.
Les auteurs classiques qui lui viennent spontanément à l’esprit sont des compositeurs comme Ravel, Debussy ou même Brahms, dont il affectionne particulièrement le caractère légèrement impressionniste. Au-delà de l’adaptation au jazz de morceaux classiques, le fait d’avoir longtemps pratiqué cette musique lui fait avoir certains réflexes pianistiques propres au classique, qu’il adapte à l’improvisation. Déjà adolescent, notre homme copiait le style extraordinairement véloce de Bud Powell jusqu’à « avoir ses morceaux littéralement dans les doigts et les oreilles ». Qu’ils se nomment Ahmad Jamal, Keith Jarrett, Herbie Hancock, Thelonius Monk (notre interlocuteur a d’ailleurs remporté le prix qui porte le nom de ce pape de l’improvisation), Chick Corea ou Bill Evans… ces musiciens qui l’inspirent ont tous développé un style véritablement singulier et personnel. « J’essaie de m’imprégner de l’essence de leur discours, je fais l’amalgame de tout ce qu’ils ont pu m’inspirer et je m’attache ensuite à l’oublier pour pouvoir m’exprimer à mon tour librement et d’une façon personnelle. »
Un des aspects frappants de sa musique quand il la compose lui-même ou qu’il l’adapte à son jeu est le métissage des influences. Le multiculturalisme ne fait pas peur à cet artiste né à Berlin d’une mère américaine et d’un père français. Il vit depuis 25 ans à New York, mais parle aisément français avec son batteur cubain. Les rythmes du sud ensoleillent sa musique et le pianiste affiche son intérêt pour les musiques du monde, les musiques ethniques, particulièrement celles du continent africain, qu’il rêve de parcourir pour y écouter les musiques.
En attendant, il sera sur ce petit morceau d’Afrique qu’est Maurice, samedi soir à l’auditorium du conservatoire François Mitterrand pour un concert qu’il inscrit sous le signe, de l’exaltation du respect, de la curiosité, avec beaucoup d’improvisations, mais surtout collectives.

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