Celui qui croyait écrire

RAMANUJAM SOORIAMOORTHY

Vincent Émile était écrivain; c’est du moins ce que bon nombre de gens croyaient et disaient ; d’autant plus qu’il accordait un soin extrême au moindre mot qu’il employait et cette méticulosité de Vincent Émile dans le choix de ses mots s’étendait même au langage qui était le sien pour les opérations les plus banales, ce qui faisait dire, non sans humour parfois, qu’il parlait comme un livre. En effet, il n’était de mot qu’il n’utilisât sans qu’il n’en eût longuement, avec une patience d’ascète, examiné tous les aspects. Au fil des années, ces réflexions interminables sur la justesse de ses mots, qui, dans les premiers temps, quand il se mit, encouragé par un de ses maîtres, lequel voyait en lui un authentique successeur de Flaubert lui-même, à écrire, l’occupaient des journées entières, le jetant fréquemment dans des crises de désespoir, eurent l’air de s’espacer pour finir par disparaître. En fait, il n’en était rien, sauf, bien entendu, qu’il n’était plus sujet à des crises d’hystérie :
ce qu’auparavant il accomplissait très consciemment s’était, chez lui, transformé en réflexe, en automatisme. Il avait parfaitement intériorisé ce processus grâce auquel il soumettait à une interrogation fort rigoureuse chacun de ses mots, chacune de ses expressions, tant et si bien qu’il avait fini par n’en être plus conscient.
Cependant si, au départ Vincent Émile doutait de ses qualités d’écrivain, tel n’était plus le cas depuis fort longtemps. Il produisait, avec la régularité d’un mécanisme absolument irréprochable et apparemment infaillible, trois ou quatre, voire cinq livres par an, ce qui, lui rapportant des mille et des cents, le convainquit qu’il n’écrivait pas en vain. Il ne se posait plus de questions quant à la justesse de son langage, assuré qu’il était de la maîtrise qu’il avait avec le temps acquise. Il ne se relisait presque jamais sans un sentiment d’exquise satisfaction, heureux de ses trouvailles, ravi de ses tournures, et n’osant parfois croire que c’était bien lui, Vincent Émile, qui avait écrit ces mots qui à ses oreilles charmées et réjouies résonnaient aussi mélodieusement que les accents glorieux du quatrième mouvement de la Symphonie Numéro 7 de Beethoven écoutés par un soir d’hiver dans le silence de la campagne allemande du côté de Bad Bramstedt au nord de Hambourg.
Telles étaient les dispositions mentales et, pourrait-on ajouter, spirituelles de Vincent Émile, écrivain reconnu, célébré et admiré, quand tout bascula. Toujours soucieux de savoir à quelles lectures s’adonnaient les autres, il tenait immanquablement, croisant quelqu’un ayant un livre en main à, fût-ce un inconnu, s’enquérir au sujet du livre en question, sans doute parce qu’il voulait s’assurer que ce fût l’un des siens, car il pouvait difficilement accepter que quiconque pût être saisi du désir de lire un ouvrage qui ne fût signé de lui. Ce fut donc tout naturellement que, rencontrant le fils d’un voisin rentrant de l’école à pied, les yeux rivés sur le livre qu’il tenait entre les mains avec une espèce de férocité diabolique comme si sa vie en dépendait, sans même faire attention où il marchait, il l’arrêta, désinvolte et souriant :
– Mais que lis-tu donc de si fascinant, mon garçon ?
– C’est le Cratyle, répondit plein d’enthousiasme le jeune garçon.
Vincent Émile eut une moue de déception, non seulement parce que ce n’était pas un de ses ouvrages à lui, mais parce qu’il ne connaissait même l’existence de ce texte. Aussi demanda-t-il au garçon :
– Et, c’est intéressant ?
– Passionnant, fit le fils du voisin de Vincent Émile, absolument passionnant. Je ne pense avoir jamais rien lu de si profond.
– Le Cratyle ?… Platon ? balbutia Vincent Émile ; je peux voir un peu ?
Et il prit le livre des mains du jeune garçon, en tourna quelques pages avant de le lui rendre, la mine désemparée. Il n’en avait très rapidement survolé que quelques extraits, mais il était clair que cela avait laissé sur lui une profonde impression. Quelques instants plus tard, il se trouvait déjà dans la plus grande librairie de la ville où il eut la chance d’effectuer l’acquisition d’un exemplaire du texte de Platon.
Mais dès qu’il en commença la lecture, il se sentit pris d’un intense malaise. Certes, il suivait avec un intérêt passionné le débat entre Hermogène et Cratyle ;
il lut et relut le texte, se demanda si le traducteur ne s’était pas trompé, fit commander d’autres traductions, dont certaines en anglais, et quand il fut bien obligé de constater que, hormis quelques différences de style, il y avait chez tous les traducteurs qu’il avait consultés un accord à peu près total quant à la teneur du texte, il ne sut plus quoi faire. Il se prit la tête entre les mains ; certains soupçons lui étaient bien venus à l’esprit dès sa première lecture, mais il croyait si fermement en une adéquation parfaite entre le mot et l’idée, entre le mot et la chose, qu’il ne put immédiatement se résoudre à accepter ce qui de plus en plus prenait, dans son cerveau passablement ébranlé, des allures d’évidence.
Ainsi donc, il s’était depuis toujours amusé à entretenir des convictions naïves ; il s’était comporté avec une légèreté qu’eût sévèrement critiquée un simple lycéen, pour peu qu’il eût réfléchi à la nature du langage. Et Vincent Émile, qui depuis de longues années écrivait, ne s’était jamais interrogé sur le langage dont il pourtant dépendait pour son activité de tous les jours. Il avait eu la simplicité de croire que les mots exprimaient tout naturellement, sur des modes variés certes – et c’est ce qui, selon lui, distinguait les écrivains des non-écrivains, et les écrivains entre eux-mêmes –, les choses, les idées. Mais il commençait à comprendre qu’il n’en était rien. Toute son œuvre lui sembla fade et ridicule et il se sentait déprimé à l’extrême ;
il regrettait surtout de ne pouvoir rien tenter qui la pût faire disparaître. Et depuis, Vincent Émile n’a plus écrit un seul mot. Vivant en reclus, il passe tout son temps à lire et à méditer ; peut-être écrira-t-il à nouveau un jour, mais de cela lui-même ne sait absolument rien.

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