CHRONIQUE D’UN VOYAGE EN INDE (III) — L’île Rāmeswaram, au pays d’Abdul Kalam

KAVINIEN KARUPUDAYYAN

Notre visite à Rāmeswaram a été un des moments forts de notre voyage dans le sud de l’Inde. Cette ville, située sur l’île Pamban (aussi connue comme l’île Rāmeswaram) dans le district Rāmananthapuram, abrite le fameux temple Rāmanāthaswamy dédié à Shiva; et on peut y accéder par le pont Pamban. Selon la légende, c’est de Rāmeswaram que le Dieu Rāma a entamé sa marche vers le Sri Lanka pour libérer sa bien-aimée, Sitā. Aidé par les Vānaras (habitants de la forêt), il a fait construire un pont, le Rāma Setu, pour rallier Lanka qui était sous l’emprise de Rāvanā.

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En sus d’être un des lieux mythiques de l’épopée du Rāmāyanā, Rāmeswaram est aussi le lieu de naissance du 11e président de l’Inde, A.P.J Abdul Kalam. Ces terres ont toujours été une source d’inspiration pour ce dernier. C’est de là qu’il puisait son inspiration et qu’il a commencé à rêver. Un rêve qui est né alors que le jeune Kalam était en cinquième à la Mandalam Panchayat Union Middle School. Un jour, son enseignant, Siva Subramania Iyer, leur fit une leçon sur le vol avien. Après avoir esquissé un oiseau sur le tableau, il expliqua patiemment à ses élèves dans les moindres détails les principes précédant et suivant l’envol : comment ils changeaient de direction ou encore comment ils volaient en formation de dix, vingt, voire davantage. Mais à l’issue de son exposé, la plupart des enfants, y compris Kalam, n’avaient pu saisir le sens de la leçon. Sans se laisser découragé pour autant, Siva Subramania Iyer emmena ses élèves au bord de la mer pour leur montrer le vol des oiseaux. Cette leçon-là a non seulement instillé une passion en lui pour l’aviation mais le vol des oiseaux allait servir de métaphore pour la persévérance au regard du dépassement des limites, comme l’écrit si bien son biographe et proche collaborateur, Arun Tiwari dans A.P.J Abdul Kalam, A life paru chez Harper Collins en 2015.

Vue sur le littoral de Pamban (l’île Rāmeswaram)

L’autre leçon apprise sur sa terre natale : la dignité du labeur. Peu de gens savent qu’il a été livreur de journaux pendant la Seconde Guerre mondiale. En effet, Kalam habitait à quelque trois kilomètres d’une station de train. En ce temps-là, le Madras-Dhanushkodi Mail traversait Rāmeswaram sans s’arrêter à cause des mesures d’urgence en vigueur suite à la guerre. Les journaux, qui avaient pour destination sa localité, étaient jetés sur la plateforme du train mouvant. Kalam prenait alors ces journaux-là pour les distribuer dans la ville de Rāmeswaram. Plus tard, quand il se remémorait cette période de sa vie, il n’en était pas peu fier et se disait redevable envers ses parents de lui avoir inculqué des valeurs nobles.

Un symbole de l’unité

Le temple Rāmanāthaswamy ouvrant de nouveau ses portes généralement à 15 heures, nous avons eu le temps de s’arrêter à l’Abdul Kalam National Memorial. Un bâtiment sobre et modeste se livre à nous et caractérise l’homme à qui il rend hommage. La porte d’entrée du mémorial représente l’India Gate, intégrant le style Chettinād tandis que le dôme principal est une réplique de la Rāshtrapati Bhavan, résidence officielle du président de la République de l’Inde à New Delhi. Les Mughal Gardens du Bhavan ont inspiré le jardin entourant le mémorial empli de plantes toutes selon les goûts de Kalam, qui aimait s’y rendre tout simplement pour marcher ou alors pour essayer de trouver des solutions à des problèmes complexes en étant parmi la nature quand il était Rāshtrapati. On peut y trouver autour du mémorial, des fleurs qui proviennent du Bangalore, de l’Andhra Pradesh et du Telengana dont s’occupaient des dames en sari tout sourire en dépit de la chaleur. Des ouvriers, quant à eux, s’attelaient à la deuxième phase du projet lors de notre visite qui consisterait en un centre de connaissance dont une bibliothèque, un planétarium et un auditorium. Les pierres jaunes utilisées pour la construction du mémorial proviennent du Pakistan tandis que le sable, l’eau et les autres matériaux ont été obtenus à travers diverses régions de l’Inde, ce qui fait de ce bâtiment a fitting tribute à Kalam, bâtiment dont chacune des pierres représente le rêve de Kalam pour l’Inde.

Abdul Kalam National Memorial

Les polémiques suivant l’installation du Bhagavad Gītā auprès de sa statue faite en bronze dans le mémorial le montrant jouer au Veena l’auraient peut-être blessé outre-tombe. Mais connaissant l’homme, il aurait cité Rāmeswaram en exemple car son enfance a été marquée par une véritable entente religieuse entre les différentes communautés. Durant la cérémonie annuelle du Sītā Rāmā Kalyānam, c’étaient son père Jainulabdeen, son grand frère Maracayer et son beau-frère Ahmed Jallaluddin qui transportaient des statues dans leurs pirogues spécialement munies d’une plateforme pour l’occasion jusqu’au milieu d’un pont dit le Rāma tirtha.  Ou encore, il aurait raconté ces rencontres entre son père qui officiait à la mosquée de la localité, le Pundit Pakshi Lakshmana Shastrigal au temple Rāmanāthaswamy et le Père Bodal à l’église chez eux où ils discutaient autour d’une tasse de thé des problèmes auxquels faisaient face les habitants de Rāmeswaram.

Le buste du 11e président
indien Abdul Kalam

Kalam était un Indien au vrai sens du terme. Il était à l’aise avec les grands de ce monde aussi bien qu’avec les fermiers d’un petit village retiré de l’Inde. Il a connu défaites et succès. Il pouvait citer des versets du Coran, du Bhagavad Gītā, de la Bible ou alors du Thirukkural. Le moment le plus intense a été sans doute lorsque nous sommes entrés dans la pièce principale qui abrite le samādhi de Kalam. En s’agenouillant pendant un moment, nous nous sommes sentis en paix et en communion avec le locataire des lieux. Comme me le faisait remarquer un ami, Rāmeswaram est le lieu où les gens viennent prendre le bain purificateur avec l’eau des theerthams (puits contenant de « l’eau sacrée ») en vue de se défaire des péchés. Désormais, il est aussi un lieu où les gens viennent s’abreuver à la fontaine de la connaissance qu’est l’A.P.J Abdul Kalam National Memorial, et s’en inspirer.

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Bhagavad Gītā et Swami Sivānanda :

« Defeat the defeatist tendency »

Entre Kalam et le Bhagavad Gītā, il existe une histoire particulière. Quand il fut sélectionné pour un entretien en vue de devenir pilote de l’Indian Air Force, il se rendit à Dehradun avec en main Discovery of India par Jawaharlal Nehru, ouvrage qu’il allait lire pendant le voyage qui allait durer 48 heures. Sur 250 candidats, 25 furent retenus pour la deuxième étape et huit sur neuf allaient être sélectionnés pour entrer dans la force indienne d’aviation. Kalam était classé neuvième. Si quelqu’un ne réussissait pas à ses examens médicaux, Kalam aurait eu sa place. Malheureusement, il ne l’a pas obtenu. Une grande tristesse et déception l’animèrent, et cela a nécessité un long moment pour qu’il se rende compte que l’opportunité de rejoindre l’aviation venait de lui échapper. Au retour, son train s’arrêta à Rishikesh, où il prit un bain dans le Gange. De là, il vit au pied de la montagne l’ashram de Swami Sivananda et il s’y rendit. Là-bas, Swami Sivananda était en train de discourir sur le Bhagavad Gītā. À la fin de chacun de ses discours, il appelait deux personnes pour une audience privée. Ce jour-là, il choisit un étranger et Kalam. Swami Sivananda s’enquit auprès de ce dernier du motif de sa tristesse. Kalam lui narra toute l’histoire de son départ de Rāmeswaram jusqu’à son entretien raté de se joindre à la force d’aviation indienne. À ce moment-là, Swami Sivananda ouvrit le Bhagavad Gītā au onzième chapitre où Arjuna était sceptique quant à la guerre. Le dieu Krishnā lui révéla alors le Vishwaroopam, sa forme universelle et lui dit de « defeat the defeatist tendency » si on peut résumer l’essence du 33e vers du Bhagavad Gītā. Cette leçon apprise au pied de l’Himalaya auprès du Swami Sivananda, entre autres, allait éclairer Kalam tout au long de sa vie tel un phare, en particulier dans les moments difficiles.

PHOTOS : SHIVAGAAMI LUTCHMANEN-KARUPUDAYYAN

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