CINÉMA : Lonbraz kann, drame de la vie ordinaire dans un camp sucrier

2014 pourra être marquée d’une pierre blanche en ce qui concerne le cinéma puisqu’elle fera partie des très rares années qui voient la présentation au public d’un long-métrage mauricien, interprété par des Mauriciens et traitant d’un sujet tout à fait mauricien. Lonbraz Kann, dont le montage commencera dans quelques semaines, devrait en effet sortir dans les salles obscures à Maurice et à La Réunion au plus tard en juin, comme nous l’a annoncé le réalisateur David Constantin peu après le dernier clap de tournage. Quelques souvenirs et réflexions glanés deci delà.
Les maisons de Marco et Bissoon sont vétustes et modestes comme dans la vie réelle, dans quelque camp sucrier à demi abandonné d’une usine de la commune de Saint-Julien. Lorsque nous y sommes parvenus, au terme d’un dédale de chemins pierreux et chaotiques, il a fallu faire silence, car une séquence était à l’oeuvre… sous les regards suspendus d’une impressionnante équipée. Cinq ouvriers étaient assis à l’ombre d’un grand arbre. Une jeune femme installée sur une chaise pliante en plein soleil, à l’arrière de la scène invective l’un d’entre eux sur un ton criard et provocateur : « Al get to Shirley ! » La moutarde monte au nez de Rosario et il faut le retenir pour que la violence ne fasse de lui un autre homme…
David Constantin derrière un grand écran de contrôle, la chef opératrice rivée sur le viseur de la superbe caméra Alexa, Henri Maïkoff toutes ouïes et visage ouvert guettant le moindre parasite sonore, et toute une nuée de précieuses petites mains et de gros bras veillant ici à refaire le maquillage ou à ajuster un pantalon, là à placer un réflecteur ou stabiliser avec des sacs de sable un appareil ou un élément de décor. Même si elle ne représente que quelques secondes dans le film, nous reverrons cette même scène à maintes reprises ce matin-là, notamment à cause du son lancinant d’une tronçonneuse qui est venue jeter le trouble dans ces moments où l’on prévoit de capter toute la concentration du spectateur…
Qu’à cela ne tienne, pas de problème sans solution, un assistant est immédiatement dépêché muni d’un talkie-walkie auprès du bûcheron à deux-cents mètres de là. Ce dernier interrompra désormais sa besogne pendant les quelques minutes où la caméra tournera… Des visiteurs sont là aussi et les élèves d’un lycée ne vont pas tarder à arriver. Chacun a sa feuille de service, une grille établissant heure par heure le programme du jour, les comédiens sollicités, l’action à jouer, les caractéristiques de tournage et les décors utilisés, etc. Tout y est sauf la pluie qui est venue détremper entièrement le sol et faire luire les feuillages en début d’après-midi.
Comme elle s’est annoncée à la pause déjeuner, le principal sujet de conversation pour l’équipe technique a consisté à décider quelle scène de remplacement allait être tournée… Les figurants déguisés en agent de police tout comme la voiture de police exceptionnellement empruntée deviennent inutiles sous cette pluie. À la demande du réalisateur, nous ne révélerons cependant pas la teneur de la séquence qui sera finalement tournée car elle fait partie de ces moments clés dont il faut préserver l’effet de surprise. Entre chaque séance de tournage, les comédiens sont séchés, voire remaquillés. Tout le monde a revêtu les vêtements de pluie, parka et autres K-Way, et les appareils sont recouverts de grands parapluies, de bâches de protections, les micros et autres perches sont dotés de manchons de protection…
Réalités d’une grande mutation
De tous ces petits bouts de séquences discontinues, mais désormais enregistrés, seront assemblés le mois prochain pour faire un film de quatre-vingt-dix minutes. « Tout l’art du montage consistera alors à créer de la continuité avec de la discontinuité comme aimait à l’expliquer un professeur à ses élèves. » En attendant, le tournage de Lonbraz Kann a été bouclé en seulement quatre semaines, deux ans après les premières démarches fructueuses de recherche de financement. Interprété par des comédiens mauriciens et entièrement tourné ici, le plus souvent en extérieur, ce film raconte la fermeture d’un camp sucrier qui laisse place à un projet immobilier. LK pour les intimes, Lonbraz Kann traite donc d’une des grandes mutations sociales qu’a connu l’île Maurice au XXe siècle.
À travers ses nombreux personnages, des ouvriers cinquantenaires, leurs épouses et leurs enfants, de nouveaux arrivants venus d’un autre univers, le réalisateur et la scénariste mettent en relief les différentes attitudes et l’impact qu’engendrent les ruptures dites du progrès, les changements et évolutions de la société. Maintenant que le film est « dans la boîte » et que les comédiens ont dû faire le deuil de leur personnage pour reprendre leur vie habituelle au XXIe siècle, les initiateurs prévoient le montage probablement à La Réunion avec un spécialiste venu de métropole.
Ce tournage a pour l’heure permis de réaliser un teaser suffisamment complet pour convaincre un futur distributeur… celui sans qui le film ne pourra être connu. Un accord a déjà été conclu avec Investco qui se chargera de la diffusion en salles à Maurice (Star) et à la Réunion, ainsi qu’avec Global Film Initiative qui le diffusera dans le circuit non commercial aux États-Unis (universités et festivals). Autrement dit, le plus important reste à trouver… à savoir un distributeur européen, et un diffuseur international qui se chargerait notamment des chaînes de télévision. David Constantin est très lucide à ce sujet : « Les distributeurs hésitent de plus en plus à avancer de l’argent avant tournage, sur des premiers films, des films d’auteurs réalisés loin des centres classiques de production cinématographique. » Maintenant que le teaser est là, la démarche devient plus facile à envisager…
Remuant un vécu relevant de l’île Maurice de l’intérieur, celui qui luit dans les longs regards de nos aînés et vibre dans les chants qui s’élèvent autour des feux de joie, ce concentré de film donne déjà une idée de la dimension dramatique et poétique du projet. Les principaux protagonistes sont là dans quelques instants qui promettent émotion et grands bouleversements. Un aperçu des principaux lieux de tournage est donné et on peut déjà capter la sensation singulière que procure l’atmosphère si particulière du monde rural mauricien tel qu’il était il y a encore une vingtaine d’années…
Un film-école
Nous avons effectué notre reportage à quelques jours du clap de fin, et même si nous ne pouvions guère nous en rendre compte, certains qui ont vécu cette expérience de bout en bout nous ont fait remarquer que la fatigue commençait à se faire sentir. Le rythme était en effet particulièrement soutenu avec le lever à 4 h du matin et un retour chez soi rarement avant 19 h 30 pendant trente jours d’affilée. Malgré cela, personne n’a jeté l’éponge, et l’enthousiasme demeurait palpable même sous les traits tirés.
« La plupart des Mauriciens qui ont travaillé sur ce tournage n’avaient jamais eu d’expérience de long-métrage auparavant et ils ont vraiment assuré ! s’exclame David Constantin. Je suis convaincu que l’expérience qu’ils ont acquise ici pendant quatre semaines leur servira toute leur vie. En travaillant avec une chef opératrice telle que Sabine Lancelin ou encore un preneur de son de la trempe d’Henry Maïkoff qui ont tous deux travaillé avec des cinéastes de l’envergure de Manuel de Oliveira, nos assistants caméras et tous ceux qui étaient sur le tournage ont appris mille et une choses : d’autres méthodes de travail, un regard différent, une approche artistique quand la plupart du temps ils n’avaient eu d’expérience que dans le domaine des spots publicitaires ou de la communication d’entreprise. Les accessoiristes et maquilleuses ont appris aussi de Florence Drachsler, etc. » Formateur, ce film l’a été aussi pour les nombreux visiteurs venus sur le tournage qu’il s’agisse des fameux coprod qui ont contribué individuellement au financement du projet, ou des 130 lycéens ou collégiens immergés le temps d’une journée dans les réalités de la cinématographie.
Outre les quatre semaines de formation qu’ils ont reçues en amont du tournage avec l’actrice française Marie Raynal, les comédiens ont prouvé qu’ils pouvaient si bien se fondre dans leur personnage que s’en débarrasser ensuite n’aura probablement pas été une mince affaire. « Nous les avons vus se métamorphoser petit à petit, changer d’allure et de démarche », remarque David Constantin. Une anecdote est restée au sujet de Jérôme Boulle qui a déclaré à Marie Raynal qu’elle a réussi en quatre semaines, à lui faire faire ce que son épouse, la pauvre, n’a pas pu faire en vingt ans : le faire se tenir droit !
Si le réalisme et l’authenticité sont recherchés dans ce film, les figurants qui pouvaient être trente sur certaines séquences ont été recrutés sur place dans les lieux de tournage en décor naturel : des vrais ouvriers au moulin de Saint-Félix, des vrais laboureurs qui coupent la canne de pères en fils, des vrais ouvriers chinois du secteur de la construction sur un chantier, et même un premier novembre des gens venus réellement fleurir les tombes de leurs défunts dans un cimetière de la côte sud.
« Ils ont des vraies gueules, ils ont accompli de vrais gestes, nous dit David Constantin. On leur demande de faire de la fiction, par exemple de couper de la canne plus haut au lieu de le faire au ras du sol comme d’habitude… Mais un coupeur de canne est un coupeur de canne et on voit bien que son geste s’est forgé dans le vécu et le temps. Alors évidemment ça donne lieu aussi à des accidents. Des tenues inattendues, des gestes ou des habitudes différentes de ce qu’on avait prévu… Et ça aussi, cela ajoute de la valeur au film qui fait plus que simplement raconter une histoire. En fait, je me suis rendu compte que les figurants sont venus par de petits détails, à travers mille petites choses de ce type, ajouter une âme au film. »
Le metteur en scène commence toujours par observer les ouvriers travailler comme ils le feraient n’importe quel jour de l’année. Puis lorsqu’il passe à la phase de tournage, s’il leur demande de modifier quelque chose, il veillera à « abîmer le moins possible la réalité, ce côté vraiment vécu et routinier des choses. Entre un vrai coupeur de canne et un acteur qui coupe la canne, on sent les années de travail, on sent l’interminable routine, le geste tellement intériorisé qu’il en devient réflexe. »

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