Comprendre l’œuvre de Basquiat à travers le concept de Créolisation

Dr DIDIER WONG CHI MAN

L’art de Jean-Michel Basquiat (JMB) est lié à un temps et à un espace spécifique – le New York des années 80 – mais il constitue également une plateforme visuelle emblématique du monde à l’époque de sa créolisation.
Avant de poursuivre l’analyse du travail de l’enfant terrible de New York, il est opportun de comprendre ce qu’est la créolisation, concept phare de feu Edouard Glissant, poète et intellectuel martiniquais. La créolisation est une pratique de la rencontre et du mélange, une sorte de métissage, mais un métissage qui serait sans limite. Elle se veut un processus de création situé dans un espace de contact où les hiérarchies s’effondrent et où les cultures se fondent pour produire des expressions et des formes nouvelles. Selon E. Glissant, « la créolisation serait la mise en contact et la synthèse, dans un endroit du monde, d’éléments culturels venus de plusieurs zones, hétérogènes les uns par rapport aux autres et dont la résultante est une donnée nouvelle imprévisible ». La créolisation est par conséquent cet imprévu du métissage, ce choc de contacts, des rapports et des mélanges entre les lieux, les pays, les cultures, les arts et les identités.
Comment qualifier la peinture de JMB, peintre métisse afro-américain, né d’une mère d’origine portoricaine et d’un père haïtien ? Est-ce qu’elle relève de l’art de la rue ? du bad painting ?
La rue est pour Basquiat source d’inspiration. Elle a été le carrefour ethnique et le refuge de son adolescence fugueuse. Dans nombre de ses dessins et peintures, figurent des références aux rues de New York et de Manhattan : gratte-ciel, automobiles, avions, panneaux publicitaires, de même que des critiques par rapport à la société de consommation américaine qui sont au cœur de son travail plastique. À sa façon, il a renouvelé le pop-art, inventant une forme pauvre, dégradée et burlesque assez proche des peintures de Robert Rauschenberg des années 50. JMB a un sens inné de la composition dont il est le génie. Il fait preuve d’une intelligence dans les juxtapositions des motifs, des mots, des phrases, de ses traits qui sont à la fois simplistes, mais en même temps qui possèdent et donnent à voir et à sentir un savoir complexe. Nous avons l’impression qu’il joue du surnombre et du désordre afin de mieux introduire une logique de la description. Son style est interpellant avec ce travail de mélange qu’il pratique admirablement et tout à fait efficace lorsque croquis, écritures, vitesse du trait, superpositions, collages et effacements se mélangent. Ces effets de superpositions à cet égard, peuvent être mis en relation avec la manière dont, en musique, son modèle Charlie Parker avait superposé les enregistrements successifs d’un même thème avec un instrument différent, selon la technique du re-recording.
Lorsqu’à partir de 1981, il commence à quitter le territoire de la rue pour celui de la peinture et du dessin, c’est plus l’énergie musicale du rap, et singulièrement ses méthodes (scratching, sampling, deejaying), qu’il va mettre en jeu dans son travail pictural. Il y a une simplicité des gestes et des procédures (recycler, effacer, répéter) qui le met en phase avec l’économie esthétique du hip-hop. Basquiat a très tôt compris que sa manière de procéder dans la rue peut être transposée dans un milieu plus « cultivé ». Ainsi, il cultive le bad painting qui est une peinture ayant l’air bâclé et médiocre, d’exécution rapide, spontanée trouvant ses sources dans l’art de la rue. Même si sa méthode est à rapprocher de celle du hip-hop, ses références sont plutôt celles du jazz. Expression par excellence des esclaves afro-américains, le jazz a fini par devenir la musique du 20e siècle, fécondant toutes les musiques, des plus populaires aux plus savantes. Il est issu de ce phénomène de créolisation que Glissant a théorisé. Le jazz est devenu cette musique imprévisible née de la coexistence et de ce mélange d’univers culturels et musicaux différents.
Il en va de même de la pratique de JMB. La plupart de ses peintures sont des cartographes qui dessinent des réseaux inextricables de ses préoccupations, tant morales, politiques, qu’esthétiques. La géographie personnelle de l’artiste (New York, l’Afrique, Naples, Florence, Hollywood, Cuba, etc.) croise la géographie du monde à l’époque de la globalisation. Les personnages historiques (Alexandre Le Grand, Hannibal, Charlemagne, Marat, Napoléon, …) s’acoquinent avec la plus grande liberté aux héros mythologiques de l’Occident (Ulysse, Pégase, Achille, Hector) ou ces derniers qui côtoient les rites du Vaudou haïtien, les ex-voto catholiques, les cultes du Congo et du Niger. L’usage du français, de l’espagnol, de l’italien et de l’anglais participe de cette créolisation généralisée. Les peintures de Basquiat sont cartographiques, car elles ne reproduisent pas forcément une réalité qui leur préexisterait, elles construisent une réalité autre, hétérotopique (un espace autre). Il faut voir dans cette démarche plastique ou de mise en œuvre de la peinture, une possible tentative, complexe, de générer un nouveau système de langage plastique pour lui-même (Basquiat) sans doute, mais certainement pour la peinture dans le sens général du terme. On peut également y voir une transculturation puisqu’à travers ce système de langage plastique, les différentes cultures de JMB sont entrées dans un dialogue créatif et ont fait évoluer la peinture, une peinture ancrée dans une contemporanéité. Basquiat a donc contribué à apporter une nouveauté dans la manière de pratiquer et de percevoir la peinture différemment. Jeffrey Deitch a dit ceci à propos de la relation qui existe entre les peintures de Basquiat et la musique : « Elles paraissent souvent avoir une sonorité à elles. Leur structure rappelle le rythme de la prière gospel, où les concepts clés sont répétés et le sermon ponctué par les acclamations de la congrégation. Cette même structure rythmique est à l’origine de blues et du jazz, qui modèlent aussi la composition de beaucoup de ses œuvres. »
Je terminerai par citer l’artiste lui-même : « Je ne suis jamais allé en Afrique. Je suis un artiste qui a subi l’influence de son environnement new-yorkais. Mais je possède une mémoire culturelle. Je n’ai pas besoin d’aller chercher, elle existe. Elle est là-bas en Afrique. Ça ne veut pas dire que je dois aller vivre là-bas. Notre mémoire culturelle nous suit partout, où qu’on se trouve. » New York est cette ville qui élève le caractère insulaire et créolisé de Haïti et de Porto Rico. Il est cet espace extra-territorialisé qui renvoie au large toutes les géographies et les immatriculations convenues. Cette ville a pour caractéristique d’amplifier et d’accélérer ce qui est à l’horizon commun et déterritorialisé de Haïti et Porto Rico, à savoir l’Afrique, une Afrique coupée de ses racines géographiques. Toutes ces imprégnations, ces inspirations, ces associations, ces mélanges culturels, ces territoires géographiques ou mentaux et ces écritures graphiques et picturales qui se mettent en contact font que nous pouvons émettre l’hypothèse que les œuvres de Basquiat relèvent de la créolisation.

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