DICTIONNAIRE DE BIOGRAPHIE MAURICIENNE : Des lacunes comblées pour la période française

Sans doute l’activité primordiale de la SHIM (Société de l’Histoire de l’Ile Maurice), ce dictionnaire créé par Toussaint en 1941 – en un temps où encre et papier se faisaient rares – surmonte toutes les difficultés, de collaboration et de publication, pour apporter au lecteur contemporain la mine de renseignements indispensables à l’élaboration de notre histoire à travers ses acteurs à tous les niveaux. Et pour la période française, les lacunes sont comblées, souvent après des années d’attente. Prenons le procureur général Ailhaud par exemple : Harold Adolphe avait tout de suite remarqué son influence sur une mise à jour du droit et la préparation du terrain pour l’implantation d’un barreau sérieux, mais n’avait pu élaborer sa notice car les archives locales ne nous apprenaient rien sur ses origines, les débuts et la suite de sa carrière.  Anne-Marie Chatelain ayant traqué le personnage à travers les archives françaises, nous donne tous les éléments manquants : c’est ainsi qu’elle nous apprend qu’Ailhaud se rendit à Saint-Domingue avec Polverel et Sonthonax, et, dépassé par la Révolution, regagna la France où il connut la prison avant de reprendre ses activités normales.  De même pour le gouverneur intérimaire Steinauer, Allemand et protestant, qui pacifia l’île pleine de remous après le passage de Dumas, rappelé, et en attendant Desroches.
La Seconde Guerre mondiale nous donne Douglas Bathfield, Raymond Rault et Yves Cantin. Le premier s’illustra dans le Bomber Command (32 raids de nuit sur l’Allemagne, huit de jour sur la France) : il s’en sortit « souvent de justesse », sans jamais reculer devant le danger augmenté par les dégâts causés par la DCA ennemie. Ainsi, au-dessus de la Ruhr : son appareil esquinté – nez écrasé, système hydraulique détruit, tourelles atteintes – il poursuit sa mission avec succès, puis ramène son équipage et son appareil endommagé à sa base. On peut penser que c’est à cette occasion qu’il dut atterrir « sur le ventre » puisque son système hydraulique détruit ne lui permettait pas de sortir son train. Il reçut la D.F.C. et les félicitations personnelles du commandant du Bomber Command. 
Raymond Rault, jeune étudiant à Londres, déjà inscrit au Middle Temple pour devenir avocat, suspend ses études pour s’engager simple soldat âgé de 21 ans. Envoyé en France avec la British Expeditionary Force, il évacue via Dunkerque et rentre en Angleterre pour se préparer à reprendre le combat. Après un stage au 1er bataillon du Glider Regiment de la R.A.F., il retourne à l’école, celle des aspirants officiers, et en sort lieutenant parachutiste, à temps pour participer à la Libération de l’Europe continentale dès le 6 juin 1944. Maurice Paturau lui accorde trois pages de son livre où il le décrit et le montre en photo menant à bien, à la tête de 114 parachutistes du 13e bataillon aéroporté britannique, la libération de Copenhague le 5 mai 1945. Il regagna ensuite le Middle Temple, et en novembre 1946 devint avocat et quitta l’uniforme pour rentrer à Maurice. Fervent travailliste, il sera speaker adjoint du Conseil du gouvernement, et ministre de Sir Seewoosagur Ramgoolam (Jeunesse et sports, puis Télécommunications) et subit avec lui le revers électoral de 1976. Au barreau, il était devenu Queen’s counsel sous l’égide de son frère Sir Maurice.
Yves Cantin, volontaire comme Bathfield pour servir dans la R.A.F. y servit en effet dans les communications mais aurait préféré le pilotage. Après plusieurs demandes en ce sens, il préféra se joindre aux Forces françaises libres et entra au Saint-Cyr des FFL  Devenu officier, il opta pour un service dans la section Française libre des S.A.S. qui le parachutèrent en France sur le chemin du retour de l’armée allemande après le débarquement de l’armée de Lattre en Provence.  Mission : harassez-les ! De concert avec les FFI (que les S.A.S. organisèrent et entrainèrent dans l’art du guet-apens) ils harassèrent le Wehrmacht en pleine retraite.  Toujours conscient de ses attaches mauriciennes, il interrompit un moment sa mission pour faire visite à la famille de Barbentanne, « mauricienne par alliance ».  Après la guerre, Cantin bénéficiera d’une bourse du gouvernement mauricien, mais choisit de s’établir en France où il agit toujours avec honneur et distinction, vice-président des anciens de la France libre avec le grand gaulliste Pierre Lefranc comme président.
Egalement ancien combattant gaulliste, Georges Desmarais a marqué le judiciaire pour avoir occupé le siège de la Cour industrielle pendant 22 ans.  Lorsqu’il mourut accidentellement en 1980, Sir Maurice Rault lui rendit avec ferveur, en français, un hommage qui reflète les mérites de l’étudiant qui « fut l’un des tout premiers de cette bande dérisoire par le nombre mais glorieuse par la foi, qui dans une grande insurrection de l’âme, reconnut dans le rebelle du 18 juin celui qui faisait appel à son honneur et à sa plus immémoriale fidélité, » autant que ceux du magistrat qui excellait « parce qu’il avait cette intelligence du coeur » qui influençait son jugement en droit industriel.    
L’Eglise et les arts littéraires
L’Église est présente avec le père Léon Dufay, héros de la Cigale perdue il y a 90 ans, et le cardinal Jean Margéot, premier Mauricien à porter la robe rouge, il y a 26 ans. La notice du père Dufay a longtemps attendu que l’on trouve le nom de ses parents : recherche accomplie avec succès par Pierre Dupont dans les archives spiritaines de Chevilly-la-Rue alors que celles de la rue Lhomond, Paris Ve n’avaient rien donné.  Le légendaire sacrifice du père Dufay, qui se fit remettre à bord de l’épave condamnée pour rester auprès des passagers voués à une mort certaine, sera toujours exemplaire aux yeux de générations successives de Mauriciens.  Quant à Jean Margéot, enfant du pays, élève de nos collèges, prêtre et évêque que le saint pape Jean-Paul II qualifiera de « grand », son apostolat reste encore dans le souvenir de ses fidèles et de quelques prêtres aujourd’hui très âgés, qui ont eu la chance de servir en son temps et à son exemple.
La littérature, le théâtre et la poésie sont bien servis en ce 63e fascicule à travers Marcelle Lagesse, Roland Houbert, Emmanuel Juste et Marie-Aimée Vigoureux de Kermorvan.  Marcelle semble parfaitement et confortablement à sa place dans ce dictionnaire auquel elle a collaboré. Yvan Martial nous offre à grands traits son parcours dont le séjour chez son père aux Chagos l’a rendue profondément attachée aux Ziles Là-Haut où elle rencontra notamment le père Dussercle en tournée apostolique, et le futur duc d’Edimbourg en service dans la Royal Navy.  Martial a préféré, au lieu d’un coup d’oeil général, nous citer un à un, toutes les oeuvres de sa carrière, ce qui ajoute à la notice une table de référence maintenant indispensable. L’Histoire mauricienne conservera précieusement son L’Isle de France avant Labourdonnais que plusieurs éditions ont heureusement répandu parmi les lecteurs avides de connaître l’île « au temps De Maupin », l’homme à la punaise, dont elle écrivit la notice pour le DBM.  
Le nom de Roland Houbert restera associé à l’histoire du théâtre pendant les années 1950 à 1990, période féconde entre toutes, au cours de laquelle les théâtres du Plaza et de Port-Louis, bien vivants, comblèrent le public mauricien toujours passionné des pièces en vogue. L’un des fondateurs de a Société des metteurs en scène, Houbert fraya avec tous ceux qui s’adonnaient en amateurs à ce fructueux et indispensable métier de la mise en scène : Forget, Poupard, Guy Lagesse…  Emmanuel Juste nous est présenté comme journaliste, poète, écrivain et artiste.  Port-Louisien né en l’aristocratique rue Saint-Georges, élevé au Collège Bhujoharry, il s’essaya à l’enseignement mais préféra prendre une voie mieux assortie à son tempérament et se retrouva à côté de Malcolm de Chazal au département de l’électricité et du téléphone, puis au ministère du Commerce et de l’approvisionnement. Finalement, il se voua au journalisme, particulièrement à l’Express. Ses écrits subiront manifestement l’influence de Marcel Cabon et de Jean Erenne (René Noyau), ce qui se retrouve dans la page culturelle de l’Express dont il assuma la charge.  Ses écrits les plus connus, La Fenêtre (prix Raoul Rivet, 1964) et Pleine Lune pour les Morts (prix Loïs Masson, 1970) ne sont malheureusement plus que des souvenirs, comme ceux de nombreux autres écrivains mauriciens handicapés par des lecteurs limités par l’étroitesse de l’île.  Son « mauricianisme » culturel se donna libre cours lors du 150e anniversaire du Théâtre de Port-Louis lorsqu’il mit en scène ballets européens, ségas africains, et danses classiques indiennes et chinoises (1972).
Marie-Aimée Vigoureux de Kermorvan née à Curepipe et baptisée dans l’église de Sainte-Thérèse, quitta l’île, pour aller vivre en France et en Angleterre, lorsqu’elle avait 16 ans – marquée par sa jeunesse au milieu des flots de la mer Indienne, elle devait en laisser la trace dans ses poèmes puisqu’elle fit carrière de poétesse.  Egalement marquée par ses études classiques, elle se joignit à cette école romane qui se donnait pour tâche de ramener la poésie française à ses sources gréco-latines.
Trois docteurs pour la médecine
La médecine est représentée par trois docteurs : Bertin, Doger de Spéville et Dupré. Le premier, fils d’un médecin de Nantes, né à Port-Louis, revint lui aussi pratiquer la médecine à Maurice après des études en France.  Fin 1861, avec ses confrères Onésipho Beaugeard et Volcyy Pougnet, il alerta le service médical de la prévalence d’une épidémie de choléra, la quatrième du siècle. En janvier 62, la municipalité, alors dirigée par le maire Georges de Courson, confia à Bertin les fonctions « d’assesseur médical » pour la ville. Il installa ses quartiers dans l’hôpital de la Grande-Rivière désaffecté depuis dix ans déjà : il y remplit ses fonctions avec un tel dévouement qu’il prit le mal dès la fin de janvier et mourut à la rue des Créoles (aujourd’hui Mère Barthélemy). A la Triple Espérance, Virgile Naz fit l’éloge, après celui de la municipalité, de cette victime de son sens du devoir. Doger de Spéville fit carrière, quant à lui, à Paris, en qualité de directeur de l’hôpital ophtalmologique Adolphe de Rothschild où exerça à ses débuts notre contemporain le Dr Antoine Rey.
Le docteur « Willy » Dupré (1891-1972) attaché à l’hôpital Victoria de Candos, puis comme radiologue à ceux de Port-Louis et de Moka, fit surtout une carrière politique assez remarquable : élu à Beau-Bassin/Rose-Hill en 1950, à Port-Louis en 53 et 56, il devint adjoint au maire Eddy Chang Kye en 59.  En parallèle, il siégea au conseil législatif sous l’égide du Parti travailliste de 1956 à 1961.  Il y parla très librement des problèmes que connaît notre temps. Ainsi, au sujet des leçons particulières, il s’adressa aux professeurs : « Their whole time should be devoted to the children at school and if they are true teachers their time should be confined to the school hours. »Quant à la surpopulation, il approuva le « family planning » de Titmuss.  Battu aux élections générales, il alla vivre et mourir à Souillac.  
Deux ingénieurs de l’Ecole Centrale
Deux ingénieurs sortis de l’Ecole centrale à Paris, ont laissé leur marque respective de façon différente : à Curepipe, Edgar Hugues prépara un plan d’urbanisme en collaboration avec l’ingénieur des travaux publics Paul Le Juge, puis il s’adonna, à la fin du xixe siècle, à la création de la ville, ce qui fera Pierre de Sornay reconnaître en lui le créateur de Curepipe car « il s’adonna à son embellissement en construisant rues, trottoirs et canaux » —, ces derniers aujourd’hui en partie bouchés par les travaux de Mac Alpine. Hugues construisit également pendant neuf ans, l’église de Saint-Paul à Phoenix. Une rue de Curepipe porte son nom.
L’autre ingénieur, Alfred Henry Vandermeersch, sorti de Centrale comme Hugues, gravit les échelons aux travaux publics et mit la main aux chemins de fer, aux ponts, au « Surveyor’s Department ». En 1884, Sir John Pope Hennessy notifia sa confirmation par le secrétaire d’Etat au poste d’ingénieur du gouvernement et d’architecte, mais par un mystère qu’Ally Orjoon n’a pu éclaircir, il resta intérimaire jusqu’à la fin de sa carrière. Il faut se rappeler que 1884 est l’année des ennuis d’un genre particulier qu’éprouva Sir John, et chercher de ce côté… Il était temps en tout cas que la rue Vandermeersch, la carotide de Rose-Hill, trouve un écho dans le DBM.
Furcy, le second esclave du DBM, et autres
Le no 63 contient une presque-nouveauté.  Presque, car Furcy, que présente Marina Carter, est le second esclave du dictionnaire, le premier ayant été Moscovite, le Johnnie Weissmuler de l’Isle de France.  Furcy était né de Madeleine, elle-même d’un père Français et d’une mère Indienne, probablement esclave puisqu’elle fut « acquise » à 11 ans par une Française qui l’emmena à l’Isle de France et à Lorient.  En France elle est « donnée » à Mme Routier de Grandval qu’elle servirait pendant un retour à Bourbon après quoi elle serait « libérée ». Mme de Grandval n’en fit rien.  Madeleine resta en service sur la propriété et mit au monde trois enfants dont le plus jeune, Furcy, reçut le baptême en 1786. Grandval était décédé, Madame prit entre ses mains l’administration et libéra Madeleine en 1789, sans la prévenir. Son gendre n’en fit rien de plus et Furcy, en 1817 âgé de 30 ans, alors père de famille, et aidé d’un avocat créole Me Boucher, s’en alla en justice tacher de présenter son cas. Le résultat, pis que nul, se solda par un emprisonnement pour désertion et envoi à Maurice, pour travail, chez la veuve du gendre, d’où mémoires à Sir Lowry Cole et, en 1826, aux Commissaires royaux (de George IV) Bigge, Colebrooke et Blair, en train d’enquêter sur l’esclavage. En 1829, l’autorité britannique le déclara libre, n’ayant jamais été enregistré comme esclave à Maurice.  Comment rentrer à Bourbon où se trouvait sa famille ? Furcy, devenu confiseur mauricien, prit le taureau par les cornes et alla plaider sa cause en France.  En mai 1840, la Justice de Louis-Philippe, roi des Français, cassa la décision bourbonnaise et renvoya Furcy à son île natale aux frais du gouvernement. Rideau. On n’en sait pas plus.
Saluons en passant plusieurs personnages qui bénéficient d’une place au DBM : Baudin, le frère de l’explorateur qui introduisit ici la plante curative par excellence, l’ayapana ; ce qui lui valut les honneurs de la colonne Liénard ; Thomas Bradshaw dont on ne sait presque rien mais que la peinture, propulse au premier rang de nos paysagistes, ce que Breejan Burrun se devait de souligner ; Ignace Edouard Couacaud, chercheur d’or en Australie et trouveur d’une nouvelle patrie de l’autre côté de l’eau ; Joseph de Coulhac Mazérieux, combattant de 14-18, héros des tranchées qui suivit son oncle le Dr Rivière parmi les rétrocessionnistes (1919) ce qui ne l’empêcha pas de devenir l’un des plus éminents membres du barreau français avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale ; Loïs d’Abbadie, aussi combattant de 14-18 mais qui commit l’erreur de ne pas suivre le rebelle du 18 juin en 40 ; Jean-Pierre Henri Lalouette, éminent éducateur mais pas seulement ; Léon Maurel désigné par la « Post Occupational Policy » pour devenir un agent du SOE après une éventuelle occupation japonaise ; George McGuire, tombé à Gallipoli en 1915 ; Pierre Raymond Philogène, mieux connu comme PRP du Mauricien ; Samuel Stephenson piraté dans les îles de la Sonde ; et Thomas Wade West continuateur de son père dans la création de Vale. Et pour terminer deux personnalités imposantes à des titres bien différents, René Leclézio et Louise Koenig.
René Leclézio et Louise Koenig
René démontra, en dimension africaine, ce que Fernand établit dans les limites mauriciennes. Dès qu’il eut touché du doigt les immenses perspectives de développement qui s’offraient en Afrique pour la canne, par exemple à Hippo Valley, René voulut s’élancer, mais en Rhodésie « on » lui coupa les ailes.   Mais sa réputation était déjà faite.  Lord Tate de Tate and Lyle le discerna comme grand patron et « sugar technologist » capable d’éclater les limites des entreprises traditionnelles et il le signala à Tiny Rowland de Lonrho.  L’ambition de Rowland le faisait envisager le Malawi comme nouveau territoire à exploiter pour le sucre de canne, et sur papier il avait établi le programme de Sucoma, la Sugar Corporation of Malawi, accepté par le gouvernement de ce pays. Il le confia à René qui de « technical adviser » devint chef d’une entreprise continentale qui disposerait des puissants moyens de la Lonrho. Il se lança dans cette immense besogne et la mena à son terme : la création d’une nouvelle usine flanquée de ses champs de cannes créés à partir d’un défrichement du « bush », à Nchalo. Cette première étape, fut suivie au cours de plusieurs années par d’autres, qui groupèrent sous la Lonrho Sugar Corporation, sept propriétés sucrières dans quatre pays différents, avec un potentiel de 500 000 tonnes de sucre à l’année. Nommé directeur en 1978, René devint PDG en 1991 et le resta jusqu’en 1994.
Louise Koenig, née Genève, vous la connaissez pour avoir souvent vu son visage sans savoir que c’était elle, à la municipalité de Port-Louis, dans les jardins de l’hôtel de ville de Curepipe et maintenant au Blue Penny Museum, car le sculpteur Prosper d’Epinay la choisit pour modèle, qu’il reproduisit fidèlement, de la Virginie du couple Paul et Virginie franchissant la rivière de Tamarin.

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