Faut-il réhabiliter la politique ?

Je, bien entendu, n’entretiens nullement l’intention, ni ne nourris-je l’outrecuidance d’apporter à la question qui me sert ici de prétexte, je dirais même de pré-texte, de réponse. Non qu’il n’y en ait ; il y en aurait même une surabondance, laquelle, cependant, d’échouer à poser la question en les termes qui permettraient d’en analyser les prémisses avec la rigueur et la sophistication nécessaires au dé-voilement de ses présupposés et indispensables à la détermination, non moins qu’à la juste anticipation de ce qui en pourrait résulter, se signale à l’attention des plus obtus eux-mêmes par sa ridicule et lamentable stérilité dont il faut bien, toutefois, reconnaître que c’est d’elle que se rassasie la politique (au sens courant de ce terme), sans malheureusement s’en réellement sustenter, et de là découlent bien des malheurs. Pas pour tous, certes, mais n’est-ce point infiniment plus grave encore ?
Poser, tenter de poser la question de savoir s’il faut réhabiliter la politique, suppose que l’on sache ce qu’il en est de la politique. Et ce n’est sûrement pas en claironnant que les problèmes politiques sont les problèmes de tout le monde et que (donc ?) les problèmes de tout le monde sont des problèmes, qu’on démontrerait y comprendre quoi que ce fût. La politique a sans doute toujours fait l’objet de débats fort controversés, y compris dans les milieux les plus savants ou réputés tels. Mais la controverse semble ici autant un indice de fécondité, qu’un signe de stagnation.
Plutôt que de partir de l’hypothèse selon laquelle la politique serait, à tel moment, à partir de tel moment, tombée dans un tel discrédit, en serait arrivée à un tel niveau de déchéance, que se fût alors imposée la nécessité morale (il faut) de la réhabiliter, autrement dit de la réaménager, conformément au voeu des réformistes, ou de la détruire, rêve du révolutionnaire, de l’anarchiste, mais toujours, dans les deux cas schématiquement évoqués, dans un souci d’amélioration, voire de purification, la purification, le désir de purification se traduisant tantôt par la volonté de reconquête d’une pureté originelle, réelle ou mythique, d’avant le moment de la déchéance, de la chute, tantôt par l’édification de la nouveauté hétérodoxique sur les ruines d’une orthodoxie molle et contraire aux forces de la vie dont elle étouffe régulièrement et systématiquement toutes les aspirations, il semble préférable de prendre pour point de départ un autre préalable : l’incapacité, sinon l’impossibilité, des êtres humains à vivre ensemble. Toutes les cultures, toutes les civilisations, sauf la civilisation moderne peut-être, se sont, d’une manière ou d’une autre, posé cette question. Cependant, c’est en grec et dans la culture grecque qu’Aristote pose, le premier, la question du vivre-ensemble, question qui trouvera son culmen, mais non forcément sa réponse, des siècles plus tard, avec Heidegger, dans les questions relativement à l’être-au-monde, à l’être-avec, à l’être-pour…
Discours sur le vivre-ensemble des êtres humains…
Et cette question en laquelle d’aucuns voudraient voir la question politique par excellence ne l’est qu’accessoirement ; elle n’est même pas primordialement philosophique : elle est d’abord poétique, ainsi qu’en témoignent les rapports d’Aristote à Homère et ceux de Heidegger à Hölderlin surtout. C’est le contact avec la poésie, telle qu’elle se donne à lire directement – ce qui ne veut pas dire : facilement – à la surface du monde, ou indirectement grâce au labeur des poètes (on peut, si l’on veut, appeler étonnement ce contact) qui est à l’origine du discours philosophique, lequel s’appuie sur le discours éthique par ses soins élaboré pour produire le discours politique en tant que discours sur le vivre-ensemble des êtres humains, en tant que discours sur la paix publique.
Or il semble que depuis Clausewitz au moins, voire depuis Héraclite – mais rien n’est, à mon sens, moins sûr – la politique, ce soit la guerre plutôt que la paix, et qu’à la paix perpétuelle rêvée par Kant, on ait substitué un projet de guerre perpétuelle. Je tiens que la guerre perpétuelle, qui ne date pas d’hier, il est vrai, et qui concerne tout le monde, bien qu’elle ne soit pas le fait de tout le monde – je parle de la guerre active, délibérée et calculée, et non de l’état de guerre qui caractérise(rait) l’état de nature – est née du discrédit, de la déchéance du discours et de la praxis politiques transformés, surtout à partir des jours sombres du libéralisme reagano-thatchérien, en gouvernance, en gestion, en management au profit d’un économisme orienté vers le seul profit tel qu’il s’exprime dans la philosophie de ces compagnies à charte modernes que sont les transnationales, et au détriment des valeurs de paix, de convivialité (vivre-ensemble), et de justice, sans lesquelles, ce n’est pas que l’avenir de l’Humanité qui se trouve menacé. Car la gouvernance, la gestion, le management reposent sur le calcul, la programmation et la science-fiction ; à la limite, n’importe quel imbécile en est capable. Sans doute est-ce pour cela que même pour la seule prospérité économique, aporie suprême pour (presque ?) tous les gouvernements de la planète, la gouvernance, qui, au fond, correspond à une dépolitisation de la politique au sens aristotélicien, se révèle dangereusement inadéquate. Et dire que ce sont principalement deux économistes (Galbraith et Amartya Sen) qui ont le mieux mis en exergue que l’économie est avant tout tributaire de la culture. Sans la prise en compte du fait culturel, autrement dit de la poésie, de l’art, de l’éthique et de la philosophie, le discours politique ne peut que s’étioler, et la praxis qui en est le corrélat de privilégier l’efficacité, de célébrer le culte de la performance, et de parachever la suprématie de la guerre.
Pour n’avoir point compris ou pour avoir oublié le rôle de la culture, c’est-à-dire, de la poésie, de l’art, de la philosophie, les discours et la praxis politiques ont contribué à leur propre castration et n’existent dorénavant que de nom, ou alors au sens le plus péjoratif imaginable. Il est des politiques qui se sont bien entourés d’intellectuels, de philosophes, mais c’était uniquement pour donner le change, et cela n’a jamais servi de rien. Faut-il donc réhabiliter la politique ? Oui sans doute, mais à la SEULE condition d’y mettre à contribution d’authentiques poètes et de véritables philosophes. Car eux seuls sont en mesure de guider les politiques sur l’invisible sentier de l’honneur et de les aider à faire triompher la paix et la justice pour que soit possible l’harmonie du vivre-ensemble sur la terre des hommes.

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