GENEVIÈVE DE SOUZA, ancienne responsable de la Fondation Joseph Lagesse : « Le combat contre la pauvreté concerne tous les Mauriciens »

Notre invitée de ce dimanche est Mme Geneviève de Souza, ancienne responsable de la Fondation Joseph Lagesse. Dans l’interview qu’elle nous a accordée jeudi dernier, elle situe l’action des ONG dans la lutte contre la grande misère à Maurice. En mettant l’accent sur les conséquences négatives des changements apportés par le gouvernement a la loi du CSR.
Je sais que préférez l’ombre à la lumière, mais il faut quand même vous présenter aux lecteurs, Geneviève de Souza. Comment êtes-vous devenue le Managerde la Fondation Joseph Lagesse, que vous avez quittée en juin dernier ?
— J’ai commencé àtravailler dans une banque en 1970. Sept ans après, je rejoins le groupe WEAL pour travailler dans l’actionnariat des compagnies pendant 25 ans. Puis WEAL ferme et je vais travailler, toujours dans le secrétariat de compagnies, pour le Groupe Mon-Loisir. Je m’occupe aussi des dons faits par les compagnies du groupe dans le cadre de sa politique sociale. Et puis, en 2005, Arnaud Lagesse, le CEO du groupe, décide de structurer ces dons et met en place la Fondation Joseph Lagesse pour soutenir des projets dans les domaines de l’éducation, la santé, la dignité humaine et la pauvreté, et me confie son lancement. Je me lance et je suis passionnée par ce travail qui me met en contact avec une île Maurice dont on ne parle pas souvent, celle des exclus. C’est sans doute le travail qui m’a donné le plus de job satisfaction au cours de ma carrière professionnelle qui aura duré 48 ans.
Et malgré cette passion, vous avez démissionné de votre poste en juin de cette année. On peut prendre sa retraite dans ce secteur quand on est passionné comme vous ?
— Ce n’est pas parce que je suis à la retraite que je ne vais pas continuer à aider. Mais en tant que professionnelle, il faut savoir s’arrêter. J’avais un rythme de travail satisfaisant mais prenant, et au bout de quarante-huit ans, je suis quand même un peu fatiguée.
Est-ce qu’il existe une définition de l’extrême pauvreté à Maurice ?
— C’est un sujet tellement vaste. C’est une personne qui est coupée de la société, marginalisée de par sa situation, qui n’arrive pas à s’en sortir, n’a pas d’emploi et bascule dans la pauvreté. Souvent, c’est une mauvaise santé qui lui fait perdre son emploi. A partir de là tout peut arriver : les enfants sont ballottés, n’ont aucune éducation, ne vont plus à l’école, sont livrés a eux-mêmes. La famille est alors coupée de la société et entre dans un autre monde. Pour se nourrir, on fait les poubelles, on mange ce que l’on y trouve et la santé décline. Pour faire sortir ces personnes de cette pauvreté, cela demande beaucoup de travail, de temps.
Comment fait-on pour aider la personne à remonter la pente ?
— Il n’y a pas de solution toute faite ! C’est un partage, un accompagnement qui l’aident à comprendre qu’elle a des compétences en elle-même pour l’aider à réaliser qu’elle n’est pas « enn nimport ». A partir de là, elle regagne confiance en elle-même, mais pour atteindre ce résultat, il faut du temps, des mois, des années. Il faut passer par l’éducation, à tous les niveaux : de la prématernelle à l’université en passant par le primaire etl’alphabétisation des adultes. Je me souviens d’une femme de plus de 50 ans me disant: « Aster mo comprend ki différence énan entre mo nom ek mo prénom ! » Il avait fallu plus de quatre ans de travail pour arriver à ça. A partir de là, elle peut se reconnecter avec la société, se sentir impliquée, acceptée. Au cas contraire, elle-même se réfugie hors de la société, car elle n’ose pas, elle n’a pas les outils pour s’en sortir et avancer. Il ne faut pas dire, comme c’est souvent le cas : on a tout essayé, iln’y a rien à faire ! Car l’accompagnement de la personne pauvre prend du temps. Le jour où ça ne marche pas, il faut se dire que ce n’est pas le moment, qu’on a peut-être mal abordé la question, qu’il faut revoir la manière de faire avant de reprendre le contact, différemment.
Est-ce qu’on bascule dans la misère ou est-ce qu’on naît dedans, de père en fils, si je puis dire ?
— Les deux possibilités existent. Quand on est au fond et que la seule préoccupation est : qu’est-ce qu’on pourra avoir pour le prochain repas? l’énergie est concentrée uniquement sur ce point. On n’a pas le temps d’envisager ce qui pourrait arriver aux enfants plus tard.
Donc, il n’y a pas de futur pour les enfants pauvres, trop occupés à faire comme leurs parents : trouver le prochain repas.
— On arrive parfois à caser le cycle de la pauvreté et le fatalisme qu’elle engendre grâce à du travail, de l’accompagnement. Nous avons eu un jeune garçon des faubourgs de Port-Louis qui est aujourd’hui avocat. Nous avons eu une fille, venant d’une autre région, qui est aujourd’hui médecin.
Comment arrive-t-on à ces résultats ?
— Plusieurs facteurs entrent en jeu : les capacités intellectuelles de l’enfant, son ambition et les facilités financières mises à sa disposition pour étudier. Il fautque qu’on les aide à formuler cette ambition, à choisir des études qui correspondent à ce qu’ils veulent faire. Et l’on n’a pas le droit, nous en tant que société, de laisser ces enfants sur le carreau. Tous ne vont pas devenir médecins ou avocats certes,mais si on leur donne les moyens à travers l’éducation, ils peuvent s’en sortir et trouver leur place dans la société.
A Maurice, le nombre de pauvres régresse, est stabilisé, ou est en augmentation ?
— De ce que j’ai vu sur le terrain, je pense que le nombre de pauvres est en augmentation à Maurice. La situation est difficile, les prix augmentent, on n’a pas d’argent, pas de travail et on plonge. On entre dans un autre monde où on essaye d’oublier celui dans lequel on n’était pas accepté.
Depuis des années, les différents gouvernements ont fait des plans pour lutter contre la pauvreté. Des programmes ont été établis, des institutions créées, des fonds débloqués et des instruments mis en place. Et malgré tout ça, la pauvreté est en augmentation à Maurice ?
— La loi sur le CSR est introduite en 2009. Le but est de réveiller la responsabilité sociale des Mauriciens. C’est une superbe initiative qui fonctionnait bien et, au fil des années, un immense travail est fait. Mais on voit également que la loi sur le CSR prend différentes formes et il devient de plus en plus difficile pour les ONG, comme la fondation Joseph Lagesse, de travailler dans l’incertitude
Pas chaque gouvernement modifiant la loi du CSR selon son bon vouloir…
— pas forcément chaque gouvernement. Mais il y a des influences qui font que la loi change, prend différentes formes. Quand on est sur le terrain, on ne peut pas travailler dans l’incertitude. Il faut travailler avec des éléments, des règlements concrets, stables sur du long terme. Ala Fondation, nous sommes convaincus que le combat contre la pauvreté a besoin du moyen et du long terme pour arriver à un résultat. On ne peut avoir un résultat sur moins de trois ans, et pour y parvenir, il faut une stabilité dans la politique gouvernementale en matière de CSR et des moyens de financements des projets.
Une des raisons ayant décidé le ministre des Finances à mettre fin à l’ancien système à CSR était que le secteur privé choisissait carrément ses ONG, au lieu de distribuer son argent équitablement à toutes les associations.
— J’ai entendu cette critique. Mais avant de porter ce genre de jugement, il faut voir dans le détail ce qui a été fait. Des actions ont été menées, des améliorations dans les conditions de vie constatées depuis que le CSR existe et des rapports régulièrement envoyés au gouvernement. Nous travaillons dans la transparence. Si le gouvernement a des doutes, il peut envoyer ses officiers vérifier nos comptes. Nous sommes dans la transparence la plus totale et pouvons montrer où est passé le moindre sou que nous avons reçu du CSR. Mais avec le changement de loi et de fonctionnement du CSR, nous n’avons plus les ressources financières nécessaires pour mener à bien les projets déjà commencés. Et cela ne concerne pas que le Fondation Joseph Lagesse : des ONG ont déjà renvoyé du personnel et réduit leurs activités, d’autres disent qu’elles vont être obligées de fermer leurs portes. Tout ça ne va pas dans le sens du combat pour la régression de la pauvreté à Maurice. Au contraire,on est en train de l’augmenter. Il faut donc, à mon avis, organiser cette réunion, rassembler toutes les organisations et personnes concernées, mettre tous les problèmes sur la table en laissant son égo de côté. Le problème de la pauvreté concerne tous les Mauriciens.
Que pensez-vous du système d’allocation accordée par le gouvernement aux personnes qui répondent aux critères de grande pauvreté ?
— Quelquefois, une allocation peut tuer une démarche de réhabilitation. Elle est donnée avec une bonne intention, mais elle peut être interprétée différemment. Bénéficier d’une allocation peut inciter à ne pas aller chercher un travail, à ne plus se sentir impliqué dans la démarche pour sortir de la grande pauvreté.
Quelle est, selon vous, la solution à l’actuel problème du CSR ?
— Je pense que le CSR devrait être une institution indépendante du gouvernement et des partis politiques. Pour lutter efficacement contre la pauvreté, Maurice a besoin d’un plan étalé sur dix ans. Il faut que le CSR soit composé de personnes compétentes enla matière, qu’il s’agisse des officiers du gouvernement, des représentants des ONG et du secteur privé. Nous sommes tous censés combattre pour la même cause, nous travaillons tous pour atteindre le même objectif. Mettons nos connaissances et nos compétences ensemble pour établir un plan d’action qui pourrait être appliqué sans ambiguïtés et sans risques qu’il soit remis en question avant dix ans. Il faut aussi que des représentants des personnes qui vivent dans des poches de pauvreté aient leur mot à dire dans la préparation du plan d’action. Nous ne pouvons pas décider de ce que nous allons faire pour les pauvres sans les écouter, sans leur demander leur avis et leur participation et sans les impliquer dans la décision.
C’est vrai que bien souvent dans ce débat, des experts — ou des spécialistes autoproclamés ! — ont tendance ont tendance à proposer leurs plans sans consulter les principaux concernés !
— On ne leur donne pas la parole ! On considère qu’ils n’ont rien à dire ! On ne peut décider de ce que sera la vie de quelqu’un en son absence. La présence active des représentants de ceux qui vivent dans les poches de pauvreté est indispensable dans tout plan les concernant. Si on arrive à réunir ces compétences autour d’une table et de dégager un plan d’action sur dix ans, sans aucun risque de changement en cours de route, nous aurons franchi une étape importante dans l’éradication de la pauvreté à Maurice. Il ne suffit pas de dire que la lutte contre la pauvreté est une priorité nationale. Il faut se donner les moyens de faire dans la durée, réunir les compétences nécessaires en se disant que personne n’a la solution, mais qu’il faut travailler ensemble pour la trouver.
Mais pourquoi est-ce que la réunion que vous décrivez n’a pas encore été organisée ?
— Je n’ai pas de réponse à cette question. C’est une initiative que j’aimerais voir organiser et à laquelle je serais heureuse de participer. Mais il ne faut pas qu’on tâtonne, mais qu’on soit proactif et que chaque participantarrive avec un projet, une visiond’où sortira le plan d’action. La misère n’attend pas que les comités soient mis en place et ses membres nommés.Elle s’installe, s’incruste, se répand. On a besoin d’être proactif, de se retrousser les manches, de descendre sur le terrain et d’affronter la réalité, et, à partir de là, agir. Il faut profiter ’expérience de ceux qui sont sur le terrain pour faire avancer les choses. Il faut des gens derrière un bureau, certes, mais il faut aussi écouter ceux qui sont sur le terrain. Il faut utiliser toutes les compétences.
Depuis que la CSR Foundation a été mise en place, des mois après l’annonce de sa création, on dirait que pas grand-chose n’a été fait.
— On peut comprendre que cette nouvelle institution essaye de se démener, mais c’est lourd, ça prend du temps. Disons que je n’ai pas senti que le gouvernement avait confiance dans les ONG, en particulier pour celle où j’ai travaillé. Mais nous sommes dans le même bateau et nous travaillons pour la même cause et j’aurais souhaité qu’il y ait plus de liens entre nous pour que nous puissions mieux travailler ensemble. Ensemble est un mot important dans le combat que nous menons. Il faut travailler ensemble avec les personnes en situation de précarité, ensemble avec les décideurs, ensemble avec le secteur privé, car, il faut encore le répéter : nous sommes dans le même bateau et avons les mêmes objectifs. J’ai le sentiment qu’on n’a pas confiance dans les projets malgré tout le travail qu’on a abattu dans le passé. On critiqueet on juge, sans avoir compris et mesuré ce qui a été fait avec des résultats indéniables. On ne se préoccupe pas des engagements à long terme qui ont été pris et qui ne pourront pas être respectés à cause des lois qui ont, entre-temps, changé.
Vous avez un exemple précis à citer ?
— La Fondation finance 13 centres d’éveils gérés par Caritas dans les poches de pauvretés à travers le pays. Ces centres sont ouverts aux enfants de 3 ans pour éveiller leurs sens avant qu’ils n’aillent à la maternelle et aussi pour permettre aux mamans d’aller travailler en sachant que leurs enfants sont en sécurité. Ces centres qui accueillent trente élèves par classe leur offrent un petit déjeuner et un déjeuner tous les jours. Si nous n’avons plus les moyens de financer cette action, les centres vont fermer, les enfants seront livrés a eux-mêmes et leurs mères obligées de ne plus travailler pour les garder. Voilà ce qui risque d’arriver si nous n’avons plus de source de financement.
Je suppose que ce n’est pas par hasard que vous m’avez demandé de venir vous rejoindre à Simé Rail, une poche de pauvreté qui se trouve à quelques dizaines de mètres du centre de Rivière-du-Rempart, qui est en train de devenir une petite ville.
— Je voulais vous faire voir comment survivent les gens en grande précarité. Quand la Fondation Joseph Lagesse démarre, je découvre cet endroit de Rivière du Rempart ou 22 familles ont squatté un bout de terrain de Mont-Loisir. C’est un terrain rocheux sur lequel elles ont construit des logements de fortune à même le sol, sans eau, sans toilettes et sans électricité. On les aide, on les accompagne et les respecte et, au bout de beaucoup de temps, elles nous disent qu’elles voudraient avoir une vraie maison. Mon-Loisir accepte de donner un terrain et la Fondation monte le projet Simé Rail : la construction de 11 petites maisons en dur sur un terrain que chaque chef de famille aura à payer à 50 % de sa valeur en dix ans. Cela est fait pour responsabiliser chaque famille, pour l’intégrer dans le projet au lieu de le laisser en dehors comme quelqu’un qui reçoit une allocation. Chaque chef de famille doit trouver un travail et tous les enfants doivent aller à l’école, cela fait aussi partie de l’échange. Je voulais montrer ce qu’on peut faire de concret dans la lutte contre la misère à Maurice.
lJe vais être cynique. Qu’est-ce que onze maisons dans ce contexte? une goutte d’eau dans l’océan de la grande misère …
— Oui, vous avez raison, mais c’est au moins une goutte d’eau en moins dans cet océan de misère. Si tout un chacun faisait un effort, cela pourrait faire avancer les choses, multiplier les gouttes d’eau. Se croiser les bras et fermer les yeux n’est pas la solution. Pour aller au bout de ce genre de projet, il faut non seulement la participation des personnes qui vivent là, mais aussi du financement.
Qui va prendre votre succession à la tête de la Fondation Joseph Lagesse ?
— C’est ma fille, Martine.
J’entends déjà les bonnes gens dire : mais en fin de compte, les histoires de succession ne se passent passeulement dans la politique, mais également dans les ONG !
— Martine est psychologue clinicienne, a été lauréate du Humphrey Scholarship Programmequi lui a permis de passer une année aux États-Unis pour être formée au développement communautaire. A son retour au pays, elle a été employée par la Fondation pour ses compétences et quand j’ai décidé de prendre ma retraite, elle a posé sa candidature et a été choisie par le comité pour me succéder. Et elle est qualifiée pour faire le travail.
 Que souhaitez-vous dire pour terminer cette interview, une des rares que vous avez accepté d’accorder ?
— J’ai accepté de donner cette interview pour pouvoir lancer l’appel suivant aux autorités : il faut qu’elles mesurent la situation et les conséquences de leurs décisions sur l’action des ONG et la lutte contre l’extrême pauvreté. J’espère que mon message sera entendu et je redis que les autorités et les ONG ont besoin les uns des autres pour faire régresser la pauvreté à l’île Maurice. Donnons-nous les moyens financiers et les ressources humaines pour agir et surtout agir ensemble !

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