INTERVIEW : Pour inventer un nouveau cinéma, il faut d’abord apprendre à se regarder, a déclaré Moussa Touré

Nous avons rencontré Moussa Touré mardi, au lendemain de son arrivée à Maurice, et à quelques heures de la soirée inaugurale du festival Île Courts qu’il parraine. Ce réalisateur, scénariste et producteur sénégalais ne voit pas meilleure source d’inspiration que la réalité, même s’il connaît l’art de l’enchanter et de la rendre la plus touchante possible. Il présente demain matin une mas-ter class sous le titre « Le cinéma ça ne se décrète pas, ça s’apprend ! ». Ami de Youssou N’Dour, pa-rent de Wassis Diop et Joe Ouakam, fils spirituel de Djibril Mambéty et John Ford, ce cinéaste humaniste aime le silence des visages et trouve des idées de film à chaque rencontre. Il partage depuis plusieurs jours sa riche expérience avec de jeunes réalisateurs mauriciens. S’il est bien connu pour Toubab Bi, TGV et, tout récemment, La Pirogue qui a été remarqué à Cannes, les films qui lui sont chers sont des documentaires ancrés dans les réalités sociales des hommes et femmes du continent.
Votre dernier film, La Pirogue, qui a été ovationné au dernier Festival de Cannes sous la section Un certain regard, vient de recevoir le prix du public et celui de la mise en scène au Festival francophone d’Angoulême. Comment expliquez-vous ce succès ?
J’ai réalisé peu de fictions alors que je suis né dans la fiction. J’y ai travaillé en tant que technicien et j’ai fait deux films de fiction au début de ma carrière, Toubab Bi et TGV. Tous deux ont remporté beaucoup de succès. Je me suis arrêté puis j’ai fait beaucoup de documentaires qui ont eu eux aussi beaucoup de succès (rires). Alors quand je suis retourné à la fiction, je pense que j’étais devenu une nouvelle personne cinématographique. C’est-à-dire que je fais en même temps de la fiction et du documentaire.
Je crois que le succès de La pirogue émane de la nouvelle personne que je suis devenue en tant que metteur en scène. Mon regard a changé sur la vérité. Quand on est dans la fiction, on essaie d’aller le plus possible vers la vérité. En fait, la fiction c’est aller vers le rêve, dans l’irréel, pour s’approcher le plus possible du réel. Dans le documentaire on est dans le réel pour être dans le réel, point final !
Mais au départ la source d’inspiration est complètement réelle…
Oui mais quand vous êtes dans le réel, que vous voulez faire de la fiction, vous amenez le réel dans l’irréel. Quand on fait jouer des choses irréelles aux acteurs, c’est pour qu’ils s’approchent le plus possible du réel. Peut-être que le réel est ce qui touche le plus les gens. Et c’est vraiment le réel qui est présent dans La Pirogue. J’ai aussi changé ma manière de filmer, je vais plus à l’essentiel, là où les gens sont le plus touchés.
J’imagine que le sujet de ce film s’est imposé à vous…
Parfois il n’y a pas d’idée, le sujet s’impose. J’habite au bord de la mer. Je les vois de ma fenêtre ces gens qui partent en pirogue pour rejoindre la côte espagnole. Au retour, on les voit revenir à l’aéroport. Il n’y a pas à les chercher. Je connais aussi les mères qui pleurent leurs enfants. Elles sont là dans la rue. Ces sujets sont là, sous nos yeux, et ils nous disent : je suis là, faites-le.
Et pourquoi était-ce le bon moment ? Qu’est-ce qui a déclenché l’urgence de le faire ?
Par rapport à ce qui nous est arrivé avec l’alternance, à cause du gouvernement d’Abdoulaye Wade. C’est sous ce gouvernement que les jeunes sont partis. C’était un pouvoir excessif. Je donne une claque à la politique avec ce film. On était arrivé à un excès inconcevable et là, il fallait le faire.
L’essentiel du film se déroule sur une pirogue et en mer. Comment avez-vous négocié avec ces contraintes ?
Je suis un habitué. J’ai fait beaucoup de films dans des espaces clos de ce type. Un de mes derniers documentaires, 5 x 5, filme en huis clos un homme de 55 ans, avec cinq femmes et 25 gosses. Nous ne sommes jamais sortis dans la cour pour ce film. TGV se déroule dans un bus. Mon court-métrage qu’on connaît moins s’appelait Baram ou griller le poisson. Il montrait un père et un fils en pleine mer dans une petite pirogue. C’était encore plus difficile que le dernier. J’aime le clos car c’est un défi cinématographique. Je peux vraiment développer ma cinématographie dans ce genre d’endroit. J’aime beaucoup le silence, le silence des lieux clos, le silence des visages. Je suis très silencieux au niveau cinématographique.
Dans quelle disposition d’esprit faut-il être pour trouver de bonnes idées de film ? Puis ensuite, les valider. Quand sait-on qu’un film est bon et viable ?
Moi, je suis un petit solitaire. Mon regard se pose très souvent sur la vie des gens, sans pour autant insister. Je ne suis pas voyeur. En général, avant cela, il se pose déjà sur moi-même. C’est de cette manière que mes idées reviennent, car la plupart du temps ce qu’on va chercher sur l’autre, existe très souvent chez soi d’une manière ou d’une autre. Ma démarche vient de l’observation du quotidien. Elle relève du documentaire. J’ai dit un jour qu’il n’y avait qu’un petit fossé qui sépare la fiction et le documentaire. Et ce fossé est un film, tout simplement.
Je suis sensible à la vie de tous les jours des gens. Par exemple, ce matin (NdlR : mardi) j’ai discuté avec le jeune qui faisait ma chambre à l’hôtel. Il était jeune comme mon fils. Pour moi, c’est la plus grande discussion que j’ai eue jusqu’ici. Je lui ai demandé « comment ça va la vie ici ? ». Il m’a répondu : « Bah ça va ». Et je lui ai dit, mais vous êtes quand même loin de beaucoup de choses et en vrai, comment ça va ? « Vous savez ici on travaille beaucoup et on gagne peu. » Il m’a alors dit qu’il est payé 150 euros depuis six ans qu’il fait le même travail, que le grand problème consiste à avoir une maison ou une terre pour construire. Quand on est jeune, on aspire à la liberté, pas à rester chez ses parents. Déjà vous tenez l’idée d’un film qui arrive.
Mais quel est le bon moment ?
Il n’y a pas de bon moment. Le film est toujours là. Si je devais faire un film sur les sujets dont m’a parlé ce jeune homme, ce serait dans trois ans car il faut écrire, réunir l’argent, etc. Et puis il y a les films qui vous arrivent à travers les oeuvres littéraires. Dans une librairie ce matin, on m’a montré un livre en me disant que ça pourrait faire un beau film. Je vais lire ce livre sur les Chagos et voir si je peux l’adapter. Les écrivains ont un regard sur leur pays et généralement, on y trouve beaucoup de visuel. J’adapte alors le texte qui est le plus visuel et le plus fort pour moi.
Donc s’il n’est pas important pour vous de distinguer la fiction et le réel, êtes-vous cependant dans une optique particulière quand vous réalisez des documentaires ?
Je suis dans une optique qui consiste à raconter une histoire. Je suis en face d’un public et je lui raconte une histoire. Beaucoup de films qu’on appelle documentaires n’en sont pas, ils sont simplement des reportages d’actualité… C’est la fiction qui m’a appris à raconter des histoires. Quoiqu’il arrive, que j’arrive dans une réalité ou une fiction je suis obligé de raconter une histoire et je ne peux départager les deux. Quand vous construisez une fiction, vous allez essayer de vous approcher le plus possible de ce que vous avez en face. Quand vous allez voir un film, ce qui vous touche, c’est ce que vous avez en vous, c’est le réel non ? Quand vous voyez un personnage, tout de suite, vous vous comparez à lui sans pour autant le savoir. Et cette comparaison, vous la faites avec tout ce qui est vraiment réel en vous.
On connaît mal votre cinéma ici. On a surtout entendu parler de TGV et récemment de La Pirogue. Mais quels sont pour vous les trois films les plus importants de votre carrière ? Et pourquoi ?
Poussières de ville que je vais probablement présenter à la master class, un film que j’ai fait en Inde, Les yeux grand ouverts, et Nous sommes nombreuses qui parle du viol. Tous trois sont des documentaires. Le premier concerne les enfants de rue au Congo Brazzaville. Ces films ont permis à des gens d’ouvrir les yeux sur leur réalité. Je suis devenu persona non grata au Congo à cause de ce film. Je n’ai jamais été autant regardé qu’en Inde et j’ai connu ce pays avant les Indiens. Le premier film que j’ai vu dans mon enfance était Mangala, fille des Indes de Mehboob Khan. J’avais six ans et c’est ce qui m’a donné envie de faire du cinéma. Je connaissais bien des choses dans la Grande péninsule que les Indiens ne savent pas eux-mêmes. Ce film traite du regard entre personnes de différentes communautés, villes, pays et cultures.
Aimez-vous toujours le cinéma indien ?
Je vais très souvent en Inde. Leur cinématographie est languissante, mais elle est très forte. Quand Cannes a accueilli Devdas, ça a bousculé le cinéma en occident. Les Indiens s’amusent beaucoup avec le langage cinématographique. Ils sont très forts. Très souvent avant de faire un film, je regarde le même sujet réalisé en Inde, à Bollywood…
Quels sont vos maîtres de cinéma ?
Ils sont morts, je ne les ai jamais connus. La chevauchée fantastique ! John Ford est mon maître ! Point final ! John Ford sait créer des situations et diriger les acteurs. Il les met en avant, ce sont eux qui portent l’histoire. C’est un réalisateur d’acteurs. Ce qui m’intéresse c’est le personnage, la matière humaine.
Et sur le continent africain ?
Djibril Mambéty, point final ! Chez Ousmane Sembène, je suis touché par la mise en scène. Il est très fort pour les plans larges, placer une situation, faire passer une charrette, etc. Djibril est comme John Ford et s’intéresse aux personnages. J’ai travaillé avec tous ces gens-là. J’ai été façonné par le cinéma africain. On m’appelle le petit jeune ancien du cinéma africain parce qu’il m’a vu naître.
Dans un pays comme Maurice, qui n’a pas véritablement une histoire du cinéma contrairement au Sénégal, comment faire pour inventer son propre cinéma ?
Beaucoup de choses ont bien évolué cinématographiquement. Il faut apprendre la cinématographie, ça ne change pas. Mais le documentaire, le réel prend beaucoup de pouvoir dans le cinéma africain. Quelqu’un me cherche actuellement pour faire une fiction parce que j’ai fait du documentaire. Je suis venu à Maurice pour apprendre aux jeunes à se regarder. Le secret est là : pour avoir un nouveau cinéma, il faut d’abord apprendre à se regarder. Il faut se former au documentaire, probablement prendre une caméra et commencer en se filmant soi-même et montrer qui on est. On commence parce qu’on connaît le mieux.
Vous avez été président du jury de la section documentaires au Fespaco. Quelle évolution constatez-vous en termes de contenu et de qualité dans le cinéma africain ?
Les anciens ont vraiment bien évolué. Il y a deux jeunesses en Afrique. On dit aux jeunes qu’ils sont les meilleurs. Ceux qui sont anciens comme moi ont vraiment bien évolué et savent lier la nouvelle manière et ce qu’ils ont appris. L’Afrique est très documentaire quoiqu’il arrive.
Est-ce que les nouveaux médias, le numérique, ont facilité la diffusion, le partage et peut-être même la création ?
Le danger est là justement et serait que les jeunes croient qu’on fait du cinéma simplement en appuyant sur un bouton, alors qu’en réalité, il faut avant tout beaucoup de réflexion. On donne assez facilement les moyens de faire des films aux jeunes cinéastes, mais pas tellement les moyens d’apprendre. Avec mes jeunes stagiaires ici, en six jours, on diffusera à la clôture quelque chose qu’ils auront réalisé ici. La réflexion qu’ils doivent fournir va les rendre malades. Ce qu’ils vont filmer, je vais leur demander de commencer à le monter en filmant. Par exemple, je vais leur demander de se présenter visuellement en cinq minutes.
Ce stage n’était pas prévu au départ. Pourquoi avez-vous insisté pour le faire ?
En tant que parrain, je me dois de rencontrer les jeunes qui veulent faire du cinéma. Et puis je vais les suivre ensuite. Six jours, ce n’est qu’un petit début, mais c’est le début d’une grande aventure. Je visionnerai ce qu’ils vont filmer plus tard aussi.
Vous avez vous-même initié depuis neuf ans, un festival de cinéma qui marche bien, Moussa invite… Quel est votre secret pour déplacer les foules ?
C’est un festival en plein air, de théâtre, de musique et de documentaire. En fait, c’est parrainé par Youssou N’Dour et il accueille 8 000 personnes par jour durant six jours. Généralement, nous avons quand même des problèmes pour amener les jeunes à regarder les films. Mais il n’y a aucun problème pour les faire danser du rap. Le théâtre aussi est très populaire. J’ai trouvé la formule pour les déplacer, et ensuite, c’est magnifique de voir comme ils regardent les films. Nous programmons des films de jeunes réalisateurs, mais aussi nous invitons des personnalités du cinéma, de grands réalisateurs comme Claude Miller récemment, et nous offrons des formations, de la réflexion et un thème. Celui de cette année était le baobab. Dix films de cinq minutes ont été réalisés sur ce thème. L’année prochaine, nous aurons des jeunes du Brésil, quelques Suisses et des Colombiens. Je souhaite inviter deux jeunes Mauriciens aussi. Il y aura France 3, TV5 Monde, L’Express, etc.
Comment percevez-vous le cinéma de la région océan indien ?
Je suis allé à Madagascar en toute discrétion et j’ai pu constater que les jeunes cinéastes là-bas se débrouillent pas mal. La réflexion est différente. La manière dont les habitants des îles voient les choses est diamétralement opposée à la mienne. Ils regardent l’horizon différemment. L’angle, le rapport à l’espace, à l’horizon est vraiment autre. Peut-être parce qu’aussi, ils ne savent pas où ils sont… Ils ne sont pas à côté de quelque chose, d’un autre pays. Ils sont quelque part au milieu de la mer. Ce grand vide qui sépare Maurice de La Réunion et de Madagascar fait la différence. Je crois que ce fait d’être dans un vide, un vide plein, fait réfléchir les gens différemment.
Qu’apporte le changement de gouvernement sénégalais, avec aussi l’arrivée de Youssou N’Dour comme ministre de la Culture ?
Beaucoup de choses. Il faut savoir que le jugement pour détournements de fonds contre la fille et le fils d’Abdoulaye Wade va bientôt être prononcé. Quand je suis allé à Cannes pour La Pirogue, le ministre est venu, ils étaient tous là. Ils étaient là aussi à mon festival. Et j’ai plus d’aides pour la prise en charge.
Quels sont vos projets dans les mois qui viennent ?
Après le lancement de la diffusion en salle de La Pirogue en France, je devrais présenter un documentaire sur une pratique novatrice dans le domaine de la psychiatrie à Dakar. Dans mon prochain film qui s’intitule Au sommet de la montagne, je reviens sur l’Afrique oubliée, avec une histoire d’amour. Car derrière l’Afrique qui se modernise, il y a des villages avec des traditions très fortes. Dans ce film, nous avons deux peuples qui ont un passé historique pas très agréable, les Bassaris animistes fils du Caméléon, qui se sont retirés sur la montagne pour échapper à l’influence de l’autre peuple, conquérant, les Peuls qui sont musulmans. Je me suis inspiré d’Orfeu Negro pour ce film. La femme est Bassari et l’homme est Peul. Les deux peuples vont faire une fête où les deux héros vont s’aimer. Ils se donnent rendez-vous 20 ans après et se retrouvent à 60 ans. Je prépare ce film depuis huit ans et maintenant je sais que je vais pouvoir le tourner. J’ai choisi plusieurs des lieux en Éthiopie avec les Boro boro, au Kenya avec les Masaïs, au Cameroun, au Mali avec les Dogons, etc. Car ce sera vraiment un grand carnaval. Ce film est une synthèse, il me concerne profondément. C’est l’Afrique, vraiment l’Afrique…

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