INTERVIEW: La langue et la culture bhojpuri ont su se préserver en s’adaptant au contexte local, a déclaré Sarita Boodhoo

Sarita Boodhoo a été nommée récemment à la présidence de la Bhojpuri Speaker Union (BSU), juste récompense pour celle qui a consacré une bonne partie de sa vie à redonner leur dignité aux locuteurs du bhojpuri. « Je suis de ceux qui ont beaucoup milité pour que le bhojpuri rentre à l’école avec pour objectif qu’il soit valorisé comme langue de communication, d’écriture et de littérature », dit-elle. Dans un entretien qu’elle a accordé au Mauricien, elle donne à sa démarche une dimension historique « Nous prenions cette langue pour acquise et nous oublions qu’elle a été la langue de communication, celle de la peur et du complexe d’infériorité », affirme-t-elle. « J’ai constaté que les gens avaient honte de parler bhojpuri lorsqu’ils venaient en ville. Je me suis dit qu’il y a un travail à faire pour qu’ils aient confiance en leur identité, leur langue, leur art, leur culture… Il fallait donner leur dignité aux locuteurs de cette langue ».
Quel est le rôle de la Bhojpuri Speaking Union ?
La loi régissant les Speaking unions a pris effet en mai de l’année dernière. La BSU vient donner un statut légal au bhojpuri comme langue mais aussi à sa culture. Le bhojpuri est une langue qui n’a pas eu son dû au même titre que les autres. J’ai longtemps milité pour la promotion du bhojpuri. Cela a commencé dans les années 1980 avec la création du Bhojpuri Institute. Cela a été un long parcours avec des hauts et des bas mais avec le soutien des autres membres, j’ai continué. Nous avons réalisé beaucoup de projets dont un ballet, le Pani naiba, on a sorti une cassette… Cela a servi à la promotion et à la valorisation de la langue. La population a pris conscience qu’il y a une langue vibrante et dynamique qui fait partie de l’environnement linguistique de Maurice et qui y est bien ancrée.
Dans le temps, c’était une langue très populaire. Elle était parlée par tous, les boutiquiers chinois de même que les managers dans les plantations. C’était une langue parlée également par ceux qui ne partageaient pas la culture bhojpuri.
Malheureusement, elle était considérée comme une langue de campagnarde, de “bitation”. Il a fallu faire un gros travail pour une prise de conscience de son importance. Il existait un complexe d’infériorité de la langue.
Est-ce toujours le cas ?
Oui mais la BSU le met désormais sur un pied d’égalité avec les autres langues. Par conséquent, les gens se rendent compte qu’il s’agit d’une langue qui mérite la même considération que n’importe quelle autre. La BSU lui confère sa juste valeur.
Il y a un certain amour du bhojpuri au sein de la population. Il est comme une demi-soeur. Un gros travail a été accompli depuis les années 1980. Et aujourd’hui, avec cette reconnaissance étatique de la langue et de la culture bhojpuri et ma nomination à la tête de la BSU, j’ai les pleins pouvoirs et les infrastructures professionnelles et financières nécessaires pour mener à bien les projets.
Quels sont ces projets ?
Je vais d’abord faire un constat de ce que nous avons préservé du bhojpuri, de l’oralité et de l’écriture. Je rends ici hommage à ces centaines de femmes des villages et des villes qui ont su préserver sans aucune aide, aucun soutien et ce pendant des générations, le bhojpuri. Elles continuent à le chanter comme elles l’ont eu en héritage avec nos ancêtres. D’autres y ont apporté une touche de sophistication. Il y a quelques jours, j’ai écouté ces dames de Canot qui chantaient. Aujourd’hui, les danses sont plus travaillées. Le style de vêtements a changé également. Elles portent plus de bijoux. Il y a un gros travail qui est fait au niveau du visuel mais elles ont chanté des chansons typiques qui sont millénaires et que j’ai écoutées au Bihar et dans le Bhojpuri Belt, en Inde. Elles composent certes des chansons liées à la réalité mauricienne mais c’est sur le même rythme. Je leur rends hommage pour le travail accompli.
Nous allons faire un travail pour répertorier les groupes et leur donner les moyens pour qu’ils se professionnalisent. Il faut qu’ils soient fiers de cet héritage et qu’ils puissent le léguer à la jeune génération.
Quels sont les traits particuliers au bhojpuri mauricien ?
Lorsqu’un peuple migre, il y a inévitablement un déchirement. Aujourd’hui encore, c’est vrai. Quand on change d’environnement, tout change et il faut savoir s’adapter. Il y a 177 ans, nos ancêtres sont venus de l’Inde : du Tamil Nadu, du Maharashtra, du Gujrat et de tout le Bhojpuri Belt. Tous ces gens étaient entassés sur les établissements sucriers. Comme la majorité était du Bhojpuri Belt, leur langue était le véhicule de communication sociale. C’est ainsi que le bhoj est devenu une lingua franca à Maurice. Après 177 ans, de génération en génération, avec ceux qui sont nés ici, il y a une coupure avec l’Inde et la langue et la culture bhojpuri ont su se préserver en s’adaptant au contexte local. Elles se sont épanouies en empruntant des autres. Avec le temps, il y a eu un enrichissement du vocabulaire également. Par exemple, avec les nouveaux produits qui sont arrivés sur le marché au fil des années, il a fallu emprunter des noms des autres langues. C’est ainsi que le bhojpuri mauricien a développé son identité propre.
Les chansons typiques, quant à elles, ont été préservées et de nouvelles ont vu le jour avec des groupes comme les Bhojpuri Boys, le Baja Baje Group, entre autres. Ce sont des chansons propres à Maurice. Nous allons organiser un bhojpuri festival pour revaloriser ces artistes, que ce soit les groupes ou les femmes qui dansent et chantent sous les tentes à la veille des noces hindoues, pour le “gamat”. Ils ont travaillé plus ou moins seuls entre les années 1990 et 2000 pour sortir des albums, sur cassette ou CD. Ils ont un soutien du ministère des Arts et de la Culture. À la BSU nous allons les encadrer pour qu’ils puissent mieux se prendre en charge et produire encore plus de chansons. Nous allons faire venir des chanteurs chevronnés de l’Inde pour animer des ateliers de travail sur l’écriture des paroles et des rythmes.
Quel constat faites-vous de la production musicale mauricienne en bhojpuri ?
Elle est très riche. Auparavant, dans les mariages, on chantait en hindi et avec la mise en place du Bhojpuri Institute, avec la création de Pani Naiba, il y a eu un nouveau dynamisme. Les chanteurs sont devenus plus confiants et n’avaient plus honte.
Le bhojpuri a été introduit à l’école primaire en début d’année. Comment voyez-vous cette démarche du gouvernement ?
Je suis de ceux qui ont beaucoup milité pour que le bhojpuri entre à l’école avec pour objectif qu’il soit valorisé comme langue de communication, d’écriture et de littérature. Une fois dans le cadre scolaire, il prend une autre dimension, celle de la reconnaissance et il est bien ancré dans le système.
Peut-on parler d’une richesse littéraire du bhojpuri ?
Certainement ! Au niveau de la littérature il y a eu des centaines de productions. Comme je le disais plus tôt, un des premiers travaux que nous entamerons est de répertorier ce qui existe déjà. Il y a des centaines de pièces de théâtre qui ont été écrites à Maurice. D’ailleurs, les pièces de théâtre en bhojpuri ont été introduites au niveau national en 1982. C’était aussi le moment où les pièces en kreol ont été introduites pour les concours nationaux. Avant cela, les pièces produites étaient surtout en hindi, ourdou ou en hindoustani. Le Youth Drama Festival a donné un grand essor au bhojpuri. Depuis, tous les ans, il y a en moyenne entre 20 et 25 entrées. Tous les scripts sont là. Je demanderai aux groupes de venir de l’avant avec leurs scripts et on va travailler sur une anthologie qui sera publiée par la BSU.
Au niveau de l’écriture, j’ai moi-même beaucoup fait. Il y a aussi la contribution de Dimlalal Mohit, par exemple. Il a écrit des recueils de proverbes, de chansons et de comptines en bhojpuri. Il a aussi contribué à l’élaboration du manuel scolaire à l’intention des élèves du collège Basdeo Bissoondoyal, l’ex-Eastern College. Cela fait plus de dix ans que ce collège a introduit le bhojpuri et cela marche très bien. À l’époque, et la population et l’État n’étaient pas prêts à accepter cette langue à l’école. Les bhojpuriphones ont travaillé en isolation. La plupart d’entre eux ont écrit en hindi. Il y a 300 écrits en hindi à Maurice sous différentes formes : poésie, nouvelle, conte, roman… Le département de bhojpuri du Mahatma Gandhi Institute (MGI) a déjà publié une anthologie de poésies en bhojpuri. Suchita Ramdin a aussi fait un gros travail au niveau de ce département au MGI. Durant les années 1970-80, elle a compilé une collection de chansons de bhojpuri. Il y a plus de 30 ans, elle a aussi travaillé sur un dictionnaire avec des mots et des expressions qui ne sont plus utilisés de nos jours. Elle était le chef de département du MGI et avec d’autres membres du personnel, elle a sillonné l’île pour la collecte d’informations. Malheureusement, il y a eu des problèmes d’ordre techniques et le projet ne s’est pas concrétisé.
La tradition orale est très riche à Maurice. Nous avons l’intention d’organiser des concours d’élocution à l’intention des jeunes, avec le soutien des médias. Déjà, il y a pas mal de programmes audiovisuels sur les chaînes de la Mauritius Broadcasting Corporation (MBC). C’est vraiment un travail merveilleux.
Comptez-vous collaborer avec d’autres institutions ?
Certainement. Nous pourrons travailler en étroite collaboration avec le MGI, la MBC et les autres médias. Même au niveau de la publicité, je pense que la BSU pourra d’être d’un grand apport pour marketing des produits. Ce sera aussi une manière de valoriser la langue. Les jeunes sont d’ailleurs attachés au bhojpuri.
On a longtemps parlé du processus de déperdition du bhojpuri. Y aurait-il donc un regain d’intérêt de la part de la jeune génération ?
Oui, c’est un constat. En même temps, il est important de souligner que la langue n’est pas perdue. It is not a language lost situation. L’Unesco a créé un département pour promouvoir les langues et les cultures du monde comme patrimoine. Quelque 7 000 ont été répertoriées et certaines sont en état de se perdre parce qu’il n’existe aucune considération pour elles. Par exemple, aux îles Andaman, il y a une seule personne qui connaissait la langue bo. Elle est morte et la langue avec elle en 2010. Les anthropologues sont écoeurés que cette langue soit perdue et qu’on n’ait rien pu faire. À Maurice le bhojpuri est bien ancré et maintenant, il est entré à l’école. Le matériel a été élaboré pour le primaire. Maintenant, on travaille pour le niveau secondaire. On poursuivra ensuite jusqu’au tertiaire.
La BSU a l’intention de se mettre en contact avec des institutions indiennes comme le Bhojpuri Study Centre de Bénarès ou encore le Indira Gandhi Centre for Distance Learning pour offrir des cours.
J’ai déjà eu une rencontre avec le Chef ministre de Patna pour solliciter des aides de la Bhojpuri Academy. Il y a le professeur Ravi Kant Dubey qui était à Maurice.
Bref, avec l’apport de ces institutions, nous pourrons mettre en place des assises bien solides pour la promotion du bhojpuri. On pourra solliciter le soutien des linguistes et des académiciens du monde entier pour nous aider.
Nous fonctionnons sous le ministère des Arts et de la Culture mais nous allons beaucoup travailler avec le ministère de l’Éducation.
Pensez-vous que le bhojpuri puisse redevenir une langue véhiculaire à Maurice ?
Oui. Le bhojpuri pourra revenir. Une langue est un moyen de communication sociale et nous permet d’exprimer ce que nous ressentons au fond de nous-même. Même s’il ne sera pas utilisé couramment, il aura sa place dans la société.
Au niveau de la diaspora indienne – Afrique du Sud, Fidji, Réunion, Singapour, Malaisie, Trinidad… – les deuxièmes générations des immigrants ont eu à coeur le bhojpuri. Elles font aussi beaucoup pour le préserver dans leurs pays respectifs.
On ne peut pas vivre de pain et de beurre. L’âme est nourrie de littérature, de poésie… et la jeunesse en a bien besoin. Aujourd’hui, il existe des réseaux sur internet pour apprendre la langue et partager une même culture avec les autres. On peut aussi faire venir des films à Maurice. Les films bhojpuri prennent de l’ampleur en Inde.
Y aura-t-il une collaboration avec les autres Speaking Unions ou centres culturels ?
Oui. Il n’y a pas eu beaucoup d’échanges jusqu’à présent mais je pense qu’on pourra faire beaucoup de choses ensemble y compris des manifestations interculturelles. Pour partager la richesse du bhojpuri avec les autres, il faut avoir la passion, l’amour et bien sûr un projet bien structuré et l’encadrement voulu pour aller de l’avant
Maintenant que la présidente de la BSU est connue, quelle est la prochaine étape ?
La mise en place du conseil exécutif. Il y aura quarante membres. Il faudrait ensuite qu’on trouve un site pour opérer. Le premier travail sera l’organisation du bhojpuri festival et on aura une approche inclusive avec la participation de tous, organisations non gouvernementales, ministères, collectivités locales. Le festival comptera par exemple un concours d’écriture, un food festival, un défilé de mode, des expositions et des ventes de livres…
Qu’est-ce qui vous a poussé à ce travail de valorisation du bhojpuri ?
Je suis née à Port-Louis, et dans l’enceinte familiale on parlait le bhoj. Avec les amis, les cousins et cousines, on parlait kreol. Mais il y avait toujours l’amour pour la langue maternelle. Mon père m’envoyait apprendre l’hindi aux Salines. Quand je suis rentrée de mes études de l’Inde avec une licence de géographie en poche, j’ai fait la connaissance du Swami Krishnanand. C’était vers 1967-1968. Il a fait un travail immense pour donner des formations aux jeunes des régions rurales. J’ai intégré ce mouvement. Il n’y avait pas de filles dans ces formations à l’époque. J’ai suivi un cours de leadership. Quand je suis allée dans les villages, c’était un tout autre univers. Un univers extraordinaire. Les gens autour de moi parlaient bhojpuri. J’ai dû m’adapter et j’étais enchantée de voir cette richesse avec les dames qui chantaient dans les mariages.
Nous prenions cette langue pour acquise et nous oublions qu’elle a été la langue de communication, celle de la peur et du complexe d’infériorité. Et toute la culture bhojpuri subissait cette même humiliation. Plus de 150 ans après leur arrivée à Maurice, on n’acceptait toujours pas leur manière de s’habiller, de manger avec les doigts… J’ai constaté que les gens avaient honte de parler bhojpuri lorsqu’ils venaient en ville. Je me suis dit qu’il y avait un travail à faire pour qu’ils aient confiance en leur identité, leur langue, leur art, leur culture… Il fallait donner leur dignité aux locuteurs de cette langue. Ils avaient besoin d’un encadrement. Aujourd’hui encore, j’ai le sentiment qu’il n’est pas bien accepté et je crois que la BSU lui a donné plus de respect et de dignité. Comme pour l’ourdou et l’hindi, il a fallu beaucoup se battre pour sa reconnaissance.

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